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Cumul des indemnités pour licenciement discriminatoire et manifestement déraisonnable

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Huy), 14 octobre 2024, R.G. 29/199/A

Mis en ligne le mercredi 12 mars 2025


Tribunal du travail de Liège (division Huy), 14 octobre 2024, R.G. 29/199/A

Terra Laboris

Résumé introductif

Il convient de ne pas apprécier de manière trop restrictive les présomptions de l’existence d’une discrimination liée à un critère protégé, sous peine de ne pas atteindre l’objectif du législateur, qui est de protéger la partie la plus faible à travers le système de partage de la charge de la preuve. Dans de nombreux cas, c’est un ensemble de faits combinés (faisceau d’indices) qui confère au comportement du défendeur un caractère suspect et permet ainsi d’établir l’existence de la présomption légale.

L’indemnité forfaitaire de la loi du 10 mai 2007 a une cause juridique distincte de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Elle répare le dommage causé par la violation d’un critère protégé (à savoir la maternité/le sexe) sans se fixer spécifiquement sur la fin du contrat. Il ne s’agit pas d’une indemnité visée à l’article 9, § 3, de la CCT 109 et elle est donc cumulable avec celle-ci.

Dispositions légales

  • Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – article 30
  • Charte sociale européenne révisée - article 24
  • Loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination - articles 4, 7, 9 et 14
  • CCT n° 109 - articles 3, 4, 8 et 9, § 3

Analyse

Faits de la cause

Une assistante dentaire preste pour compte d’un cabinet de la région hutoise depuis mars 2018. Elle est chargée à la fois de tâches administratives et soignantes.

Les relations ont commencé à se dégrader en septembre 2021.

L’intéressée a entamé un parcours PMA (procréation médicalement assistée), exigeant des examens médicaux et un traitement strict dont la compatibilité avec les horaires de travail s’est avérée délicate.

Elle a, en juin 2022, annoncé son absence pour un jour aux fins de subir une intervention.

Le week-end précédent, avait lieu un team building à la côte belge, auquel elle a participé.

A l’issue de celui-ci (qu’elle quitta avant la fin), elle contacta le gérant, exposant avoir des difficultés à continuer à prester avec une autre dentiste (la fille de celui-ci).

Le 27 juin, elle fut convoquée et licenciée sur le champ moyennant paiement d’une indemnité de rupture de 13 semaines, une offre d’emploi pour son poste étant publiée sur les réseaux sociaux le même jour.

Le motif donné est une « réorganisation ». Il sera explicité ultérieurement comme visant la méthode de travail au sein du cabinet vu « l’arrivée de la jeune génération de dentistes » et la nécessité de travailler avec des assistantes dentaires formées aux nouvelles techniques, les tâches administratives étant par ailleurs davantage prises en charge par les dentistes eux-mêmes.

L’employée a demandé à connaître les motifs concrets du licenciement conformément aux articles 3 et 4 de la CCT 109, motifs qu’ont un peu précisés les explications données. Était ajouté le fait que, au fil du temps, elle s’était essentiellement axée sur le travail administratif (celui-ci étant devenu quasi inexistant) et qu’elle n’avait plus les compétences techniques requises.

Ces motifs ont été contestés par l’organisation syndicale, qui fit également valoir que le licenciement pourrait être qualifié de discriminatoire sur la base du genre, ce qui fut également contesté.

Une procédure fut alors introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Huy), qui rendit son jugement le 14 octobre 2024.

Le jugement du tribunal du travail

Un rappel en droit est fait de la notion de discrimination, la demanderesse sollicitant la condamnation de son ex-employeur au paiement d’une indemnité pour discrimination sur la base du genre.

Le tribunal reprend de la doctrine à cet égard, relevant les ambiguïtés de la différenciation entre distinction directe et indirecte (Julie RINGELHEIM, « Les concepts – clés du droit de la lutte contre les discriminations », Comprendre et pratiquer le droit de la lutte contre les discriminations, Anthémis, 2018, CUP, volume 184, pages 148 et suivantes).

Soulignant les exigences distinctes quant à la justification - celle intervenant dans le cadre des distinctions directes étant organisée par l’article 7 de la loi et celle relative aux distinctions indirectes l’étant par son article 9 -, le tribunal rappelle également une décision qu’il a rendue le 11 mars 2024 (Trib. trav. Liège (div. Liège), 11 mars 2024, R.G. 23/122/A), où il a estimé qu’il convient de ne pas apprécier de manière trop restrictive les présomptions de l’existence d’une discrimination liée à un critère protégé, sous peine de ne pas atteindre l’objectif du législateur. Celui-ci, en effet, est de protéger la partie la plus faible à travers le système de partage de la charge de la preuve. Et le tribunal d’ajouter que dans de nombreux cas c’est un ensemble de faits combinés, soit selon les termes de ce jugement, un faisceau d’indices, qui confère au comportement du défendeur un caractère suspect et permet ainsi d’établir l’existence de la présomption légale.

