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Le juge peut-il réparer une lacune législative ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 16 avril 2024, R.G. 2020/AN/73

Mis en ligne le vendredi 7 mars 2025


C. trav. Liège (div. Namur), 16 avril 2024, R.G. 2020/AN/73

(Décision commentée)

Un arrêt du 16 avril 2024 de la Cour du travail de Liège (division Namur) reprend, à propos d’une lacune législative résultant de la sixième réforme de l’État et réduisant significativement les possibilités de déduction de revenus aux fins d’obtenir des prestations dans le secteur des personnes handicapées, les pouvoirs du juge en cas de lacune intrinsèque ou extrinsèque de la loi.

Les faits

Suite à une révision d’office entamée le 1er mai 2019 (écoulement du délai de cinq ans depuis le dernier octroi), le SPF sécurité sociale a refusé à une assurée sociale une allocation de remplacement de revenus au motif de l’importance de ceux-ci. Une allocation d’intégration de catégorie deux lui a cependant été accordée.

En effet, elle bénéficiait, jusqu’à l’année 2013, d’une déduction d’environ 6.000 euros (habitation unique).

La situation a été modifiée en 2014 suite à la sixième Réforme de l’Etat, la réduction de revenus imposables étant remplacée par une réduction d’impôt régionale.

Avec une situation de revenus et un patrimoine restés inchangés, le revenu imposable globalement de son ménage se trouvait ainsi majoré d’environ 6.000 euros.

Rétroactes de procédure

Une requête a été introduite, en vue de contester la décision de refus, au motif d’un recul de la protection sociale significatif et injustifié, l’appelante considérant que la décision prise était contraire à l’article 23 de la Constitution et, particulièrement, à l’effet de standstill que celui-ci garantit.

Elle a été rejetée par un jugement du tribunal du travail de Liège (division Namur) en date du 20 avril 2022.

Appel a été interjeté.

L’arrêt du 20 avril 2021

Cet arrêt a été précédemment commenté.

Rappelons que la cour a, avant-dire droit, posé à la Cour constitutionnelle deux questions, résumées ci-après.

La première question concerne l’article 13 du décret-programme du 12 décembre 2014, qui a supprimé le régime de la déduction pour habitation unique prévu aux articles 115 et 116 anciens du C.I.R. 1992, disposition ayant pour conséquence de modifier la déduction pour habitation unique en réduction d’impôt, ce qui augmente fictivement les revenus imposables globalement pris en considération par les institutions de sécurité sociale en vue de l’octroi des prestations. La première question est dès lors de savoir si cette disposition engendre un recul significatif dans le droit à la sécurité sociale.

La seconde question concerne l’article 7 de la loi du 27 février 1987 et certaines dispositions de la loi spéciale du 16 janvier 1989 relative au financement des Communautés et des Régions (introduits par la loi spéciale du 6 janvier 2014) et certaines dispositions de la loi du 8 mai 2014 modifiant le C.I.R. 1992, ces dispositions ayant mené au remplacement de la réduction de revenus imposables pour certaines sommes relatives à l’acquisition ou la conservation d’une habitation unique par une réduction d’impôt pour des dépenses similaires. Ceci avec pour conséquence une majoration du revenu imposable globalement et une diminution potentielle des allocations aux personnes handicapées, même en cas de revenus restés inchangés.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 13 octobre 2022 (n° 123/2022)

La Cour a jugé que la première question n’appelle pas de réponse, se basant sur une prémisse erronée, le remplacement de la déduction fiscale pour habitation propre et unique par une réduction d’impôt résultant des articles 20, 2°, 22, 43 et 44 de la loi du 8 mai 2014, alors que l’article 13 du décret-programme du 12 décembre 2014 modifie uniquement les règles de calcul de la réduction d’impôt.

Quant à la seconde, elle a retenu que les personnes handicapées qui se trouvent dans la même situation que la demanderesse perdaient le droit à percevoir des allocations de remplacement de revenus en raison de l’augmentation du montant pris en considération au titre des revenus imposables qui a fait suite au remplacement de la déduction pour habitation propre et unique par une réduction d’impôt, alors que leurs revenus réels n’avaient pas augmenté et que leurs dépenses pour l’acquisition ou la conservation de leur habitation propre n’avaient pas diminué. (B.12.1)

Les revenus de remplacement constituant, en général, leurs seuls revenus, le degré de protection en matière de droits sociaux fondamentaux qui leur était offert auparavant a été réduit significativement, sans qu’apparaissent les motifs d’intérêt général qui justifieraient une telle réduction.

