Commentaire de C.J.U.E., 22 février 2024, Aff. n° C-649/22 (XXX c/ RANDSTAD EMPLEO ETT SAU, SERVEO SERVICIOS SAU et AXA SEGUROS GENERALES SA DE SEGUROS Y REASEGUROS), EU:C:2024:156
Mis en ligne le mercredi 29 janvier 2025
Cour de Justice de l’Union européenne, 22 février 2024, Aff. n° C-649/22 (XXX c/ RANDSTAD EMPLEO ETT SAU, SERVEO SERVICIOS SAU et AXA SEGUROS GENERALES SA DE SEGUROS Y REASEGUROS), EU:C:2024:156
Terra Laboris
Un arrêt de la Cour de Justice du 22 février 2024 donne l’interprétation de la notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi » au sens de la directive 2008/104, notion qui doit être entendue de manière large et qui couvre l’indemnité versée aux travailleurs intérimaires lors de la cessation du contrat de travail suite au constat d’une incapacité permanente consécutive à un accident du travail : celle-ci ne peut être inférieure à celle à laquelle les travailleurs pourraient prétendre dans la même situation et au même titre s’ils avaient été recrutés directement par l’entreprise utilisatrice pour y occuper le même poste pendant la même durée.
Les faits
Un travailleur intérimaire (exerçant des fonctions de manutentionnaire expérimenté) est victime d’un accident du travail le 24 octobre 2016.
Suite à la procédure introduite devant le Juzgado de lo social numéro deux de Victoria – Gasteiz, il est reconnu atteint d’une incapacité permanente totale l’empêchant d’exercer sa profession habituelle.
Le 21 novembre 2019, l’assureur (AXA) lui verse une indemnité de 10 500 €, conformément à la convention collective de travail intérimaire.
L’intéressé considère cependant que c’est un montant de l’ordre de 60 000 € qui aurait dû lui être versé, sur la base de la convention collective du secteur du transport.
Son organisation syndicale (syndicat Solidarité des Ouvriers basques) introduit, en conséquence, une procédure réclamant cette indemnité devant le Juzgado de lo social numéro trois de la même juridiction contre la société intérimaire, l’utilisateur et AXA, ainsi que contre le Fonds de garantie salariale.
Il postule le paiement de la différence entre le montant versé au titre de l’indemnité prévue par la convention collective de travail intérimaire et celui figurant dans la convention collective du secteur du transport, majorée de 20 % ou d’intérêt de retard.
La décision du tribunal espagnol
Le recours est rejeté, au motif notamment que la convention collective applicable est celle du travail intérimaire et que, eu égard à la jurisprudence de la Cour suprême, les compléments de prestations de sécurité sociale accordés sur base volontaire et qui ne font pas partie de la garantie salariale minimale prévue par la loi ne relèvent pas de la notion de « rémunération ».
L’appel
Le syndicat interjette appel devant le Tribunal Superior de Justicia del Pais Vasco, plaidant que l’indemnité relève de la notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi » au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous f) de la directive 2008/104 du Parlement européen et du Conseil, du 19 novembre 2008, relative au travail intérimaire.
Cette juridiction émet des doutes quant à la conformité de l’interprétation donnée par la Cour suprême de la loi 14/1994 (article 11) de transposition de la directive 2008/104. Celle-ci est que les compléments de prestations de sécurité sociale accordés sur base volontaire ne relèvent pas de la notion de « rémunération », dès lors qu’ils ne sont pas directement liés au travail.
Le juge espagnol considère qu’il faut donner à la notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi » une interprétation large, aux fins d’octroyer au travailleur intérimaire la même indemnisation que celle dont bénéficierait le travailleur recruté directement par l’utilisateur. Selon cette interprétation, en effet, le travailleur ayant le même accident du travail mais étant intérimaire aurait une indemnisation différente de son collègue.
Le juge de renvoi reprend également l’arrêt LUSO TEMP (C.J.U.E., 12 mai 2022, Aff. n° C-426/20 (GD et ES c/ LUSO TEMP EMPRESA DE TRABALHO TEMPORÁRIO SA), EU:C:2022:373), où la Cour a admis que rentre dans cette notion l’indemnité que l’employeur est tenu de verser en cas de cessation de la relation travail en matière de congés.
