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Indemnisation du préjudice lié à l’absence de déclaration du travailleur à la sécurité sociale

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 12 août 2024, R.G. 2019/AB/738

Mis en ligne le jeudi 20 mars 2025


C. trav. Bruxelles, 12 août 2024, R.G. 2019/AB/738

Résumé introductif

Dès lors qu’un travailleur n’a pas été déclaré à la sécurité sociale et qu’il réclame en justice réparation du préjudice subi suite à cette faute de l’employeur, il faut identifier la nature du dommage.
Dès lors que celui-ci est une perte au niveau de la pension de retraite, il y a lieu de vérifier si le préjudice est certain, et ce eu égard à la date à laquelle l’âge de la pension sera (ou a été) atteint.
Lorsque le préjudice est déterminable (l’âge étant atteint), il faut distinguer le préjudice passé (allant jusqu’à la date de la décision judiciaire) et le préjudice futur, celui-ci pouvant être compensé par l’octroi d’une rente mensuelle indexée, système qui correspond mieux aux exigences de réparation intégrale.

Dispositions légales

  • Loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs - article 26, alinéa 1er
  • Lois du 28 juin 1971 relatives aux vacances annuelles des travailleurs salariés coordonnées le 28 juin 1971 - article 46 bis alinéa 1er
  • Nouveau Code civil - Livre 6– article 6.24

Analyse

Faits de la cause

Un chauffeur d’une ambassade étrangère n’avait pas été assujetti par son employeur au régime belge de sécurité sociale pour la période d’avril 2002 à juillet 2012.

La situation fut régularisée à ce moment. L’ambassade lui soumit, pour ce qui est du passé, une convention transactionnelle prévoyant le paiement d’un forfait pour solde complet et définitif. Un nouveau contrat du signé.

L’intéressé demanda ultérieurement la régularisation de sa situation vis-à-vis de l’O.N.S.S. et introduisit une requête devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.

Rétroactes de procédure

Le travailleur fut débouté en première instance et interjeta appel.

L’arrêt de la cour du 25 avril 2022

Un premier arrêt fut rendu par la Cour du travail de Bruxelles le 25 avril 2022 (arrêt précédemment commenté).

La convention de transaction fut annulée, étant ainsi privée d’effets et les parties furent replacées dans le même état que si elles n’avaient pas signé celle-ci. La demande de l’ambassade, qui sollicitait le remboursement de la somme forfaitaire versée au travailleur, fut accueillie.

La cour examina ensuite la question de la régularisation du paiement des cotisations de sécurité sociale. Renvoyant à un précédent arrêt (C. trav. Bruxelles, 6 novembre 2019, RG 2016/AB/957), elle jugea que la circonstance que l’O.N.S.S. dispose d’une action directe contre l’employeur ne prive pas celui-ci de son droit d’agir personnellement avec le même objectif factuel, mais sur un fondement légal différent.

Elle retint l’unité d’intention, vu la répétition ininterrompue du même fait de non-paiement des cotisations, et admit l’infraction continuée, réglant ainsi la question de la prescription.

Elle débouta le travailleur de sa demande de réparation du dommage en nature mais accueillit celle relative à des dommages et intérêts au titre de réparation du préjudice subi en raison du non-paiement des cotisations. La condamnation fut limitée à un euro provisionnel.

Elle ordonna la réouverture des débats, afin de déterminer la base de calcul mais jugea déjà sur ce point que le montant perçu par le travailleur pendant la période litigieuse devait être considéré comme de la rémunération brute imposable, étant celle qui devait servir de base au calcul de l’impôt et qui, après déduction du précompte professionnel, donnerait le montant de la rémunération nette. Elle rappela à cet égard l’article 26, alinéa 1er, de la loi du 27 juin 1969 en vertu duquel l’employeur ne peut récupérer à charge du travailleur le montant de la cotisation de sécurité sociale correspondant à sa quote-part si celle-ci n’a pas été retenue en temps utile.

Un autre chef de demande visait le non-paiement du double pécule de vacances (l’ONVA n’ayant pu payer celui-ci vu l’absence d’affiliation au régime de sécurité sociale des travailleurs salariés), poste pour lequel le travailleur avait également introduit une demande de dommages et intérêts.

La cour admit que l’exclusion de celui-ci du champ d’application des lois en matière de vacances annuelles l’avait empêché de se prévaloir du droit au paiement des doubles pécules et accueillit la demande également sur le plan des principes. Elle précisa sur cette question que le délai de prescription de trois ans de l’article 46bis alinéa 1er, des lois du 28 juin 1971 ne s’applique qu’à l’action en paiement du pécule de vacances du travailleur contre l’ONVA.

L’arrêt du 12 août 2024

La cour reprend, après les rétroactes de l’affaire, la position des parties après réouverture des débats.

Le travailleur sollicite la condamnation de l’État intimé, à titre principal, à un montant de l’ordre de 102 000 € à titre de réparation du dommage lié au défaut d’assujettissement. Subsidiairement, il réduit ce montant à 62 000 € environ. Les chiffres correspondent à une perte de pension calculée au taux ménage et au taux isolé
.
En ce qui concerne le l’État étranger, il demande à la cour de rejeter les demandes et également de prendre acte, pour ce qui est du préjudice invoqué par le travailleur sur le plan de la pension de retraite, qu’il ne s’oppose pas au renvoi de l’affaire jusqu’à ce moment.

