Terralaboris asbl

Irrecevabilité d’une action devant les juridictions du travail belge en l’absence de respect de l’obligation de conciliation figurant dans le droit étranger applicable au contrat

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 28 mai 2024, R.G. 2017/AB/1.011

Mis en ligne le jeudi 16 janvier 2025


Cour du travail de Bruxelles, 28 mai 2024, R.G. 2017/AB/1.011

Terra Laboris

Résumé introductif

En vertu du Règlement dit « Rome I », si les parties au contrat peuvent faire choix de la loi applicable, le travailleur ne peut être privé de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi qui à défaut de choix lui auraient été applicables.

Si les parties n’ont pas fait choix d’une loi déterminée, la loi applicable est celle du lieu habituel d’exécution du travail et, à défaut, celui où est situé l’établissement qui a embauché le travailleur.

Le choix du lieu habituel d’exécution du travail est un critère qui a été préféré à celui du lieu d’embauche, aux fins de protéger adéquatement le travailleur.

L’article 289 du Code du travail congolais est un préalable à la saisine du juge et n’empêche pas le travailleur de saisir le juge belge (devant cependant être respectée l’obligation de conciliation devant l’inspecteur du travail, qu’il contient).

Dispositions légales

  • Règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, dit Règlement « Rome I » - articles 3, 8 et 9
  • Code du travail congolais – articles 298 et 299

Analyse

Faits de la cause

Une ASBL dont l’objet social est l’organisation d’un enseignement de régime belge en République Démocratique du Congo - enseignement conforme aux normes et programmes de la Communauté française et de la Communauté flamande - signe en mai 2012 un contrat de travail à durée déterminée d’un an avec une enseignante, alors occupée dans un établissement d’enseignement en Belgique.

En vertu de ce contrat, celle-ci doit prester à Lubumbashi, dans un régime de 24 heures par semaine pour l’année académique 2012–2013.

Ayant sollicité sa mise en disponibilité, elle ne perçoit dès lors plus de traitement d’attente pour son occupation en Belgique.

Le contrat entre les parties reprend une ancienneté de 27 ans pour l’échelle barémique de la rémunération ainsi que divers avantages (billets d’avion, prime de vie chère, prise en charge d’une partie de son assurance retraite sécurité sociale, logement de fonction et indemnité compensatoire de congé versée à la fin du mois de juin).

Le contrat est soumis au droit congolais et donne compétence aux tribunaux belges en cas de litige.

En cours de prestations, l’intéressée s’informe à propos de sa situation fiscale et reçoit une réponse confirmant que ses revenus devaient être déclarés dans le pays d’occupation.

Le contrat ne sera pas renouvelé.

Un décompte final des sommes versées est signé pour solde de tout compte fin juin.

De retour en Belgique, l’intéressée s’y redomicilie.

Le fisc belge l’informe, en avril 2014, que, ayant toujours eu la qualité d’habitante du Royaume, ses revenus doivent être soumis à l’IPP. Pour le fisc belge, la durée du séjour en RDC a été inférieur à 24 mois, qui est le minimum prévu par le CIR 92 pour ne plus être considéré comme habitant du Royaume.

Vu la notification d’un avis rectificatif, l’intéressée se retourne vers l’ASBL, qui estime ne pas devoir prendre en charge la régularisation, considérant ne pas être tenue de verser un précompte professionnel à l’administration fiscale belge.

Les relations s’enveniment et l’intéressée est mise en demeure d’arrêter son « dénigrement » à l’égard de l’ASBL, qui lui réclame alors 30 000 € de dommages et intérêts.

Rétroactes de procédure

Une procédure est introduite devant le tribunal du travail de Dinant le 23 juillet 2014, sollicitant le remboursement des majorations fiscales demandées par le fisc.

Par jugement du 4 janvier 2016, celui-ci admet que les juridictions belges sont compétentes eu égard au siège social de l’employeur. Il renvoie la cause devant le Tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles, qui rend un jugement de changement de langue le 24 mai 2016.

L’examen de la cause est poursuivi devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui, par décision du 24 octobre 2017, déclare l’action irrecevable, le Code du travail congolais prévoyant en son article 298 une conciliation obligatoire devant l’inspecteur du travail du lieu d’exécution, qui n’est pas intervenue.

Evolution du dossier fiscal

L’intéressée reçoit des avertissements extraits de rôle pour les années 2012 et 2013, demandant paiement à très bref délai d’un montant global avoisinant 6 000 €.
Elle introduit une réclamation contre ceux-ci, réclamation qui est rejetée le 6 mars 2015.

De nouveaux avertissements sont encore adressés, eu égard aux revenus congolais, qui sont ajoutés aux autres revenus belges.

Une procédure est introduite devant le Tribunal de première instance de Namur (chambre fiscale) le 20 avril 2015 au sujet de la taxation en Belgique des revenus congolais.

À l’heure où la cour tranche, cette affaire n’est pas vidée, les juridictions attendant l’issue d’un pourvoi devant la Cour de cassation formé par un collègue dans la même situation et qui a été débouté de son propre recours par un arrêt de la Cour d’appel de Liège du 18 novembre 2019.

Finalement, un montant de l’ordre de 25 000 € est saisi par le fisc sur le produit d’un bien que l’intéressée a mis en vente.

La décision de la cour du travail du 28 mai 2024

La cour reprend brièvement la position des parties.

