Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 16 avril 2024, R.G. 2021/AN/148
Mis en ligne le vendredi 7 mars 2025
C. trav. Liège (div. Namur), 16 avril 2024, R.G. 2021/AN/148
(Décision commentée)
Au fil de trois arrêts rendus, la Cour du travail de Liège (division Namur) a rappelé que les critères dans les deux régimes ne sont pas les mêmes et que l’octroi d’allocations familiales majorées n’entraîne pas automatiquement celui d’allocations dans le régime des prestations aux personnes handicapées, la correction par la juridiction de l’appréciation faite par l’administration dans le cadre de l’instruction du dossier ne pouvant en elle-même révéler une faute susceptible d’entraîner sa responsabilité civile.
Les faits
La demanderesse originaire s’était vu refuser les allocations de remplacement de revenus et d’intégration, avec effet au 1er août 2019, au motif qu’elle n’avait pas encore atteint l’âge de 21 ans à cette date. L’État belge avait également refusé au motif que l’intéressée ne remplissait pas les conditions médicales pour y prétendre, et ce avec effet au 1er juillet 2020, étant le premier jour du mois suivant celui de son 21e anniversaire.
Un recours a été introduit devant le tribunal du travail de Liège (division Namur), qui a déclaré la demande recevable par jugement du 7 décembre 2020 et a ordonné une expertise médicale.
Par un second jugement du 4 août 2021, tout en concluant à une réduction d’autonomie, Il a ordonné un complément d’expertise pour la perte de capacité de gain.
Il s’agit du jugement dont appel interjeté par l’Etat belge.
Les arrêts de la cour du travail
La cour du travail a rendu trois arrêts.
L’arrêt du 11 décembre 2022
L’arrêt accueille l’appel de l’Etat belge et entreprend l’examen des conclusions de l’expert. Reprenant les différents items, la cour admet, avec le premier juge, la réduction d’autonomie de 8 points. L’intéressée a ainsi droit à une allocation d’intégration de la catégorie 1.
Pour ce qui est de la capacité de gain, elle relève que l’intéressée suit des études d’infirmière, en ce compris les stages, et qu’elle a ainsi démontré son aptitude à l’exercice de cette profession exigeante ainsi qu’à d’autres, plus légères ou moins qualifiées. Aussi conclut-elle au non-fondement de la demande de l’allocation de remplacement de revenus.
La réouverture des débats est ordonnée en ce qui concerne le montant de l’allocation d’intégration.
L’arrêt du 21 mars 2023
La cour relève que l’intimée a communiqué des conclusions par lesquelles une demande nouvelle est formée, tendant au paiement de dommages et intérêts couvrant un dommage moral et financier, estimé à hauteur des allocations familiales perdues, soit 439,62 € par mois pour la période du 1er juillet 2020 au 17 octobre 2022. Celle-ci a en effet commencé à travailler à cette date (et la cour note par ailleurs qu’elle a perçu des revenus professionnels en 2020).
Elle examine dès lors la question du dédommagement moral et financier sollicité.
L’intéressée invoque à l’appui de sa demande le caractère discriminatoire de la cessation des paiements des allocations familiales majorées pour un enfant porteur d’une affection médicale lorsque celui-ci atteint 21 ans, et ce malgré le fait qu’il poursuive des études, ainsi que la perte d’avantages sociaux et fiscaux et l’impact moral du litige.
La cour tranche la question de la recevabilité de cette demande nouvelle, qui est contestée par l’État belge, dans la mesure où elle intervient dans le cadre de la réouverture des débats qui concernait un point précis.
Elle souligne que les débats ont été repris ab initio sur les points non tranchés, vu l’impossibilité de reconstituer le siège précédent. Elle rejette dès lors l’argument.
Elle renvoie en outre à l’article 807 du Code judiciaire, qui permet l’extension ou la modification de la demande par conclusions nouvelles, contradictoirement prises, dès lors qu’elle est fondée sur un fait ou un acte invoqué dans la citation, même si la qualification juridique est différente. Elle renvoie également un arrêt de la Cour du travail de Mons du 26 septembre 2018 (C. trav. Mons, 26 septembre 2018, R.G. 2017/AM/200), qui a rappelé, s’appuyant sur la jurisprudence constante de la Cour de cassation, que l’article 807 du Code judiciaire ne requiert pas que la demande nouvelle soit exclusivement fondée sur un fait ou un acte invoqué dans la citation.
Poursuivant son examen quant au fondement de cette demande nouvelle, la cour considère ne pas être suffisamment informée, notamment sur le bien-fondé des dommages et intérêts, rappelant que ce n’est pas le SPF Sécurité sociale qui verse les allocations familiales et que l’intimée doit dès lors préciser en quoi elle tient celui-ci responsable de la suppression de ces allocations. La cour constate également qu’il n’y a pas explications données quant aux autres dommages et intérêts et pose à cet égard des questions sur lesquelles elle souhaite être davantage éclairée dans le cadre d’une nouvelle réouverture des débats
L’arrêt du 16 avril 2024
Celui-ci est essentiellement réservé à la question des dommages et intérêts.
