Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 24 mai 2024, R.G. 2024/AL/17
Mis en ligne le mercredi 29 janvier 2025
Cour du travail de Liège (division Liège), 24 mai 2024, R.G. 2024/AL/17
Terra Laboris
Résumé introductif
Les délais de recours au sens de l’article 14 de la Charte de l’assuré social visent également les délais de prescription, qui doivent ainsi être considérés comme délais de recours au sens de cette disposition.
En conséquence, à défaut pour la décision administrative d’octroi ou de refus des prestations de faire référence à ce délai, celui-ci ne prend pas cours.
En tant que mode de d’extinction de l’action et d’exigibilité des droits qu’elle tend à mettre en œuvre du fait de l’écoulement du temps, le délai de prescription reste cependant soumis comme tel aux seules dispositions qui lui sont applicables : les prestations demandées peuvent donc se révéler prescrites (en tout ou en partie).
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Une entreprise d’assurances notifie à une victime d’un accident du travail une décision de guérison sans séquelles en date du 10 juillet 2009.
L’intéressé avait glissé en descendant d’une camionnette et s’était blessé à un genou.
L’assureur précise que suite à un examen médical tenu le 15 mai 2009, la guérison des lésions est acquise le 16 juin 2009 et que la date de notification (10 juillet) fait courir le délai de trois ans visé à l’article 72 de la loi du 10 avril 1971. Il précise que si l’incapacité temporaire n’a pas dépassé sept jours ce délai prend cours à la date de l’accident et que tout remboursement pour le futur (frais et interventions) serait soumis à son accord préalable. Il donne quelques précisions quant aux recours éventuels à introduire par l’intéressé et joint un certificat médical de guérison sans incapacité permanente. Celui-ci reprend des périodes d’incapacité temporaire allant (avec deux interruptions) de la date de l’accident (13 novembre 2006) au 15 juin 2008.
Le travailleur réagit en adressant un rapport médical de son médecin traitant.
Les parties continueront à échanger des courriers, la contestation sur l’absence de séquelles persistant. Pendant plusieurs années, la caisse a ainsi accepté divers traitements et frais, en ce compris une rechute, et l’intéressé a été convoqué à plusieurs reprises.
Le 11 décembre 2019, une réunion appelée « séance d’expertise médicale de conciliation » réunit le médecin-conseil de la caisse, la victime et son médecin-conseil. Il ressort de la discussion que les parties marquent accord sur une aggravation de 6 % à dater du 19 décembre 2017 (date d’une IRM).
Le 21 janvier, la caisse adresse un courrier au travailleur rappelant cependant que la guérison des lésions a été signifiée en date du 10 juillet 2009 et que le délai de révision de trois ans est expiré, seule une allocation d’aggravation pouvant encore être envisagée. Elle précise cependant que les conditions d’indemnisation de celle-ci (arrêté royal du 10 décembre 1987) ne sont pas remplies, vu qu’est exigé que le nouveau taux d’incapacité permanente de travail après aggravation soit de 10 % au moins, ce qui n’est pas le cas.
La procédure
L’intéressé introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège, division Verviers, le 6 avril 2022. Il demande au tribunal de dire pour droit que la décision du 10 juillet 2009 ne respecte pas le prescrit de la Charte de l’assuré social et que le délai de recours n’a pas commencé à courir. Il sollicite la désignation d’un expert.
À titre subsidiaire, il demande des dommages et intérêts calculés sur la base de la réparation « accident du travail » dont il a été privé.
Le jugement du tribunal
Statuant par jugement du 25 mai 2023, le tribunal a considéré que le prescrit de l’article 4 de l’arrêté royal du 24 novembre 1997, qui transpose l’article 14 de la Charte de l’assuré social en matière d’accident du travail, était respecté. En conséquence il a dit prescrite en vertu de l’article 69 de la loi du 10 avril 1971 l’action en contestation de la décision et de même pour une action en révision.
Il s’est déclaré compétent matériellement pour connaître de la demande de dommages et intérêts, considérant que l’assureur avait manqué à ses obligations d’information et de conseil découlant des articles 3 et 4 de la Charte. Il a désigné un expert aux fins de donner son avis sur l’état de santé du demandeur et plus particulièrement sur les lésions dont il était atteint, en vue de la fixation des taux et de la durée des incapacités qui en résultent. Ceci, aux fins de déterminer le préjudice éventuel causé par la faute constatée, s’agissant de vérifier quelle aurait été la situation de l’intéressé si l’assureur n’avait pas manqué à ses obligations, en lui donnant les informations et les conseils utiles en temps voulu.
La position des parties devant la cour
La caisse, appelante, estime que c’est à tort que le tribunal a déclaré la demande prescrite, vu que le dossier était toujours en cours. Elle plaide également que – même à considérer que la prescription n’aurait pas été interrompue – il y avait eu suspension conventionnelle, ce qui serait admis en doctrine même dans une matière d’ordre public.
