Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 29 janvier 2024, R.G. 2023/AL/15
Mis en ligne le jeudi 13 février 2025
Cour du travail de Liège (division Liège), 29 janvier 2024, R.G. 2023/AL/15
Terra Laboris
Résumé introductif
En accident du travail, le principe en matière de réparation est d’indemniser les conséquences directes de l’accident mais également celles résultant de la combinaison des influences propres de celui-ci et de celles propres à un état antérieur, c’est-à-dire sans soustraction des effets invalidants de celui-ci.
Il s’agit de comparer la valeur de la victime sur le marché du travail sans aucune atteinte avec celle existant à la consolidation du dernier accident.
Il est par conséquent interdit en cas d’accidents dits ‘successifs’, c’est-à-dire affectant la même fonction, de déduire mathématiquement de l’incapacité résultant du dernier accident celle qui est imputable à un (ou des) accident(s) précédent(s), s’agissant de l’état antérieur, la rémunération de base exprimant de façon irréfragable la perte de valeur économique subie à la suite du premier accident.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Un travailleur fut victime de deux accidents du travail en date des 27 juin 2011 et 11 juin 2013. Il fut chaque fois blessé à l’épaule droite.
Le premier accident engendra une rupture de la coiffe des rotateurs et aboutit à la fixation d’un taux d’incapacité permanente de 10 % à partir du 1er juin 2012. Le règlement de cet accident intervint par la voie administrative.
Le second accident toucha la fonction articulaire de l’épaule (tendon sous – scapulaire et irrigation vers le biceps). L’assureur notifia en date du 3 octobre 2014 une décision de guérison sans séquelles, précisant qu’il y avait « retour à l’état antérieur évolutif pour son propre compte », ceci étant consécutif à l’accident du travail de 2011.
Un recours fut introduit devant le Tribunal du travail de Liège, division Liège.
Les jugements du tribunal du travail
Un premier jugement du 21 avril 2015 désigna un expert.
Le rapport de l’expert, concluant que les lésions étaient la conséquence au moins partielle du second accident et qu’elles avaient entraîné une incapacité de travail de 10 % à dater du 31 mars 2014, fut écarté par jugement du 3 octobre 2017, au motif que celui-ci ne répondait pas à la question de l’état antérieur. Un autre expert fut désigné.
Le second expert compara l’état de l’épaule avec celui décrit lors de la consolidation de l’accident antérieur et nota une modification du statut fonctionnel de celle-ci. Il proposa de consolider à la date de la prépension, soit le 1er avril 2014, avec une incapacité permanente partielle de 13 %.
Le tribunal rendit un troisième jugement, posant des questions complémentaires à l’expert, s’agissant notamment de savoir si l’incapacité permanente partielle de 13 % s’ajoutait aux 10 % reconnus pour le premier accident ou si celle-ci incluait 10 % pour le premier accident et 3 % pour le second.
L’expert confirma une péjoration de l’état de l’intéressé suite au second accident. Il globalisa l’effet de celui-ci avec le premier accident « car il s’agit de la même fonction » et aboutit à un taux de 13 %.
Ré interpellé par le conseil de l’assureur, l’expert précisa encore « (…) si les séquelles actuelles sont de 13 %, c’est qu’il y a globalisation de l’état antérieur, le patient a donc 10 % (premier accident du 27. 06. 2011) et 13 % pour l’accident litigieux du 11.06. 2013 ».
Le travailleur sollicita l’entérinement du rapport d’expertise, ce que contesta l’assureur au motif qu’il ne s’agissait pas d’une application correcte du principe de globalisation.
Le tribunal vida sa saisine par jugement du 13 décembre 2022, fixant à 3 % le taux d’incapacité permanente partielle suite à cet accident.
L’intéressé interjette appel, sollicitant que les séquelles soient fixées à 13 % pour cet accident uniquement.