La cour relève avec le ministère public que la Cour de cassation a admis dans un arrêt du 25 octobre 2004 (Cass., 25 octobre 2004, S.03.0072.F) qu’une faute pouvait être retenue à l’encontre d’un organisme de sécurité sociale. Il s’agissait en l’espèce d’une décision prise par l’O.N.S.S. en matière d’assujettissement. La Cour a admis que, en prenant une décision de retrait d’assujettissement, l’Office avait commis une faute de nature à engager sa responsabilité sur la base de l’article 1382 du Code civil.
Elle a précisé que la faute de l’autorité administrative, qui peut sur la base des articles 1382 et 1383 du Code civil engager sa responsabilité, « consiste en un comportement qui, ou bien s’analyse en une erreur de conduite devant être appréciée suivant le critère de l’autorité normalement soigneuse et prudente placée dans les mêmes conditions, ou bien, sous réserve d’une erreur invincible ou d’une autre cause de justification, viole une norme de droit national ou d’un traité international ayant des effets dans l’ordre juridique interne, imposant à cette autorité de s’abstenir ou d’agir de manière déterminée ».
Pour la Cour de cassation, la cour du travail n’a pas justifié légalement sa décision dès lors qu’elle a considéré que l’O.N.S.S. avait pris une décision en violation de la loi du 27 juin 1969 et que par cet acte il avait méconnu une norme de droit national imposant à des sujets de droit d’agir de manière déterminée et avait ainsi commis une faute extracontractuelle au sens de l’article 1382 du Code civil.
L’arrêt commenté fait également renvoi à la doctrine (J. SOHIER et A. DAOUT, La responsabilité des pouvoirs publics, Waterloo, Wolters Kluwer Belgium, 2015, page 14), selon qui « lorsqu’aucune norme n’impose à l’autorité administrative un comportement déterminé, une divergence d’analyse résultant d’un contrôle juridictionnel ne sera considérée comme fautive que si elle révèle un manquement à l’obligation générale de prudence ».
En l’espèce, la cour ne relève pas de tels manquements dans le chef du SPF Sécurité sociale, la décision prise – même si elle a été réformée dans le cadre de la procédure judiciaire – relevant d’une appréciation médicale. Il n’y a pas méconnaissance dans son chef d’une norme imposant de s’abstenir d’agir d’une manière déterminée.
Le refus octroyer l’allocation d’intégration ne peut être constitutif d’une telle faute. La demande de dommages et intérêts est dès lors non fondée pour ce qui est des avantages sociaux et fiscaux.
Quant aux allocations familiales, la cour retient que, en invoquant une différence de traitement à l’âge de 21 ans entre les enfants atteints d’une affection et ceux qui ne le sont pas, l’intéressée critique davantage le fait d’avoir cessé de bénéficier des allocations familiales majorées que de voir ses droits examinés dans le régime des allocations aux personnes handicapées.
Si le SPF est intervenu dans le traitement du droit aux allocations familiales majorées pour procéder à l’évaluation médicale, il n’avait aucune compétence pour décider de leur octroi et il ne pouvait d’ailleurs en disposer pour la cessation de celui-ci.
La conclusion est qu’il n’y a dès lors sur ce point non plus pas de faute dans le chef du SPF.
Intérêt de la décision
Les trois arrêts rendus en cette affaire contiennent chacun un enseignement précis.
Le premier a souligné que, dans l’appréciation d’un handicap, l’évaluation de la perte d’autonomie doit s’effectuer au regard des critères de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 relatif à l’allocation de remplacement de revenus et l’allocation d’intégration. Ces critères diffèrent de ceux utilisés pour l’octroi des prestations familiales majorées. Il ne peut donc pas être déduit d’un tel octroi une reconnaissance automatique dans le régime des allocations aux personnes handicapées.
Le deuxième a précisé que sont admises, après la réouverture des débats, des extensions ou des modifications de la demande mais à la condition qu’elles soient en rapport avec l’objet de la réouverture des débats, sauf si après celle-ci les débats ont été repris dans leur ensemble en raison de la modification de la composition du siège.
Enfin, le dernier rappelle les conditions dans lesquelles une faute d’une institution de sécurité sociale susceptible d’engager sa responsabilité sur pied des articles 1382 et 1383 du Code civil peut être retenue, celle-ci ne se confondant pas avec la situation où une appréciation faite lors de l’instruction administrative du dossier sera corrigée dans le cadre de la procédure judiciaire, ainsi une appréciation médicale.