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Détermination de la perte concurrentielle suite à un accident du travail : la méthode dégagée par la Cour du travail de Bruxelles

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 mars 2024, R.G. 2019/AB/42

Mis en ligne le jeudi 13 février 2025


Cour du travail de Bruxelles, 4 mars 2024, R.G. 2019/AB/42

Terra Laboris

Un arrêt du 4 mars 2024 de la Cour du travail de Bruxelles revient sur la valeur du rapport d’expertise judiciaire, rappelant que celui-ci ne lie pas le juge, et sur les critères à suivre aux fins d’évaluer la perte concurrentielle du travailleur victime d’un accident du travail.

Les faits

Un jeune ouvrier de 23 ans eut un accident sur le chemin du travail en août 2013. Il circulait en scooter sur la voie publique et fut renversé. Il fut transporté en ambulance.

L’accident du travail a été reconnu. L’assureur proposa un accord-indemnité admettant deux périodes d’incapacité de travail temporaire (l’une de deux mois et la seconde de deux mois et demi) avec une consolidation à 7 %.

L’intéressé saisit le tribunal du travail et celui-ci désigna un expert.

L’expert judiciaire dut déposer un rapport de carence, vu que le demandeur ne s’était pas présenté chez le sapiteur.

Le jugement rendu par le tribunal le fut par défaut. Il entérina la proposition de l’assurance.

Appel a été interjeté.

Les arrêts de la cour

L’arrêt du 4 avril 2019

Devant la cour, l’appelant a contesté l’entérinement par le tribunal de l’évaluation du médecin conseil de l’assureur. L’arrêt lui répond que le tribunal ne pouvait se baser que sur les éléments en sa possession.

L’intéressé invoquant un changement d’adresse, la cour lui reproche de ne pas en avoir informé l’expert non plus que le greffe. Elle constate également que les courriers et convocations ont été adressés en copie à son conseil.

Sur le fond, la cour invite l’expert judiciaire désigné en première instance à reprendre ses travaux et le charge d’une nouvelle mission.

L’arrêt du 4 mars 2024

La cour constate que dans son rapport final, déposé le 8 août 2022, l’expert recense toute une série de plaintes (difficultés pour s’accroupir et s’agenouiller, pour monter des échelles, gros problèmes aux pieds, …) et qu’il retient que sur le plan professionnel l’intéressé n’a plus la possibilité d’évolution, ayant cependant pu être réaffecté par son employeur à des travaux réalisés en atelier. L’expert propose dès lors un taux de 15 % d’incapacité permanente.

La cour examine longuement les conclusions du rapport, essentiellement sur la question du taux d’incapacité permanente.

Elle procède à un examen particulièrement minutieux de tous les éléments permettant de déterminer la perte concurrentielle de l’intéressé.

Pour ce, elle part du tableau séquellaire tel que dressé par l’expert, et ce à la date de la consolidation. Elle met ce tableau séquellaire en relation avec une plus grande pénibilité fonctionnelle (qui a été constatée) ainsi que des limitations fonctionnelles (qui l’ont été également).

Elle associe ensuite ces éléments d’ordre fonctionnel au profil socioprofessionnel de l’intéressé, tel que relaté dans l’exposé des faits. Le travailleur était âgé de 24 ans à la date de consolidation (le 1er mai 2014), il est diplômé de l’enseignement secondaire supérieur technique (orientation électromécanique), a suivi une formation complémentaire (frigoriste) et a eu une courte expérience professionnelle comme électricien et frigoriste.

Elle superpose l’ensemble des constats faits au marché général de l’emploi. Elle procède ici en sept points.

Elle définit d’abord (premier point) le marché général de l’emploi accessible avant l’accident. Il s’agissait d’un champ étendu d’activités manuelles qualifiées et non qualifiées. Les activités manuelles qualifiées sont celles relatives à ses formations d’électricien et de frigoriste et les activités manuelles non qualifiées sont celles existant dans les secteurs les plus divers.

Elle note ensuite (deuxième point) que l’exercice d’une activité manuelle requiert d’être en possession de toutes ses facultés physiques, et ce dans la mesure où il s’agit de faire jouer pleinement sa capacité concurrentielle sur le marché général du travail. Le travailleur doit pouvoir faire à la fois des travaux lourds et des travaux légers, des travaux en hauteur, des travaux de plein pied, des travaux de précision, …

Pour ce qui est de l’appréciation de la capacité du travailleur d’exercer un métier défini (point trois), elle souligne qu’il faut pouvoir accomplir l’ensemble des tâches que le travail comporte. L’impossibilité d’effectuer telle ou telle tâche entraîne que le métier n’est plus accessible. En outre, l’approche « théorique » ne peut être validée.

