Commentaire de C. trav. Anvers (div. Anvers), 19 juin 2024, R.G. 2023/AA/231
Mis en ligne le jeudi 16 janvier 2025
Cour du travail d’Anvers, division Anvers, 19 juin 2024, R.G. 2023/AA/231
Terra Laboris
Résumé introductif
Les indemnités d’incapacité de travail couvrent le dommage consistant en la perte ou la réduction de la capacité d’acquérir, par son travail, des revenus pouvant contribuer aux besoins alimentaires. Ce n’est dès lors pas la perte de revenus concrets elle-même qui est réparée.
Dans le régime de l’assurance maladie et invalidité, la victime n’a droit à des prestations que dans la mesure où son préjudice n’a pas été réparé d’une autre manière.
Le fait que le jugement en droit commun qualifie l’indemnisation de perte d’une chance du dommage futur capitalisé n’a pas pour conséquence qu’il y ait autorisation de cumul, dans la mesure où les deux indemnisations réparent le même dommage.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Un assuré social fut victime d’un accident de la route.
Un premier jugement du tribunal de police d’Anvers, division Turnhout, du 19 octobre 2015, retint un partage de responsabilité à concurrence de deux tiers pour lui-même et d’un tiers pour un autre conducteur.
Un second jugement, rendu le 9 juin 2020, l’indemnisa pour la perte d’une chance de revenus futurs, tenant compte de ce partage de responsabilité. Il perçut un montant de 196 785,23 € (étant le tiers du capital correspondant).
Parallèlement, et ce jusqu’au 26 octobre 2020, il bénéficia d’indemnités de mutuelle complètes, celles-ci étant de 2 261,25 €, montant réduit à partir du 25 novembre 2020. La mutuelle demanda à ce moment, en outre, la récupération des indemnités versées pour la période du 3 au 31 octobre 2020 au motif de la perception d’une rente d’accident du travail, et ce en application de l’article 136, § 2 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994, l’indemnité en AMI devant être réduite à due concurrence eu égard à ladite rente.
Une contestation intervint, l’organisme assureur AMI maintenant cependant sa position.
La procédure
Une procédure fut dès lors introduite le 26 janvier 2021 devant le Tribunal du travail d’Anvers, division Turnhout.
Un jugement de réouverture des débats fut rendu le 10 mars 2022, en vue de permettre aux parties de déposer les éléments relatifs à l’indemnisation dans le cadre du litige avec le tiers responsable et de permettre à la mutuelle de donner des explications quant à la méthode appliquée pour calculer la réduction du montant de l’indemnité.
Le tribunal statua par jugement du 8 juin 2023.
Il accueillit la demande originaire, annulant la décision administrative (celle-ci contenant une erreur dans sa motivation de fait vu qu’il ne s’agissait pas d’un accident du travail) et dit pour droit que l’indemnité de mutuelle devait être réduite mais à partir du 1er décembre 2020 uniquement.
Appel fut interjeté par l’assuré social.
La position des parties devant la cour
Par voie de conclusions, l’appelant sollicite la réformation partielle du jugement, étant uniquement à propos de l’application de la règle de cumul, demandant le paiement de l’indemnité de mutuelle complète et la condamnation de l’intimée aux arriérés, à majorer de l’intérêt légal au taux applicable en matière sociale à partir du dépôt de la requête.
Quant à la mutuelle, elle forme un appel incident, sollicitant la réformation du jugement en ce qu’il a annulé la décision administrative, dont il demande la confirmation, ainsi que la condamnation au paiement de l’indu.
La décision de la cour
La cour examine en premier lieu l’argument tiré du défaut de motivation de la décision, au sens de l’article 2 de la loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs. La décision se réfère en effet à un accident du travail et à une rente perçue dans ce cadre. Dans la mesure où il n’y a pas d’accident du travail en l’espèce, la décision contient un défaut de motivation de fait et elle doit dès lors être annulée. La cour confirme la position du premier juge sur ce point, qui s’est substitué à la mutuelle.
Elle en vient à la question du cumul.
