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Vidéosurveillance au travail : le cas des employés de casinos

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 30 mai 2024, R.G. 2024/AB/189

Mis en ligne le jeudi 20 mars 2025


C. trav. Bruxelles, 30 mai 2024, R.G. 2024/AB/189

(Décision commentée)

Résumé introductif

Aucune norme n’impose aux juridictions du travail de se conformer à une décision prise par la Commission des jeux de hasard.

Dans la mesure où la vidéosurveillance est obligatoire en vertu de l’arrêté royal du 23 mai 2003 et fait partie des fondamentaux de la surveillance du jeu au sein de tout établissement de jeux de hasard, les employés sont dûment informés de celle-ci et il n’y a pas de ce fait atteinte au respect de leur vie privée au travail, dans la mesure où les moyens mis en œuvre sont conformes à la Convention collective de travail n° 68.

La notion d’attente raisonnable à cet égard est un préalable à l’application des dispositions de la Convention européenne.

Dispositions légales

  • Arrêté royal du 23 mai 2003 relatif aux modalités de surveillance et de contrôle des jeux de hasard dans les établissements de jeux de hasard de classe I, au moyen d’un système informatique approprié
  • Convention collective de travail n° 68 du 16 juin 1998 relative à la protection de la vie privée des travailleurs à l’égard de la surveillance par caméras sur le lieu du travail – articles 1er et suivants

Analyse

Faits de la cause

Une employée de casino a été élue aux élections sociales de 2012 (déléguée effective CE et CPPT). De même en 2020.

Il lui fut reproché, dans sa fonction de « inspecteur senior » - qui est un poste de confiance – de ne pas avoir respecté les procédures de surveillance, notamment au jeu de la roulette. La société rappelle les règles de ce jeu ainsi que les obligations de surveillance de l’inspecteur.

Elle précise que le département surveillance a constaté un jour déterminé (13 décembre 2023), et ce via les caméras de surveillance, un élément suspect à une des tables qui lui étaient assignées, à savoir que des jetons étaient placés après que la bille était tombée.

Il a alors été conclu dans un contrôle plus poussé à un acte de tricherie. Vu le non-respect des règles du jeu, l’intéressée aurait dû refuser une annonce, le client ayant fait celle-ci alors qu’il connaissait le numéro gagnant, le montant du gain étant de 1 750 € pour 50 € d’annonce – montant payé deux fois.

Des recherches complémentaires ont été faites sur le caractère isolé ou non de cet incident.

La société conclut, après l’examen de plusieurs enregistrements, qu’il y avait collusion et tricherie. Ceci se serait produit à de nombreuses reprises, la société calculant que le client aurait perçu 14 000 € suite à cette collusion.

La procédure

Par requête du 19 décembre 2023, l’employeur a introduit une requête devant le Président du Tribunal du travail francophone de Bruxelles en vue d’obtenir l’autorisation de licencier l’intéressée pour motif grave.

L’organisation syndicale a été informée, de même que l’employée.

Dans la suite de la procédure, le président constata l’absence de conciliation par ordonnance du 29 décembre 2023, suite à quoi la société a lancé citation et le contrat a été suspendu.

Le jugement du tribunal

Le tribunal a retenu, dans un jugement du 28 février 2024, l’existence d’un motif grave et a autorisé la société à licencier l’intéressée sans préavis ni indemnité.

Celle-ci et l’organisation syndicale qui a présenté sa candidature interjettent appel du jugement.

Le syndicat ne comparaitra pas à l’audience de plaidoirie.

Les demandes en appel

Les parties appelantes sollicitent l’écartement de certaines pièces et la surséance à statuer jusqu’à ce que soit connue la décision à prendre par la Commission des jeux de hasard (instaurée par l’arrêté royal du 23 mai 2003 relatif aux modalités de surveillance et de contrôle des jeux de hasard dans les établissements de jeux de hasard de classe I, au moyen d’un système informatique approprié) et l’épuisement des voies de recours de nature à être formées contre celle-ci.

À titre subsidiaire elles sollicitent que l’intimée soit déboutée de son action et condamnée aux indemnités de procédure.

À titre infiniment subsidiaire, en cas de désignation d’un expert, elles demandent la limitation de sa mission à des constatations matérielles et à l’expression d’un avis technique.

