Commentaire de C. trav. Bruxelles, 3 juin 2024, R.G. 2022/AB/323
Mis en ligne le mercredi 29 janvier 2025
Cour du travail de Bruxelles, 3 juin 2024, R.G. 2022/AB/323
Terra Laboris
Dans un arrêt du 3 juin 2024, la Cour du travail de Bruxelles écarte la règle de limitation du cumul entre une prestation d’accident du travail et une pension de survie étrangère, au motif du caractère discriminatoire de celle-ci, qui contrevient aux articles 10 et 11 de la Constitution.
Les faits
Suite à un accident du travail mortel, un accord-indemnité fixa les rentes de la veuve et des trois enfants, accord qui fut entériné par Fedris le 7 septembre 2016.
La veuve communiqua les renseignements demandés en ce qui concerne ses droits en matière de pension, faisant état d’une pension de survie versée pendant deux ans (avril 2016 – mars 2018), cette pension étant temporaire, vu qu’elle n’avait pas l’âge pour bénéficier d’une pension de survie permanente.
Le tribunal du travail francophone statua, par jugement du 7 mars 2017, sur le tiers en capital de la valeur de la rente viagère, qui fut alloué à l’intéressée.
Le mari ayant eu un morceau de carrière en Italie, l’INPS (Istituto nazionale de la Previdenza soziale) informa l’intéressée de l’octroi en sa faveur avec effet rétroactif d’une pension de survie. Il s’agissait d’un montant de l’ordre de 235 € par mois, les arriérés depuis le 1er mai 2016 étant également payés.
Le 24 juillet 2020, Fedris adressa un nouveau formulaire concernant la pension et l’intéressée signala alors le bénéfice d’une pension de survie italienne depuis avril 2018.
Fedris l’informa le 14 octobre 2020 que, vu l’octroi d’une pension depuis le 1er avril 2018, il y aurait application des mesures de cumul partiel et que les prestations d’accident du travail seraient en conséquence diminuées et payées désormais par son intermédiaire à partir du 1er novembre 2020.
L’assureur avisa l’intéressée du transfert d’une rente brute (652,32 €) à partir de la même date en application de l’arrêté royal du 12 décembre 2006 portant exécution de l’article 42bis de la loi du 10 avril 1971 et confirma que les versements ultérieurs interviendraient par l’intermédiaire de Fedris.
Le 2 décembre 2020, Fedris procéda à une décision de révision du montant payé, précisant qu’avant la mise à la pension elle bénéficiait d’une rente indexée et qu’à partir de la prise de cours de celle-ci elle aurait droit à un montant maximum fixé forfaitairement, ce montant maximum étant diminué de la partie de la rente payée en capital. Ce montant étant inférieur à ce qui était payé, Fedris réclamait pour la période du 1er avril 2018 au 31 octobre 2020 un indu de 17 079,52 €.
Lui était encore précisé qu’à partir du 1er novembre elle percevrait un montant mensuel net de 139,48 €.
Rétroactes de la procédure
Un recours fut introduit devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Par ailleurs l’intéressée ayant fait une demande d’exonération, Fedris renonça à la récupération de l’indu en application de l’article 70 de la loi du 10 avril 1971.
En conséquence, le tribunal considéra la demande sans objet.
L’intéressée introduisit néanmoins une requête d’appel.
Parallèlement, afin de d’éviter les effets négatifs du cumul, elle adressa à l’INPS une lettre par laquelle elle renonçait à la pension de survie (qu’elle n’avait d’ailleurs jamais demandée). L’institution italienne lui répondit qu’elle ne pouvait accéder à sa demande.
Position des parties devant la cour
L’appelante conteste que la demande soit devenue « sans objet ». Elle demande non seulement l’annulation de la décision de Fedris mais également que le montant de la rente ne soit pas réduit en application des règles de cumul (rente pour accident du travail et pension de survie étrangère).
Elle plaide que le système de limitation forfaitaire du montant de la rente en cas de cumul est contraire au principe de non-discrimination consacré par les articles 10 et 11 de la Constitution lus à la lumière de l’article 14 de la C.E.D.H. et de l’article 1er de son Premier protocole additionnel. En effet, deux catégories de bénéficiaires se trouvant dans une situation comparable seraient traitées d’une manière différente, étant (i) le bénéficiaire d’une rente qui par ailleurs perçoit une pension de retraite ou de survie dont le montant est inférieur à la différence entre le montant initial de la rente et le montant forfaitaire de cette rente en cas de cumul et (ii) le même bénéficiaire qui ne perçoit pas de pension de retraite ou de survie mais perçoit en définitive une prestation supérieure à ce que perçoit le premier bénéficiaire en cumulant sa rente et sa pension.
Cette différence de traitement ne repose, selon elle, sur aucun critère légitime et est totalement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi. Le principe de proportionnalité voudrait, selon elle, que la limitation de la rente n’intervienne au maximum qu’à concurrence du montant de la pension perçue.
Elle renvoie à la solution figurant dans le règlement n° 883/2004/CE portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, qui prévoit en son article 53, § 3, d) qu’en cas d’application des clauses anti cumul, la prestation ne peut être réduite que dans la limite du montant des prestations ou revenus de même ou de différente nature conformément à la législation d’autres États membres ou de revenus acquis dans d’autres États membres.