Enfin, pour le tribunal espagnol, l’intéressé souffre d’un handicap et, s’il ne peut bénéficier d’une indemnisation équivalente à celle des autres travailleurs, il peut y avoir une discrimination fondée sur le handicap, interdite par l’article 21 de la Charte.
Il interroge dès lors la Cour, lui posant une question préjudicielle.
La question préjudicielle
Celle-ci porte sur les articles 20 et 21 de la Charte, ainsi que l’article 2 TUE et l’article 3, paragraphe 1, sous f) et l’article 5 de la directive 2008/104. La question, relative à l’interprétation de ces dispositions, est de savoir si elles s’opposent à une interprétation jurisprudentielle de la réglementation espagnole qui exclut de la notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi » l’indemnisation d’un travailleur intérimaire dont le contrat a été résilié lorsqu’il s’est retrouvé en incapacité permanente totale en raison d’un accident du travail survenu dans l’entreprise utilisatrice.
La décision de la Cour
La Cour se penche d’abord sur la recevabilité de la demande de décision préjudicielle, rappelant les exigences en la matière et notamment l’obligation pour le juge national d’indiquer les raisons précises qui l’ont conduit à s’interroger sur l’interprétation du droit de l’Union. Un minimum d’explications dans la décision de renvoi est indispensable sur les raisons du choix des dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est demandée ainsi que sur le lien de celle-ci avec le litige.
En l’occurrence, reprenant les dispositions légales visées dans la question préjudicielle, la Cour constate que rien ne permet de faire le lien entre les articles 20 et 21 de la Charte de même que l’article 2 TUE avec la réglementation nationale visée.
Elle estime qu’il n’y a pas lieu non plus d’examiner une éventuelle contrariété à la directive 2000/78 (discrimination).
Elle écarte également la référence à l’article 2 TUE et n’admet sur le plan de la recevabilité que l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa et l’article 3, paragraphe 1, sous f) de la directive 2008/104.
Sur le fond de la question préjudicielle, la Cour examine d’abord la notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi » au sens de l’article 5 paragraphe 1, premier alinéa, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, sous f).
Elle note d’abord que cette notion n’est pas définie dans la directive 2008/104 et que les États membres doivent la définir au sens du droit national, ladite directive n’ayant pas pour objet d’harmoniser celui-ci (renvoi est ici fait à C.J.U.E., 17 novembre 2016, Aff. n° C-216/15 (BETRIEBSRAT DER RUHRLANDKLINIK GGMBH c/ RUHRLANDKLINIK GGMBH).
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Pour ce qui est de la portée des termes qui ne font pas l’objet d’une définition dans le droit de l’Union, elle rappelle qu’il faut se référer au sens habituel de ceux-ci dans le langage courant, tout en tenant compte du contexte et des objectifs poursuivis.
La caractéristique de la rémunération est qu’elle constitue la contrepartie économique de la prestation, qui est normalement définie entre le prestataire et le destinataire du service. La Cour en reprend également la définition donnée à l’article 157 paragraphe 2 TFUE (« le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum, et tous autres avantages payés directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi de ce dernier »).
Une interprétation large doit être donnée de la notion, aux fins d’inclure tous les avantages en espèces ou en nature, actuels ou futurs, pourvu qu’ils soient consentis fût-ce indirectement par l’employeur au travailleur en raison de l’emploi - avec référence à l’arrêt PRAXAIR (C.J.U.E., 8 mai 2019, Aff. C-486/18 (RE c/ PRAXAIR MRC SAS), EU:C:2109:379).
La Cour poursuit en rappelant les extensions admises de la notion, soulignant qu’elle fait partie des « conditions d’emploi » de l’accord-cadre sur le temps partiel et de celui sur le travail à durée déterminée.
Par ailleurs, l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa de la directive 2008/104 tend à protéger les travailleurs atypiques et précaires. Il faut dès lors une interprétation analogue. La notion est suffisamment large pour couvrir l’indemnité due en cas d’incapacité permanente totale de travail suite à un accident du travail.
La Cour renvoie ensuite aux considérants de la directive 2008/104, rappelant que son considérant 13 renvoie à la directive 91/383, qui arrête les dispositions applicables aux travailleurs intérimaires en matière de sécurité et de santé au travail. Il s’agit d’assurer à ceux-ci le même niveau de protection que celui dont disposent les autres travailleurs de l’entreprise utilisatrice.
Vu ce renvoi à la directive 91/383, la Cour considère que la notion de « conditions essentielles de travail et d’emploi » comprend l’indemnité en cause.