Sur les fonctions qualifiées d’accessibles (point quatre), elle note que le travail d’électricien ou d’électromécanicien comprend du travail en hauteur et requiert d’adopter des postures contraignantes. Elle reprend des descriptions de fonction d’ACTIRIS, du FOREm et du SIEP. Ce dernier organisme précise qu’une bonne condition physique est exigée et qu’il ne faut pas souffrir de vertiges. L’arrêt renvoie également à des descriptifs donnés par Randstad. Il conteste dès lors les conclusions de l’expert, qui a minimisé les « quelques limitations » constatées chez la victime et retient que, dans les travaux encore possibles, seul le serait le travail en atelier (ce que l’intéressé a fait tout un temps après l’accident).

La cour poursuit son raisonnement en précisant (point cinq) qu’à l’exception de ce travail en atelier les mêmes limitations vont affecter d’autres métiers accessibles (frigoriste, technicien en froid et climatisation).

Elle prend ensuite en compte (point six) la circonstance que ces limitations sont accentuées par l’obésité (survenue après l’accident), de telle sorte qu’un nombre plus important de métiers ne seront plus accessibles ou au moins que la capacité concurrentielle de l’intéressé sera sensiblement amenuisée.

Enfin (point sept), elle relève le jeune âge, les facultés de réadaptation et les possibilités de rééducation du travailleur, qui devraient lui permettre d’envisager de nouvelles perspectives professionnelles ou de se reclasser dans des métiers gravitant autour de travail administratif sans qualification particulière ou ne nécessitant qu’un temps d’apprentissage limité.

A l’issue de cet examen, la cour conclut à un taux de 30 % d’IPP.

Intérêt de la décision

La mission confiée à l’expert dans le cadre de la fixation des séquelles de l’accident du travail comprend généralement un point relatif à la proposition d’un taux d’incapacité permanente. L’arrêt du 4 mars 2019 n’a pas dérogé à la chose.

Les conclusions de l’expert, dont la cour rappelle qu’elles n’ont qu’une valeur d’avis, lui permettent de s’appuyer sur des données essentielles, étant d’une part les séquelles d’ordre purement médical et de l’autre les limitations dûment constatées.

L’on soulignera que dans son appréciation de la perte de concurrence, la cour fait la distinction entre une « plus grande pénibilité fonctionnelle » et des « limitations fonctionnelles », la première étant liée en l‘espèce à des douleurs et à une prise de poids importante et les secondes portant sur le constat que des positions sont devenues difficiles, voire impossibles.

La cour reprend dans cet arrêt sa méthode d’examen, qu’elle semble la première à avoir élaborée avec une telle rigueur :

  • Description du marché général de l’emploi avant l’accident
  • S’agissant d’un travailleur manuel avec peu de qualification, exigences inhérentes aux types de fonctions accessibles (étant distinguées certaines fonctions qualifiées - étant celles où la victime a été formée - et d’autres non qualifiées – plus nombreuses et non définies)
  • Nécessité pour le travailleur de pouvoir accomplir toutes les tâches inhérentes à ces fonctions
  • Approche des contraintes liées aux fonctions spécifiques faisant partie du marché général du travail de l’intéressé (avec appui sur la littérature spécialisée)
  • Constat de la possibilité d’un seul type de travail (atelier) ne contenant pas les exigences normales liées à la fonction
  • Présence d’un facteur personnel aggravant (obésité importante survenue après l’accident)
  • Possibilités existantes de réorientation.

Cette méthode, pleinement conforme aux exigences légales, donne aux répercussions fonctionnelles concrètes de l’accident la place première qu’a prévue le législateur, étant qu’il ne s’agit pas de déterminer un taux d’incapacité physique mais surtout de vérifier dans quelle mesure, concrètement, l’accident a réduit la capacité économique du travailleur.

Relevons enfin que dans la matière des maladies professionnelles, le taux d’incapacité fait l’objet d’une autre approche méthodologique, étant qu’il est demandé à l’expert de fixer un taux d’incapacité physique, qui est à majorer des facteurs-socioéconomiques. L’évaluation de ceux-ci peut, à notre estime, suivre le même raisonnement, les critères de réparation de la perte concurrentielle étant identiques.


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