L’appelante demande en conséquence à la cour d’écarter l’article 2 de l’arrêté royal, la rente lui revenant ne pouvant être réduite en raison de la perception d’une pension de survie et la décision de Fedris devant être annulée.
Quant à Fedris, elle demande la confirmation de cette décision, étant que les prestations doivent être réduites du fait du cumul avec la pension de survie. Elle rappelle l’historique des règles de cumul et considère que les deux catégories ne doivent pas être comparées et que quand bien même il y aurait une discrimination, celle-ci revêt en tout état de cause un caractère raisonnable et légitime en raison de l’objectif poursuivi, qui est l’équilibre budgétaire de la sécurité sociale.
La décision de la cour
La cour fait un important rappel en droit de la question du cumul de la rente d’accident du travail avec une pension de survie.
Elle reprend le texte de l’article 42bis de la loi, dont elle rappelle qu’il a été introduit dans la loi sur les accidents du travail par une loi du 2 juillet 1981, s’agissant, selon les travaux préparatoires, de poursuivre un objectif d’économies dans le secteur. La mise en œuvre de cette disposition est actuellement réalisée par un arrêté royal du 12 décembre 2006, dont la cour rappelle l’article 2.
Celui-ci dispose que les indemnités annuelles ou les allocations sont diminuées jusqu’aux montants fixés à l’article 5 de l’arrêté royal du 10 décembre 1987 concernant les allocations à partir du premier jour du mois à partir duquel existe un droit à une pension de retraite ou de survie en vertu d’un régime belge ou étranger. En outre, le montant auquel la victime ou l’ayant droit peut encore prétendre conformément à la règle ci-dessus est diminué de la partie de la valeur de la rente payée en capital.
Les plafonds permettant de déterminer si le bénéficiaire a droit à une allocation supplémentaire sont fixés à l’article 5 de l’arrêté royal du 10 décembre 1987, étant un montant de 2 903,52 € pour le conjoint survivant.
Un rappel est ensuite fait des principes d’égalité et de non-discrimination inscrits aux articles 10 et 11 de la Constitution, avec renvoi à la doctrine autorisée et à la jurisprudence de la Cour de cassation (dont Cass., 22 juin 2020, S.18.0017, rendu à propos de l’aggravation des séquelles d’un accident dans le secteur public et où elle fait la comparaison entre les deux secteurs).
La cour du travail constate que l’application de la règle de la limitation de cumul place l’intéressée dans une situation plus défavorable que celle dans laquelle se trouve le bénéficiaire d’une prestation d’accident du travail identique qui ne disposerait pas d’une pension de survie.
Celui-ci ne doit en effet supporter aucune limitation de la rente (en l’espèce 626,96 €) tandis que l’intéressée ne peut plus compter que sur un montant cumulé de 375,45 €.
La discrimination est avérée.
Le critère de distinction est objectif, étant l’ouverture d’un droit à une pension de retraite ou de survie en vertu d’un régime belge ou étranger.
La cour vérifie dès lors si la différence de traitement est raisonnablement justifiée au regard du but et des effets de la mesure.
Elle conclut que la distinction n’est pas raisonnable eu égard aux objectifs (réaliser une économie budgétaire et éliminer les disparités et les discriminations entre bénéficiaires de prestations sociales). S’il y a nécessairement réalisation d’une économie budgétaire, l’aptitude de la mesure à éliminer les disparités et les discriminations est, pour la cour, « sérieusement discutable ».
En outre, il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les buts visés.
La disposition n’est dès lors pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution lus ou non en combinaison avec les dispositions visées de la CEDH.
En conséquence, la cour annule la décision et rétablit l’intéressée dans son droit aux prestations d’accident du travail sans aucune limitation due au cumul avec sa pension italienne.
Intérêt de la décision
Dans cette vérification de l’existence d’une discrimination entre bénéficiaires de prestations d’accident du travail, la cour a comparé parmi les bénéficiaires dont la rente est identique (avant toute application de la règle de l’article 2 de l’arrêté royal du 12 décembre 2006) les bénéficiaires d’une prestation d’accident du travail qui ne disposent pas de revenus de pension de survie et ceux qui en disposent.
Ceux qui n’en disposent pas ne supportent aucune limitation de leur rente qui resterait, dans l’hypothèse examinée, de 626,96 €. Après application de la règle de cumul, seul est perçu (toujours dans cette hypothèse) un montant cumulé de 375,45 €. Les bénéficiaires d’une prestation d’accident du travail qui ont droit à une pension de survie sont dès lors discriminés.
Si la cour a admis un critère de distinction objectif (ouverture du droit à une pension de retraite ou de survie). Elle a conclu que celui-ci ne repose pas sur une justification raisonnable eu égard aux objectifs poursuivis et aux effets de la mesure.
La cour a également rappelé l’arrêt du 9 février 2000 de la Cour constitutionnelle (alors Cour d’arbitrage – n° 18/2000), selon lequel le législateur, soucieux de maîtriser les dépenses, est libre d’apprécier, compte tenu de la finalité des différentes allocations et (en l’espèce) l’équilibre financier à assurer dans les divers secteurs de la sécurité sociale, si et le cas échéant dans quelle mesure le cumul peut être autorisé. Il ne peut cependant méconnaître le principe d’égalité et de non-discrimination.