Elle a dès lors conclu que les articles 20, 2°, 22, 43 et 44 de la loi du 8 mai 2014 « modifiant le Code des impôts sur les revenus 1992 à la suite de l’introduction de la taxe additionnelle régionale sur l’impôt des personnes physiques visée au titre III/1 de la loi spéciale du 16 janvier 1989 relative au financement des Communautés et des Régions, modifiant les règles en matière d’impôt des non-résidents et modifiant la loi du 6 janvier 2014 relative à la Sixième Réforme de l’Etat concernant les matières visées à l’article 78 de la Constitution » violent l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, mais uniquement dans la mesure où ces dispositions ne s’accompagnent pas d’une modification simultanée de la législation ou réglementation relative aux allocations aux personnes handicapées qui évite une réduction aussi significative du degré de protection. (dispositif)

L’arrêt de la cour du travail du 16 avril 2024

Suite au constat d’inconstitutionnalité fait par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 13 octobre 2022, la cour du travail reprend l’instruction du dossier.

Elle souligne que ce constat concerne uniquement la mesure où les dispositions visées ne s’accompagnent pas d’une modification simultanée de la législation en la matière, qui évite une réduction significative du degré de protection.

Elle pose dès lors la question de savoir s’il lui appartient de remédier à la lacune en cause.

Elle fait une longue analyse de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation (reprenant également les conclusions de M l’Avocat général WERQUIN avant l’arrêt du 5 octobre 2016, C.15.0011.F) ainsi que de la doctrine. Elle cite également un arrêt de la Cour du travail de Liège, division Liège (C. trav. Liège (div. Liège), 7 avril 2023, RG 2019/AL/43), sur les pouvoirs du juge en matière de lacune législative. Un long extrait d’une publication (G. ROSOUX, « Chapitre 3 : Contentieux préjudiciel », Contentieux constitutionnel, Bruxelles, Larcier, 2021, pp. 736-743) est repris textuellement, la cour soulignant avec cet auteur l’évolution du raisonnement en matière de lacunes législatives, le juge ayant le pouvoir de ‘remédier à toute lacune de la loi’, qu’elle soit intrinsèque ou extrinsèque, dès lors qu’il a suffisamment d’éléments pour combler celle-ci.

Se pose dès lors la question de savoir si la cour peut remédier elle-même à la lacune constatée ou si de nouvelles dispositions légales doivent être adoptées, impliquant une réévaluation des intérêts sociaux, que seul le législateur peut opérer.

Sa réponse est qu’il apparaît envisageable de combler la lacune sans procéder à cette réévaluation, qui relève des seules prérogatives de législateur, s’il est encore possible de calculer la déduction fiscale pour habitation propre et unique au-delà de l’entrée en vigueur de la loi du 8 mai 2014.

C’est dès lors la solution qu’elle retient, dans l’attente de l’intervention du législateur, celle-ci lui paraissant de nature à rencontrer le constat d’inconstitutionnalité sans pour autant mettre sur pied un nouveau dispositif légal. Ce dispositif avait été appliqué jusqu’alors et il résulte de l’évaluation des intérêts sociaux opérée par le législateur lui-même.

Elle prononce dès lors la réouverture des débats afin que les parties puissent s’expliquer sur la question de savoir si ce calcul est encore techniquement possible, malgré son abrogation par la loi du 8 mai 2014.

Elle précise qu’il ne s’agit par de vérifier si ce calcul continue à être fait mais bien de savoir s’il est possible de continuer à le faire.

Ceci suppose l’examen des revenus imposables qui auraient dû être pris en compte si les nouvelles dispositions n’avaient pas été adoptées.

La cour précise encore que la procédure ne peut aboutir à accorder plus de droits à l’assurée sociale que ceux qu’elle se serait vu reconnaître si la déduction fiscale avait continué à être appliquée. Aussi entend-elle également vérifier si les conditions d’application de la réglementation continuent à être remplies.

Intérêt de la décision

Ainsi que la Cour constitutionnelle l’a relevé dans son arrêt du 13 octobre 2022, le législateur a omis d’intervenir lors de la modification de la règle relative à la prise en compte des revenus déductibles dans le secteur. En effet, vu l’article 7 de la loi du 27 février 1987 et certaines dispositions de la loi spéciale du 16 janvier 1989 relative au financement des Communautés et des Régions (introduits par la loi spéciale du 6 janvier 2014) et certaines dispositions de la loi du 8 mai 2014 modifiant le C.I.R. 1992, ces dispositions ont eu pour conséquence une majoration du revenu imposable globalement et une diminution subséquente (en l’espèce) des allocations aux personnes handicapées, alors que les revenus étaient restés inchangés.

L’arrêt commenté illustre les effets négatifs des conditions actuelles sur l’octroi des prestations légales.

La cour du travail a dès lors tenté, dans cette décision qui ne vide pas sa saisine, de rechercher une solution permettant à l’assurée social de continuer à bénéficier – dans la mesure où elle en remplit toutefois toutes les conditions - des dispositions légales lui applicables précédemment.

Le juge peut en effet « réparer » une lacune de la loi, lorsque ceci est juridiquement possible.

L’intérêt tout particulier de l’arrêt est d’avoir longuement rappelé l’évolution en jurisprudence et en doctrine des pouvoirs des cours et tribunaux à cet égard et est ainsi un apport important sur la question.


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