La décision de la cour

La cour rejette la demande de surséance à statuer dans l’attente de la décision de la Commission des jeux de hasard.

Elle motive sa décision en précisant que la société entend prouver la réalité des faits reprochés au moyen d’enregistrements de vidéosurveillance. Si la Commission des jeux de hasard en a été informée (par téléphone, selon la société),
aucune norme n’impose aux juridictions du travail de se conformer à une décision prise par cette commission. Par ailleurs, aucun élément du dossier n’indique qu’une action publique aurait été intentée au sujet des faits.

Elle examine ensuite le respect de la procédure judiciaire, constatant que l’employeur a respecté le délai légal. Des investigations ont été menées par l’employeur, le rapport d’enquête datant du 15 décembre 2023 et rien n’établit dans le dossier que la personne ayant pouvoir de licencier ait pu en avoir une connaissance suffisante avant le 15 décembre. La procédure ayant été entamée le troisième jour ouvrable suivant celui de la connaissance des faits, le délai imposé par la loi a été respecté.

La cour se penche ensuite sur la question des enregistrements, s’agissant de vérifier l’admissibilité de la preuve.

Dans la mesure où la vidéosurveillance est obligatoire, en l’espèce en vertu de l’arrêté royal du 23 mai 2003 et fait partie des fondamentaux de la surveillance du jeu au sein de tout établissement de jeux de hasard, l’employée était informée de ce fait et il n’existait pas dans son chef d’attente raisonnable au respect de sa vie privée au travail à cet égard.

La cour précise encore, renvoyant à la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme (dont Cr.E.D.H., 12 janvier 2016, BĂRBULESCU c/ ROUMANIE, Req. 61.496/08), à celle de la Cour de cassation (Cass., 17 novembre 2015, P.15.0880.N) ainsi qu’à la doctrine de F. RAEPSAET (F. RAEPSAET, « Les attentes raisonnable en matière de vie privée », J.T.T., 2011, page 146 et suivantes), que l’existence d’une telle attente raisonnable est un préalable à l’application des dispositions de la Convention européenne.

Pour ce qui est de du respect de la CCT n° 68, la cour note que les informations ont été rédigées en anglais alors qu’elles auraient dû l’être en français ou en néerlandais. Cette irrégularité n’entraîne cependant pas la nullité du document puisqu’il peut être remplacé à la date – ce que l’intéressée n’a pas demandé.

Les pièces produites par l’employeur démontrent que la CCT a été respectée.

N’est pas davantage plaidé le fait que cette surveillance aurait été disproportionnée, mais uniquement l’absence d’évaluation régulière du système utilisé. Pour la cour, ce reproche n’est pas légitime – dans la mesure où l’intéressée était membre du conseil d’entreprise.

Enfin, la cour ne retient pas de manquement à l’arrêté royal du 23 mai 2003, à défaut pour les parties appelantes de préciser leurs arguments à cet égard.

La seule irrégularité constatée n’entache dès lors pas la fiabilité des éléments de preuve produits.

Elle admet dès lors ces enregistrements bruts, signalant toutefois ne pas se prononcer à ce stade sur l’admissibilité d’enregistrements « avec audio améliorée ».
Certains de ces enregistrements ont été projetés lors de l’audience (vu l’impossibilité de visionner l’ensemble).

La cour ordonne alors une expertise, souhaitant un avis technique. En vue de l’expertise, elle interroge également la Commission des jeux de hasard, sollicitant la production de documents, étant celui (ou ceux) que la société devrait normalement lui avoir transmis ainsi que la décision qui aurait été prise (éléments non déposés par la société).

Pour ce qui est de l’expertise elle-même, la cour confie à l’expert désigné une mission très détaillée, concernant les constatations à faire à partir de ces enregistrements, les opérations litigieuses étant scrupuleusement reprises (roulette, numéro gagnant, …). L’organisation de l’expertise et son déroulement sont également longuement précisés dans le dispositif de l’arrêt.

Note :

L’affaire a été fixée en réouverture des débats à une audience de la rentrée judiciaire 2024 – 2025.

Elle est dès lors à suivre très prochainement.


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