Elle souligne encore la finalité protectrice des droits du travailleur intérimaire poursuivie par la directive 2008/104, en conséquence de laquelle l’absence de précision milite en faveur d’une interprétation large de la notion. Le fait qu’elle soit versée après la cessation de la relation travail intérimaire ou qu’elle trouve prétendument son origine uniquement dans la déclaration d’incapacité permanente de travail est sans intérêt.
Elle en vient ensuite à la portée du principe d’égalité de traitement visé à l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, selon lequel les travailleurs intérimaires doivent pendant la durée de leur mission auprès d’une entreprise utilisatrice bénéficier de conditions essentielles de travail et d’emploi au moins égales à celles qui leur seraient applicables s’ils avaient été recrutés directement par l’entreprise pour y occuper le même poste.
Elle souligne que si en vertu de la même disposition en son paragraphe 3 les partenaires sociaux peuvent conclure des conventions collectives prévoyant des dispositions qui peuvent différer de celles prévues au paragraphe 1, celles-ci doivent garantir la protection globale des travailleurs intérimaires.
En conséquence – et la cour renvoie cette question pour examen à la juridiction de renvoi –, le juge national devra vérifier si la convention collective permet de garantir une protection globale en accordant des avantages compensatoires venant contrebalancer les effets d’une différence de traitement.
La conclusion générale de la Cour est que l’article 5, paragraphe 1, premier alinéa, lu en combinaison avec l’article 3, paragraphe 1, sous f) s’oppose à une réglementation nationale qui alloue un montant inférieur à celui de l’indemnité à laquelle les travailleurs pourraient prétendre dans la même situation et au même titre s’ils avaient été recrutés directement par l’entreprise utilisatrice pour y occuper le même poste pendant la même durée.
Intérêt de la décision
Cet arrêt de la Cour de Justice revient assez longuement sur la protection des travailleurs intérimaires, objectif de la directive 2008/104.
S’il ne s’agit pas de conférer à ceux-ci plus de droits que les travailleurs engagés directement par l’entreprise, leurs conditions de travail et d’emploi doivent être alignées sur ceux-ci. La Cour a ainsi précédemment jugé que l’article 5, paragraphe 3, de la directive 2008/104/CE n’exige pas, par sa référence à la notion de « protection globale des travailleurs intérimaires », de prendre en compte un niveau de protection propre aux travailleurs intérimaires excédant celui fixé, pour les travailleurs en général, par le droit national et par le droit de l’Union sur les conditions essentielles de travail et d’emploi. Toutefois, lorsque les partenaires sociaux autorisent, au moyen d’une convention collective, des différences de traitement en matière de conditions essentielles de travail et d’emploi au détriment des travailleurs intérimaires, cette convention collective doit, afin de garantir la protection globale des travailleurs intérimaires concernés, accorder à ces derniers des avantages en matière de conditions essentielles de travail et d’emploi qui soient de nature à compenser la différence de traitement qu’ils subissent. (Extrait du dispositif) (C.J.U.E., 15 décembre 2022, Aff. n° C-311/21 (CM c/ TIMEPARTNER PERSONALMANAGEMENT GMBH), EU:C:2022:581).
L’article 5 de la directive avait également donné lieu à une décision importante, rappelée à diverses reprises dans l’arrêt commenté, étant l’arrêt LUSO TEMP, où elle a posé le principe que l’article 5, § 1er, alinéa 1er, lu en combinaison avec l’article 3, § 1er, sous f), de celle-ci, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale en vertu de laquelle l’indemnité à laquelle les travailleurs intérimaires peuvent prétendre, en cas de cessation de leur relation de travail avec une entreprise utilisatrice, au titre des jours de congés annuels payés non pris et de la prime de vacances correspondante, est inférieure à l’indemnité à laquelle ces travailleurs pourraient prétendre, dans la même situation et au même titre, s’ils avaient été recrutés directement par cette entreprise utilisatrice pour y occuper le même poste pendant la même durée. (Dispositif) (C.J.U.E., 12 mai 2022, Aff. n° C-426/20 (GD et ES c/ LUSO TEMP EMPRESA DE TRABALHO TEMPORÁRIO SA), EU:C:2022:373 ).
Le raisonnement de la Cour dans l’arrêt du 22 février 2024 suit le même raisonnement et constitue ainsi le prolongement de cette jurisprudence.