Il s’agit d’une matière visée à l’article 136, § 2 de la loi coordonnée le 14 juillet 1994. Le principe de la disposition est l’interdiction de cumul d’indemnités pour la réparation du même dommage.
Après le rappel de l’article 100, § 1er, alinéa 1, de la loi, la cour reprend l’enseignement de la Cour de cassation dans son arrêt du 21 novembre 1994 (Cass., 21 novembre 1994, C. 94.0073.N), selon lequel les indemnités d’incapacité de travail (allouées en vertu de la loi du 9 août 1963) couvrent le dommage qui consiste en la perte ou la réduction de la capacité d’acquérir, par son travail, des revenus pouvant contribuer aux besoins alimentaires. Ce n’est dès lors pas la perte de revenus concrets qui est réparée.
En l’espèce l’intéressé a été indemnisé pour la perte d’une perte d’une chance de pouvoir se procurer des revenus par son travail.
Pour la cour, c’est à tort qu’il soutient que les indemnisations seraient cumulables.
Elle rejette que soit applicable à l’espèce la jurisprudence de la Cour de cassation en son arrêt du 23 septembre 2013 (Cass., 23 septembre 2013, J.T.T., 2013, page 493) (à propos de la perte d’une chance), arrêt suite auquel la juridiction de renvoi, étant la Cour d’appel de Gand, a interrogé la Cour constitutionnelle.
Celle-ci a, par arrêt du 30 mars 2017 (C. Const., 30 mars 2017, n° 42/2017) conclu que l’article 136, § 2, de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994, viole les articles 10 et 11 de la Constitution, dans la mesure où il écarte la prise en considération de l’indemnisation du dommage résultant de la perte d’une chance, tel que résultant des articles 1382, 1383 et 1384 du Code civil.
La Cour constitutionnelle a motivé sa décision en rappelant notamment que dans le régime de l’assurance maladie et invalidité, la victime n’a droit à des prestations que dans la mesure où son préjudice n’a pas été réparé d’une autre manière. Ce principe vise à éviter, d’une part, que la communauté supporte des coûts occasionnés par un tiers responsable et, de l’autre, que les ayants droit cumulent de manière injustifiée des indemnités d’incapacité de travail avec une indemnisation de droit commun.
Elle précise qu’une interprétation des dispositions en cause conforme à la Constitution ne permet pas une définition autonome du dommage que constitue la perte d’une chance. Il appartient au législateur de prendre cette composante du préjudice indemnisable en considération « en permettant la subrogation des organismes assureurs en ce qui concerne l’indemnisation d’une chance perdue ou en prévoyant un droit au remboursement des indemnités qu’ils ont octroyées, à concurrence de l’indemnisation de droit commun accordée à l’assuré du fait de la chance définitivement perdue. Dans l’attente de l’intervention du législateur, il appartient au juge d’autoriser, selon les circonstances, la subrogation précitée ou le droit au remboursement précité ».
En l’espèce, la cour du travail, rejoignant en cela le ministère public, considère que les deux indemnisations réparent le même dommage. Le fait que le jugement en droit commun qualifie l’indemnisation de perte d’une chance du dommage futur capitalisé n’a pas pour conséquence qu’il y ait autorisation de cumul. La décision du juge de police, qui a d’ailleurs visé l’article 136, § 2, de la loi coordonnée, conforte cette conclusion.
Il y a dès lors lieu, pour la cour, d’appliquer la règle d’interdiction de cumul.
Enfin, l’assuré fait valoir l’article 17 de la Charte de l’assuré social afin d’éviter la rétroactivité de la mesure. La cour, partageant toujours l’avis du ministère public, considère qu’il n’y a pas eu de faute au sens de l’article 17 de cette loi, une application correcte ayant été faite de la réglementation dans la décision administrative du 20 novembre 2020.
L’erreur dans la motivation de fait de la décision, qui a erronément renvoyé à un accident du travail et à la rente qui aurait été perçue dans ce cadre, n’enlève rien au fait que les droits de l’intéressé ont été déterminés correctement. Il n’y a dès lors pas lieu d’appliquer la règle de non-rétroactivité de l’article 17 de la Charte.