La cour tranche, dès lors, la question de l’évaluation des dommages et intérêts, qui est le seul point en suspens, étant de déterminer le montant de ceux-ci eu égard au défaut de paiement des cotisations pendant une période de 10 ans.

Elle note que le seul dommage concerne le droit la pension, celle-ci devant prendre cours le 1er octobre 2033 et que le travailleur a effectué le calcul du montant réclamé à partir des données en sa possession. La cour reprend les éléments dont il a été tenu compte dans l’élaboration de ce chiffre, constatant qu’il s’est conformé à la méthode indiquée par le SFP, étant - étape par étape - (i) de calculer les salaires réels, fictifs et forfaitaires déterminés sur base annuelle, (ii) de comparer celui-ci année par année avec le plafond salarial, (iii) de procéder à la revalorisation annuelle du salaire en appliquant un coefficient permettant de l’ajuster à l’évolution du coût de la vie, (iv) de diviser ce salaire revalorisé par 45 et (v) de multiplier le chiffre obtenu par 60 % (taux isolé) ou par 75 % (taux ménage).

Elle constate que le dommage n’est pas défini dans l’ancien Code civil - applicable en l’espèce. En droit, le dommage existe dès qu’il y a une atteinte à un intérêt ou la perte d’un avantage, pour autant que celui-ci soit stable et légitime (avec renvoi à une jurisprudence constante de la Cour de cassation et à l’enseignement de P. VAN OMMESLAGHE (P. VAN OMMESLAHE, Droit des obligations, Bruxelles, Bruylant, 2018, tome 2, page 1500)).

La cour précise qu’une définition plus structurée est donnée dans le nouveau Livre 6 du Code civil (« La responsabilité extracontractuelle » - entrée en vigueur le 1er janvier 2025), étant qu’il s’agit des conséquences économiques ou non économiques d’une atteinte à un intérêt personnel juridiquement protégé. Il s’agit de distinguer l’atteinte elle-même de ses conséquences, une atteinte pouvant exister sans qu’elle n’entraîne un dommage. La cour considère que rien ne s’oppose à ce qu’elle fasse sienne cette définition.

Le dommage doit par ailleurs être certain, s’agissant d’une « certitude judiciaire » et non d’une certitude absolue : il y aura un dommage certain chaque fois que le juge aura la conviction raisonnable que la victime se serait forcément trouvée dans une situation meilleure s’il n’y avait pas eu d’atteinte à l’intérêt juridiquement protégé (17e feuillet de l’arrêt avec renvoi à Doc. Parl., Ch., Sess. 2022–2023, n° 55–3213/001, page 136).

Un préjudice futur peut dès lors avoir un degré de certitude tel qu’il constitue un dommage réparable.

Cependant, aussi longtemps que l’intéressé n’aura pas atteint l’âge légal de la pension, son préjudice futur est hypothétique, et partant incertain. Tout en retenant qu’il y a une atteinte à un intérêt personnel juridiquement protégé, la cour constate qu’il n’existe aucune certitude raisonnable que le travailleur atteindra l’âge légal de la pension près de 10 ans plus tard. Il s’agit d’un événement futur et incertain et, s’il venait à décéder, le dommage ne se réaliserait pas.

L’Etat étranger étant disposé à un renvoi au rôle, la cour réserve à statuer et renvoie l’affaire au rôle particulier.

Intérêt de la décision

Le même jour, la cour a rendu deux autres arrêts (2019/AB/740 et 2019/AB/439).

Dans l’affaire 2019/AB/740, le travailleur avait atteint l’âge de la pension le 24 octobre 2018, bénéficiant de celle-ci depuis le 1er novembre. La cour a retenu qu’il peut se prévaloir d’un préjudice futur, qui n’est pas hypothétique, même si le préjudice tel que calculé par lui (calcul conforme aux cinq étapes ci-dessus) comporte une composante passée et une composante future. Le débat s’est orienté vers une capitalisation, la cour précisant que ce mécanisme comporte une part de spéculation et qu’il s’avère inapproprié pour l’indemnisation du préjudice passé. Par contre, il pourrait y être recouru pour celle du préjudice futur. L’intéressé l’a appliqué pour l’ensemble de son préjudice (en ce qui concerne le préjudice passé). Pour la cour, une meilleure réponse est l’octroi d’une rente mensuelle indexée, système qui répondra mieux aux exigences de réparation intégrale et in concreto, évitant ainsi le recours aux tables de mortalité et « collant » directement à la perspective de survie réelle de l’intéressé. Ceci tiendra également compte d’une indexation vu l’érosion monétaire. Une réouverture des débats est également ordonnée ici afin de distinguer le préjudice passé allant jusqu’à la date de l’arrêt à intervenir (après la prochaine réouverture des débats) et le préjudice futur.

Dans l’arrêt 2019/AB/739, l’intéressé a eu 65 ans le 14 avril 2023 et son droit à la pension a pris cours le 1er mai 2023. La cour adopte la même solution que dans l’affaire précédente.


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