Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 octobre 2024, R.G. 2022/AB/338
Mis en ligne le mercredi 12 mars 2025
Cour du travail de Bruxelles, 4 octobre 2024, R.G. 2022/AB/338
Terra Laboris
Résumé introductif
Une audition préalable au licenciement est légitime dans l’hypothèse où l’employeur envisage de licencier un travailleur pour des motifs liés à son attitude et/ou à son aptitude et qui constituent potentiellement des manquements graves.
La faute se définit comme la violation d’une règle de droit qui impose d’agir ou de s’abstenir de manière déterminée, ou encore le comportement, qui sans constituer une telle violation, s’analyse en une erreur de conduite que n’aurait pas adoptée une personne normalement prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances.
Permettre à un tiers à la relation de travail d’utiliser une carte carburant dans des conditions non conformes à l’utilisation autorisée, constitue l’appropriation d’un avantage auquel l’employé savait ou devait savoir qu’il n’avait pas droit.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Une employée de banque exerçant les fonctions de caissière, engagée depuis 2011, bénéficie d’un véhicule de fonction (leasing), avec une carte carburant limitée.
Une « Company Car Policy » fixe les conditions d’utilisation du véhicule.
Elle prévoit, en ce qui concerne la carte carburant, qu’elle ne peut être utilisée que pour la voiture de leasing. Elle permet le remplissage à concurrence de 1200 litres de carburant par an, les litres non utilisés à la fin de l’année (ou du contrat de travail) étant perdus.
Des dispositions spécifiques concernent l’usage de la voiture, qui peut être utilisée à des fins privées. Il est notamment prévu que les personnes faisant partie du ménage peuvent utiliser le véhicule à titre privé mais à l’exclusion, pour ces derniers, des déplacements professionnels. Quant aux personnes faisant partie de l’entourage du travailleur, elles sont autorisées à conduire ce véhicule mais ne peuvent l’utiliser pour leurs propres déplacements.
Certains déplacements à l’étranger sont par ailleurs permis.
Pour ce qui est de la carte carburant, le contrat prévoit qu’elle ne peut être utilisée par quelqu’un d’autre que le travailleur ni pour approvisionner une autre voiture que le véhicule de leasing en cause.
Il y a par ailleurs lieu, lors de chaque plein effectué, de préciser le kilométrage.
Le règlement prévoit qu’en cas de fraude, l’employeur réclamera au travailleur le dédommagement correspondant et que ceci peut en plus conduire au licenciement immédiat pour motif grave.
En cours du contrat, divers messages ont été adressés au personnel, suite notamment à la constatation d’un certain nombre d’utilisations inappropriées de la carte carburant, l’employeur rappelant l’importance des règles de la Car Policy et notamment le caractère strictement personnel de l’usage de la carte, celle-ci devant être réservée exclusivement au véhicule en cause.
En juillet 2020, le service interne des fraudes décide d’auditionner une employée, ce qui se fera par visioconférence et en présence d’un délégué syndical. L’intéressée a été informé des faits à propos desquels se tenait cette audition, étant précisément le respect de la police.
Un procès-verbal a été dressé de cette audition, constatant notamment des encodages inexacts et des pleins effectués de manière contraire aux conditions de la police, s’agissant notamment de pleins faits plusieurs fois le même jour, parfois pour du diesel, le kilométrage indiqué étant en outre incohérent.
L’employée impute les faits à son conjoint.
Elle est alors licenciée pour motif grave, dans un courrier particulièrement circonstancié, reprenant le détail des faits litigieux.
L’intéressée conteste le motif grave via son conseil, qui invoque le caractère suspect des licenciements individuels intervenus à ce moment (pour des motifs similaires), alors qu’il est question d’une possible restructuration de l’entreprise.
La décision du tribunal
Le tribunal du travail, par jugement du 4 mars 2022, a débouté l’intéressée de la totalité de ses demandes et l’a condamnée à une indemnité de procédure de 3 250 €.
Elle interjette appel.
La décision de la cour
La cour reprend brièvement les principes issus de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978.
Elle précise que, en droit, une audition préalable au licenciement est légitime dans l’hypothèse où l’employeur envisage de licencier un travailleur pour des motifs liés à son attitude et/ou à son aptitude et qui constituent potentiellement, comme dans le cas visé, de graves manquements.
Elle en vient rapidement aux circonstances du licenciement.
