Commentaire de C. trav. Bruxelles, 11 juin 2024, R.G. 2020/AB/666
Mis en ligne le jeudi 20 mars 2025
C. trav. Bruxelles, 11 juin 2024, R.G. 2020/AB/666
(Décision commentée)
Résumé introductif
La directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 est dépourvue d’effet horizontal (ne valant pas entre particuliers).
En l’absence de système permettant de mesurer la durée du temps de travail, l’employeur qui ne parvient pas à établir le nombre précis d’heures accomplies n’est pas tenu de payer toutes les heures supplémentaires réclamées par le travailleur alors que celui-ci n’est pas en mesure d’en prouver la prestation.
Il n’existe pas en droit belge de réglementation prévoyant une obligation générale imposant à l’employeur de mesurer la durée du temps de travail journalier.
Il n’existe pas davantage de système en droit belge de partage de la preuve mais cette obligation peut être tempérée par celle de collaboration à l’administration de la preuve et par la possibilité pour le juge en vertu de l’article 8.4, al. 5, du Livre 8 du Code civil de déroger dans les conditions qu’il prévoit à la règle selon laquelle c’est au travailleur qui réclame le paiement d’heures supplémentaires de prouver celles-ci.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Une société de services aux entreprises (traitant la gestion des questions administratives et financières) avait engagé en 2012 une employée, chargée au départ du suivi opérationnel des clients.
Après une première réorganisation en 2012-2013, celle-ci devint Key Account Manager pour des gros clients et d’autres lui furent ajoutés ensuite.
Une restructuration interne intervint encore en 2014. Celle-ci ne se fit apparemment pas sans mal au niveau du personnel. L’employée en question se plaignit d’une surcharge de travail en octobre 2014 à l’occasion d’une réunion. Le lendemain, certains clients lui furent retirés.
Concomitamment, le médecin traitant de l’intéressée diagnostiqua un état d’épuisement. Elle refusa d’être mise au repos.
Elle « craqua » un peu plus tard à l’occasion d’une altercation avec un collègue. Elle fut alors mise en repos pour une dizaine de jours.
L’incapacité de travail fut prolongée jusqu’au 31 août 2015. Pendant celle-ci, en février, l’intéressée demanda un entretien avec la DRH. Des éventualités furent alors envisagées, en vue de réorganiser son travail.
En mars 2015, elle fut licenciée moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.
Les motifs concrets du licenciement, qu’elle avait demandés selon les formes et dans le délai légal, sont donnés à partir des déclarations qu’elle avait faites lors de l’entretien ci-dessus, étant qu’elle n’arrivait plus à gérer de manière optimale les tâches qui lui étaient confiées et que, par ailleurs, elle n’avait pas les connaissances de base pour reprendre certaines fonctions autres. Le licenciement était dès lors fondé sur son aptitude.
Parallèlement, l’intéressée fit intervenir son conseil, qui demanda certaines précisions (documentées) relatives au temps de travail presté. L’employeur refusa, considérant que les informations concernaient le fonctionnement interne de l’entreprise et des données potentiellement sensibles.
L’employée introduisit un recours devant le tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Les jugements du tribunal
Le tribunal ordonna, par deux jugements avant-dire droit, la tenue d’enquêtes.
Parallèlement des tentatives de conciliation judiciaire intervinrent mais sans succès.
Par jugement du 17 septembre 2020, il conclut au débouté. Ceci pour l’ensemble des demandes, qui étaient nombreuses, concernant notamment des heures supplémentaires, un complément d’indemnité compensatoire de préavis, une indemnité pour discrimination, une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable, des dommages et intérêts, …).
L’arrêt de la cour
La cour entreprend l’examen du chef de demande relatif aux heures supplémentaires en premier lieu, celui-ci conditionnant d’autres réclamations (ajustement de l’indemnité compensatoire de préavis, paiement du pécule de vacances.
Le premier point soulevé par l’appelante, qui se fonde sur un important arrêt de la Cour de Justice (C.J.U.E., 14 mai 2019, Aff. n° C-55/18 (FEDERACIÓN DE SERVICIOS DE COMISIONES OBRERAS- CCOO c/ DEUTSCHE BANK SAE) (Grande Chambre), est que, en l’absence d’un système objectif d’enregistrement du temps de travail, le travailleur est déchargé de la preuve impossible du nombre d’heures supplémentaires effectuées et qu’il doit pouvoir se contenter d’apporter l’indice de la violation de ses droits, l’employeur étant tenu d’apporter la preuve contraire. Elle sollicite que la cour retienne la preuve par vraisemblance.
Elle invoque à la fois l’article 38bis de la loi sur le travail du 16 mars 1971, l’article 146 du Code pénal social (qui sanctionne pénalement le précédent) ainsi que l’article 22 de la loi du 12 avril 1965 sur la protection de la rémunération. Elle vise également l’article 8.6 du livre 8 du Code civil.