Quant à la victime, elle interjette appel incident, reprochant au premier juge d’avoir conclu que la décision était conforme à l’article 14 de la Charte, alors qu’elle n’en reprenait pas toutes les mentions exigées. Elle estime qu’en conséquence le délai de recours n’a pas commencé à courir.
La décision de la cour
La cour aborde en premier lieu la question du délai (délai de recours et/délai de prescription), rappelant qu’en la matière il s’agit d’un délai de prescription, ce qui est confirmé par le texte de l’article 69 de la loi.
Elle en vient ensuite à l’évolution des règles concernant le délai de contestation de la décision de guérison sans séquelles, soulignant que le deuxième alinéa de l’article 72 de la loi a été supprimé par la loi du 21 décembre 2013 portant des dispositions diverses urgentes en matière de législation sociale et que celle-ci a inséré un dernier alinéa à l’article 69, modification législative qui a mis un terme, à partir du 6 février 2014, au débat relatif à la nature du délai, le texte actuel prévoyant expressément qu’il s’agit d’un délai de prescription (et non plus prefix), qui commence à courir à la notification de la décision de déclaration de guérison.
Elle reprend ensuite les obligations de l’article 14 de la Charte ainsi que leur transposition à la matière par l’article 4 de l’arrêté royal du 24 novembre 1997 portant exécution, en ce qui concerne l’assurance « accidents du travail » dans le secteur privé, de certaines dispositions de la loi du 11 avril 1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social. Elle renvoie alors au débat relatif à la question des délais (délai de recours et/ou délai de prescription), au sens de la Charte, la question étant de savoir si les dispositions de celle-ci s’appliquent au délai de prescription de la loi du 10 avril 1971, l’arrêt rappelant que cette loi ne prévoit pas de délais spécifiques de recours.
Si un arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 2015 (Cass., 16 mars 2015, S.12.0102.F) a refusé que l’article 14, 2e alinéa, de la Charte puisse s’appliquer au délai de prescription en la matière, la cour du travail souligne cependant qu’à propos de l’article 23 (qui fait référence aux « délais plus favorables résultant de législations spécifiques »), celle-ci a admis dans un arrêt du 6 septembre 2010 (Cass., 6 septembre 2010, S.10.0004.N) que ces termes incluent les délais de prescription prévus par ces législations spécifiques, au cours desquels les actions en octroi, paiement ou récupération doivent être introduites lorsque ces législations ne prévoient pas de délai de recours.
En outre, dans un arrêt du 18 novembre 2021 (C. Const., 18 novembre 2021, n° 163/2021), la Cour constitutionnelle a admis que les délais de recours au sens de l’article 14 visent également les délais de prescription (secteur public), le délai de prescription de l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967 devant ainsi être considéré comme un délai de recours au sens de cette disposition.
En conséquence, à défaut pour la décision administrative d’octroi ou de refus des prestations de faire référence à ce délai, celui-ci ne prend pas cours.
La cour souligne la cohérence de la solution.
Cependant, les délais de recours et délais de prescription ne se confondent pas nécessairement sur tous les plans en sécurité sociale dans les matières qui ne connaissent que des délais de prescription et le régime juridique applicable aux uns et aux autres n’est pas nécessairement identique. La cour en veut notamment pour preuve le fait que la prescription peut être interrompue et/ou suspendue d’une manière distincte.
Ces délais de prescription sont soumis aux articles 2242 et suivants du Code civil en plus des règles spécifiques à des législations particulières, les délais de recours étant quant à eux visés aux articles 48 et suivants du Code judiciaire et, au titre de dispositions complémentaires, à certaines législations particulières, dont la Charte.
En tant que mode de d’extinction de l’action et d’exigibilité des droits qu’elle tend à mettre en œuvre du fait de l’écoulement du temps, le délai de prescription reste soumis comme tel aux seules dispositions qui lui sont applicables.
Et la cour de conclure d’abord que l’article 4 de l’arrêté royal du 24 novembre 1997 n’a pas été respecté (la cour s’écartant ici de la conclusion du premier juge) et que le délai de recours n’a pas commencé à courir. L’action introduite est donc recevable.
Elle peut cependant être (partiellement) prescrite, ainsi sur le plan d’arriérés d’indemnités remontant à plus de 3 ans avant son introduction (sauf possibilité d’actes interruptifs ou suspensifs). Ce dernier point est réservé.
La cour confirme que la mesure d’instruction est nécessaire mais la corrige, étant qu’elle doit être réalisée « en loi ». Vu l’effet dévolutif de l’appel, le tribunal étant dessaisi de la totalité du litige, l’expert devra en référer, pour sa mission, à la cour et non plus au tribunal.