Elle retient d’abord le caractère légitime de l’audition préalable, qui a eu pour objet, au départ des données brutes récoltées dans le cadre de l’enquête, d’obtenir une connaissance suffisante des circonstances de nature à attribuer aux faits le caractère de motif grave requis.
Les droits de défense de l’intéressée ont par ailleurs été respectés, vu que l’objet de l’audition lui a été annoncé, qu’elle a pu se faire assister par un délégué syndical et qu’un procès-verbal contradictoire a été rédigé.
Celle-ci a ainsi pu s’exprimer sur les explications à donner.
Quant au fondement du motif grave, la cour reprend notamment la définition de la faute : celle-ci étant la violation d’une règle de droit qui impose d’agir ou de s’abstenir de manière déterminée, ou encore le comportement, qui sans constituer une telle violation s’analyse en une erreur de conduite que n’aurait pas adoptée une personne normalement prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances.
La faute doit être à ce point grave qu’elle rend immédiatement et définitivement impossible toute collaboration professionnelle, avec renvoi à la doctrine (H. DECKERS « Licenciement pour motif grave et principe de proportionnalité : une fausse évidence ? », Le congé pour motif grave, notion, évolutions, questions spéciales, Anthemis, 2011 pages 251 à 290 ainsi que « Licenciement pour motif grave et principe de proportionnalité : aspects théoriques et pratiques », Ors., 2015/8, pages 2 à 7), selon qui l’idée de proportionnalité est contenue dans le texte de l’article 35, sur le terrain de la faute (aspect qualitatif) et non sur celui de ses conséquences pour le travailleur ou du préjudice subi par les parties (aspect quantitatif).
Après avoir, en l’espèce, rejeté certaines critiques de l’employée, relatives à l’audition et aux documents qui avaient été préparés – et ce au motif qu’elle les a approuvés en temps opportun et qu’elle a signé le PV d’audition dont elle a admis qu’il était conforme à ce qu’elle avait déclaré et ne devait pas être corrigé -, la cour note que ce qui est contesté c’est l’imputabilité des faits, sans que le caractère abusif de ceux-ci ne puisse plus être discuté. L’appelante soutient en effet être de bonne foi et met en cause son mari, qui l’aurait « trahie ».
La cour rejette l’argument, rappelant que c’est l’employée qui est le conducteur principal et que, si des membres du ménage peuvent conduire le véhicule, ce n’est pas à titre principal. Quant à la carte carburant, elle ne peut pas être utilisée par quelqu’un d’autre que l’employé qui bénéficie de cet avantage. Elle ne peut par ailleurs servir à approvisionner un autre véhicule.
La cour souligne encore que l’intéressée connaissait les conditions d’utilisation et que l’attention des travailleurs a été attirée sur la nécessité de respecter celles-ci, obligation encore confirmée dans le contrat de travail lui-même.
L’usage qui en l’espèce a été fait du véhicule et de la carte carburant est irrégulier et est aussi imputable à l’employée qu’à son conjoint, puisqu’elle lui a consciemment remis la carte et le code.
L’employée faisant encore valoir que le véhicule était le seul du ménage et que le mari l’utilisait aux fins d’assurer les déplacements nécessaires aux enfants (quant à elle, il la déposait près d’une station de métro afin qu’elle effectue le trajet vers le lieu du travail en transport en commun), la cour constate là une contradiction avec des déclarations précédentes selon lesquelles le mari disposait d’une camionnette (avec moteur diesel).
Elle relève encore d’autres contradictions dans la défense de l’intéressée, qui ne donne pas d’explication crédible sur les pleins effectués et conclut au caractère abusif de l’usage qui a été fait, usage dont elle a bénéficié au profit de son ménage au départ d’une violation dans son propre chef des conditions autorisées. Elle ne peut dès lors invoquer sa bonne foi et l’absence de toute conscience de ses responsabilités.
La cour retient qu’il y a eu appropriation d’un avantage auquel l’employée savait ou devait savoir qu’elle n’avait pas droit et qu’aucune circonstance invoquée n’est de nature à en atténuer la portée.
La confiance entre parties était dès lors rompue immédiatement et définitivement. Le motif grave est dès lors confirmé.
Par voie de conséquence, le licenciement ne n’a pas un caractère manifestement déraisonnable.
L’intéressée est ici encore condamnée à l’indemnité de procédure, celle-ci étant fixée à 3750 €.