La décision de la cour
La cour du travail consacre de longs développements à la question de la réparation de l’accident du travail, retenant en premier lieu que le principe est celui de l’indemnisation des lésions résultant des effets combinés de l’accident et des éventuels états pathologiques antérieurs.
Elle souligne également que la réparation porte sur les conséquences directes de l’accident mais également sur celles résultant de la combinaison des influences propres de celui-ci et de celles propres à un état antérieur, c’est-à-dire sans soustraction des effets invalidants de celui-ci.
Dans ce rappel des règles applicables, elle renvoie à deux arrêts de première importance de la Cour de cassation. Celle-ci enseigne en effet que l’incapacité doit être appréciée dans son ensemble sans tenir compte de l’état maladif antérieur pour autant que - dans la mesure où – l’incapacité de travail résulte à tout le moins de l’accident. Lorsque l’incapacité permanente de travail résulte également d’un accident du travail, l’assureur est tenu d’indemniser toute l’incapacité (Cass., 30 octobre 2006, S.06.0039.N).
Il en résulte que lorsque le traumatisme consécutif à l’accident active un état pathologique préexistant, le caractère forfaitaire du système légal de réparation impose d’apprécier l’incapacité travail dans son ensemble, sans tenir compte de l’état morbide antérieur, l’accident étant au moins la cause partielle de l’incapacité (Cass., 5 avril 2004, S.03.0117.F).
La doctrine (notamment S. REMOUCHAMPS, « La preuve en accident du travail et en maladie professionnelle », R.D.S., 2013, page 498) souligne que ce principe est conforme à la théorie de l’équivalence des conditions.
Enfin, l’application combinée de la présomption de causalité de l’article 9 de la loi et de ce principe de l’indifférence de l’état antérieur fait que, en cas de doute quant au rôle respectif de l’accident et d’un état antérieur ou d’une autre cause, la présomption légale n’est pas renversée (renvoyant ici notamment à C. trav. Liège (div. Liège), 20 octobre 2023, R.G. 2022/AL/516).
Dans ce large rappel des règles en matière de réparation, la cour en vient alors à la position de la Cour de cassation en matière d’accidents successifs : si le dernier accident a aggravé les conséquences d’un accident antérieur, l’incapacité doit être appréciée dans son ensemble lorsque celle-ci, telle que constatée après le dernier accident, en est – fût-ce partiellement - la conséquence.
Il faut comparer la valeur de la victime sur le marché du travail sans aucune atteinte avec celle existant à la consolidation du dernier accident. Il est par conséquent interdit de déduire mathématiquement de l’incapacité résultant du dernier accident celle qui est imputable aux accidents précédents, s’agissant de l’état antérieur.
Plusieurs décisions de cours du travail sont encore reprises, qui font une stricte application de cette règle, ainsi que les commentaires en doctrine de S. REMOUCHAMPS (op. cit.), qui invoque ici l’application des principes en matière de causalité et d’indemnisation forfaitaire.
La cour conclut dès lors à l’interdiction de la soustraction de l’indemnisation qui avait déjà été admise pour le premier accident. Elle renforce encore sa démonstration en rappelant que la rémunération de base exprime de façon irréfragable la perte de valeur économique subie à la suite du premier accident.
Elle poursuit son examen de la cause en reprenant des extraits des travaux d’expertise, dont elle relève le constat, fait par le dernier expert désigné, de la péjoration de l’état de l’intéressé dans les suites du second accident et sa conclusion selon laquelle existe une modification du statut fonctionnel du membre supérieur droit après celui-ci.
La cour note encore que l’assureur ne verse aucun élément de nature à écarter les conclusions de l’expert. Elle applique dès lors la théorie de la globalisation et chiffre l’incapacité globalisée en cumulant les deux taux, soulignant encore que c’est à bon droit que l’expert a fait abstraction de l’état antérieur et qu’il a consolidé comme si l’épaule droite était normale avant le second accident.