L’appelante considère que le tribunal aurait dû appliquer les règles de droit belge, la relation de travail présentant des liens plus étroits avec la Belgique (recrutement en Belgique, conditions de travail, programmes belges, vacances belges, signature du contrat en Belgique entre deux Belges, taxation en Belgique, sécurité sociale payée à une organisation étatique belge, …).

Elle estime également qu’il a été fait une mauvaise application du droit congolais. L’article 298 du Code du travail est une disposition de droit procédural et, dès lors que le juge belge s’est déclaré compétent, il fallait appliquer le droit procédural belge et non le droit procédural congolais, renvoyant ici à un jugement du Tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles du 11 juin 2018 (Trib. trav. néerl. Bruxelles, 11 juin 2018, R.G. 15/2.350/A – inédit) rendu à propos d’un collègue.

Pour l’ASBL (qui abandonne une demande reconventionnelle de dommages et intérêts), il y a lieu de confirmer le jugement.

La cour annonce dès lors qu’elle procédera à l’examen successif de la question de la loi applicable au contrat et, ensuite, si le droit congolais est celui qui régit la loi des parties, de la portée de l’article 298 du Code du travail congolais aux fins de déterminer si l’action est recevable, le fond venant alors.

La loi applicable à la relation de travail est régie par la Convention de Rome du 19 juin 1981 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (introduite en droit belge par la loi du 14 juillet 1987), incorporée, pour ce qui est des contrats conclus à partir du 17 décembre 2009, au Règlement dit « Rome I », étant le Règlement n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles.

La cour en reprend les articles 3.a., 8 et 9.

L’article 3 pose le principe de la liberté du choix des parties, les spécificités du contrat de travail étant abordées à l’article 8, qui, s’il confirme celui-ci, contient une restriction, étant que le travailleur ne peut être privé de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi, dispositions qui à défaut de choix lui auraient été applicables.

Si les parties n’ont pas fait choix d’une loi déterminée, la loi applicable est celle du lieu habituel d’exécution du travail et, à défaut, celui où est situé l’établissement qui a embauché le travailleur.

S’il résulte cependant de l’ensemble des circonstances que le contrat présente des liens plus étroits avec un autre pays, c’est la loi de celui-ci qui s’applique.

La cour souligne que le choix du lieu habituel d’exécution du travail est un critère qui a été préféré à celui du lieu d’embauche, étant d’ailleurs essentiel aux yeux de la Cour de justice, aux fins de protéger adéquatement le travailleur.

Elle pointe également à propos de l’article 8.3. (relatif à l’existence de liens plus étroits avec un autre pays) que ce critère ne doit pas, pour la Cour de justice, conduire à l’application dans tous les cas de figure de la loi la plus favorable (rappelant ici C.J.U.E., 12 septembre 2013, Aff. n° C-64/12 (SCHLECKER c/ BOEDEKER), EU:C:2013:551). La cour rappelle également la place des lois de police du for, telles que prévues à l’article 9 du Règlement.

En l’espèce, le choix des parties est clair et n’a pas été vicié. Il ne prive pas l’intéressée de la protection des dispositions impératives de la loi.

La cour rejette ensuite les critères invoqués par l’appelante concernant les liens étroits avec la Belgique, concluant sur ce point que les liens sont aussi forts avec la RDC.

Pour ce qui est des impôts, la question posée, étant le dédommagement eu égard à l’absence de précompte professionnel, ne semble pas viser une loi de police, l’article 1382 du Code civil n’étant pas pénalement sanctionné. L’employeur ayant payé la rémunération contractuellement fixée, la cour estime par ailleurs que le litige ne peut s’appuyer sur la loi concernant la protection de la rémunération.

Elle poursuit en passant à l’examen de l’article 298 du Code du travail congolais. Cet article dispose que les litiges individuels ne sont pas recevables devant tribunal du travail s’ils n’ont été préalablement soumis à la procédure de conciliation, à l’initiative de l’une des parties, devant l’inspecteur du tribunal du travail du ressort. L’article 299 prévoit que cette procédure est interruptive du délai de prescription et les dispositions suivantes concernent le déroulement de la procédure devant l’inspecteur du travail saisi d’un litige individuel.

Examinant la jurisprudence invoquée par l’appelante, étant le jugement du tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles du 11 juin 2018 (cité), qui a considéré qu’il s’agit d’une règle de droit procédural congolais et qu’il n’y avait pas à s’y conformer, vu le choix des parties de soumettre le litige aux tribunaux du travail belge, qui appliquent le droit procédural belge (lex fori) en ce compris la tentative de conciliation de l’article 734 du Code judiciaire, la Cour ne partage pas cette interprétation.

Sa conclusion est que la règle prévue par l’article 298 n’a pas pour effet de priver le travailleur concerné de saisir le juge belge, qui appliquera les règles de compétence et de procédure belge. Il s’agit d’un préalable à la saisine du juge, qui ne prive donc pas le justiciable d’accès à son juge naturel.

L’action est dès lors jugée irrecevable, cette formalité n’ayant pas été respectée.

L’appelante est condamnée aux dépens.

Intérêt de la décision

Cet arrêt a été rendu sur avis contraire de M. l’Avocat général, qui considérait que le passage préalable devant l’inspection du travail en RDC était contraire à l’article 13 de la Constitution belge, qui prévoit que nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne.

L’on notera par ailleurs les deux solutions intervenues sur le point de savoir si l’article 298 du Code du travail congolais est une règle de droit procédural ou non.


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