Après avoir repris l’arrêt ci-dessus, la cour du travail rappelle l’enseignement que l’on peut en tirer, renvoyant à un arrêt du 17 novembre 2021 de la même cour (C. trav. Bruxelles, 17 novembre 2021, R.G. 2019/AB/431) sur sa portée : il n’a pas pour effet, en l’absence de système permettant de mesurer la durée du temps de travail, d’imposer à l’employeur qui ne parvient pas à établir le nombre précis d’heures accomplies de payer toutes les heures supplémentaires réclamées par le travailleur alors que celui-ci n’est pas en mesure d’en prouver la prestation.
La directive est en effet dépourvue d’effet horizontal (ne valant pas entre particuliers) et il n’existe pas en droit belge de réglementation prévoyant une obligation générale imposant à l’employeur de mesurer la durée du temps de travail journalier. Il n’existe pas davantage de système en droit belge de partage de la preuve mais cette obligation peut être tempérée par celle de collaboration à l’administration de la preuve et par la possibilité pour le juge en vertu de l’article 8.4, al. 5, du Livre 8 du Code civil de déroger dans les conditions qu’il prévoit à la règle selon laquelle c’est au travailleur qui réclame le paiement d’heures supplémentaires de prouver celles-ci.
Dès lors, l’employée est tenue de prouver en premier lieu les heures dont elle réclame le paiement, ce qu’elle échoue à faire.
Ainsi, le système de contrôle d’ouverture et de fermeture de session sur les PC ne devait être conservé que trois mois, de telle sorte que l’employée ne peut dès lors plaider qu’il y aurait une destruction volontaire de preuve à l’issue de cette période.
Par ailleurs elle a été en télétravail et le travailleur n’est pas soumis aux règles en matière de durée de travail pendant ce temps.
Enfin, les calculs qu’elle a effectués ne sont ni vérifiables ni objectifs.
Les demandes relatives aux heures supplémentaires sont dès lors considérées non fondées, de même que la correction de l’indemnité compensatoire de préavis (qui devrait inclure celles-ci).
L’appelante se fondait en outre sur le réajustement de l’évaluation de l’usage privé de la voiture mise à disposition ainsi que sur celle de l’assurance hospitalisation.
Pour ce qui est de la voiture, la valeur de l’usage privé doit être apprécié, comme la cour le rappelle, en tenant compte du bénéfice réalisé par le travailleur et ne se confond pas avec le coût du leasing qu’il devrait financer après la rupture. Il s’agit ici d’un modèle Volvo et la cour fixe à 600 € la somme mensuelle correspondante, somme qui a été retenue par le tribunal.
Quant à l’assurance hospitalisation, elle est évaluée par référence au montant des contributions patronales payées pendant la dernière période d’occupation. Celles-ci entrent dans la rémunération en cours au moment du congé et ne peuvent être influencées par des circonstances survenues après cette date.
La cour constate ensuite, sur le chef de demande relatif à la sanction du caractère discriminatoire du licenciement, que l’employée a été licenciée le 3 mars et était en incapacité de travail depuis le 2 février.
Même si les motifs de licenciement se réfèrent à l’entretien qui avait eu lieu quelques jours auparavant (au cours duquel l’intéressée avait expliqué qu’elle n’arrivait plus à gérer de manière optimale les tâches confiées), la cour estime que celui-ci paraît présenter un lien avec l’état de santé et elle active dès lors la présomption.
Dans l’examen de son renversement, il apparaît cependant qu’il n’est pas fondé sur cet état de santé, les motifs invoqués par l’employeur étant corroborés par une série d’éléments apparus au cours des enquêtes. Les témoignages sont concordants quant à son insuffisance professionnelle. Même s’ils confirment également l’existence d’une grosse charge de travail généralisée, il n’est pas établi que la société aurait traité l’employée de manière moins favorable en lui imposant une charge plus importante que celle de ses collègues. La cour souligne les mesures prises par l’employeur pour alléger celle-ci lorsque l’appelante en a fait la demande.
Le licenciement est dès lors fondé sur le fait qu’elle n’arrivait plus à gérer de manière optimale les tâches qui lui étaient confiées et que l’entretien qui a eu lieu quelque peu avant le licenciement a fait apparaître que la poursuite de la relation travail n’était satisfaisante pour aucune des deux parties. Il est certes intervenu pendant la période d’incapacité mais l’employeur établit qu’il n’est pas fondé sur celle-ci.
Dans la foulée, la cour déboute l’intéressée de sa demande de licenciement manifestement déraisonnable, vu le motif retenu.
Le jugement est dès lors confirmé dans toutes ses dispositions.
Sur les dépens, la cour ramène l’indemnité de procédure (pour chacune des deux instances) au minimum légal à la demande de l’intéressée, qui plaide sa capacité financière limitée.