Le jugement examine ensuite longuement et de manière très fouillée les éléments de la cause, des attestations de témoins étant déposées tant par la demanderesse que par l’employeur.

Il considère d’abord que la demanderesse démontre à suffisance de droit que l’employeur était au courant de sa situation et qu’existe un faisceau d’indices qui permettent d’enclencher la présomption légale selon laquelle le licenciement est lié à celle-ci et constitue dès lors une discrimination directe fondée sur le sexe.

Tout en retenant que l’impact potentiel de ce projet PMA sur l’organisation du cabinet dentaire était une réalité, le tribunal conclut que le licenciement a pour cause réelle cette opération entreprise par l’employée et qu’il s’agit d’une discrimination directe.

Il relève encore d’autres éléments de fait permettant de corroborer sa conclusion, mettant en échec la validité des arguments développés par l’employeur.

Il fait dès lors droit à l’indemnité légale de six mois.

Sont également demandés par l’employée des dommages et intérêts pour licenciement manifestement déraisonnable.

Ceci amène le tribunal à faire ici encore un long rappel en droit, dans lequel il renvoie, pour les principes, à un jugement du Tribunal du travail de Liège, division Dinant, du 21 novembre 2016 (Trib. trav. Liège (div. Dinant), 21 novembre 2016, R.G. 15/1020/A), qui participe du courant jurisprudentiel estimant que l’article 8 de celle-ci ne doit pas se lire comme exigeant deux conditions cumulatives, une lecture trop littérale du texte relevant du cas d’école.

Cette jurisprudence, comme le rappelle le jugement, trouve son pendant en doctrine, le tribunal renvoyant à A. FRY, « La CCT 109, amende civile et indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable » CUP, 2018, volume 182, mai 2018, page 159).

Pour le tribunal, l’article 8 de la CCT 109, augmenté de l’article 30 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de l’article 24 de la Charte sociale européenne révisée, implique une interprétation téléologique du texte (étant que sa finalité est d’éviter que des travailleurs soient licenciés sans motif valable) et un sens (à savoir qu’il y a une sanction financière en cas de licenciement sans motif valable).

En l’espèce, la lettre de licenciement ne précise pas les motifs de celui-ci et la motivation intervient beaucoup plus tard, les éléments du dossier montrant que le travail des assistantes dentaires était divisé en trois blocs (administration, nettoyage, assistance dentaire), fonctions que l’intéressée semblait parfaitement assumer depuis plus de quatre ans.

Le tribunal note que jamais l’employée n’a reçu un avertissement écrit quant à la qualité de son travail, des attestations de témoins (dentistes associés) étant cependant déposées, allant dans un sens différent. Il retient de celles-ci que pour la plupart les intéressés n’ont pas connu la période précédant leur arrivée et il accorde moins de crédit à ces attestations, dans la mesure où leurs auteurs ont un intérêt dans l’affaire.

Il reprend encore la chronologie des faits survenus fin juin 2022, qui dénotent une certaine brutalité dans la manière de traiter l’employée, qui a été surprise et choquée par son licenciement. Un employeur normal et raisonnable n’aurait pas agi de la sorte.

Le licenciement manifestement déraisonnable est dès lors admis. L’indemnité est fixée à neuf semaines.

Enfin, le tribunal réserve quelques développements à la question du cumul des deux indemnités, renvoyant à l’arrêt de la Cour du travail de Mons du 23 septembre 2022 (C. trav. Mons, 22 septembre 2022, R.G. 2021/AM/102), qui a admis celui-ci.

Le tribunal confirme à cet égard que l’indemnité forfaitaire de la loi du 10 mai 2007 a une cause juridique distincte de l’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Elle répare le dommage causé par la violation d’un critère protégé (à savoir la maternité/le sexe) sans se fixer spécifiquement sur la fin du contrat.

Il s’agit d’une sanction civile visant à assurer l’effectivité de l’interdiction de toute forme de discrimination.

Il ne s’agit pas d’une indemnité visée à l’article 9, § 3, de la CCT 109. L’indemnité prévue dans le cadre de celle-ci répare un autre dommage, étant celui causé à un travailleur auquel aucun manquement n’a été reproché in tempore non suspecto et qui se voit licencié brutalement ensuite sans pouvoir en saisir le sens ni les raisons réelles. C’est une sanction civile destiné à sanctionner le caractère déraisonnable du licenciement.

Le tribunal clôture son raisonnement en considérant que ne pas permettre le cumul heurterait le principe de proportionnalité et, partant, les principes d’égalité et de non-discrimination.

(Ce jugement n’est pas définitif).


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