Terralaboris asbl

Obligations de bonne administration et de loyauté procédurale dans le chef des institutions de sécurité sociale

Commentaire de C. trav. Mons, 8 avril 2024, R.G. 2022/AM/397

Mis en ligne le jeudi 20 mars 2025


C. trav. Mons, 8 avril 2024, R.G. 2022/AM/397

Résumé introductif

L’administration est tenue de respecter le principe du délai raisonnable (qui est un principe de bonne administration), et ce même lorsqu’elle n’est pas tenue par un délai.

Une procédure judiciaire est téméraire ou vexatoire, non seulement lorsqu’une partie est animée d’une intention de nuire mais aussi lorsqu’elle exerce son droit d’agir en justice de manière qui excède manifestement les limites de l’exercice normal de ce droit par une personne (ou une administration) prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances.

Interjeter appel quinze ans après la date du jugement alors que celui-ci a été exécuté et que les effets de cet appel sont particulièrement préjudiciables pour l’assuré social (ou ses ayants-droit) est un abus de procédure.

Dispositions légales

  • Arrêté royal du 13 novembre 2023 modifiant l’arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles

Analyse

Faits de la cause

Un travailleur manuel, ayant presté en tant que manœuvre dans le bâtiment et, ensuite, en qualité de charpentier chauffeur, a été, entre 1987 et 2001, ouvrier polyvalent dans des conduites de gaz et égouts, activité où il fut amené à utiliser fréquemment le marteau-piqueur et la pelle pour des travaux de terrassement.

À partir de 2001, il a eu plusieurs périodes d’incapacité de travail.

Ayant introduit une demande de reconnaissance de maladie professionnelle (sous le code 1.605.11), une décision du Fonds des maladies professionnelles (actuellement Fedris) lui fut notifiée le 28 septembre 2004 reconnaissant la maladie mais refusant toute indemnisation pour absence d’incapacité physique.

Une procédure fut introduite devant le Tribunal du travail de Charleroi, section de Charleroi. Un jugement fut rendu le 14 juin 2007, fixant à 8 % (soit 5 % d’incapacité physiologique tel que précisé par l’expert et 3 % de FSE) l’incapacité permanente globale.

Ce jugement fut exécuté par Fedris.

Une demande de révision fut introduite le 26 septembre 2013, qui aboutit à une décision de Fedris du 21 octobre 2014 de maintenir le taux en cause.

L’intéressé prit sa pension le 1er octobre 2013 et contesta cette décision, introduisant une nouvelle procédure devant le Tribunal du travail du Hainaut, division de Charleroi.

L’expert désigné déposa son rapport le 27 juin 2017, concluant à 10 % d’incapacité physiologique.
Une contestation intervint à ce moment, Fedris considérant que l’omarthrose dont était atteint l’intéressé n’est pas une maladie professionnelle.

Le demandeur décéda le 18 mars 2019.

Le 26 octobre 2022, veille de l’audience à laquelle l’affaire était fixée après expertise, Fedris interjeta appel du jugement rendu le 14 juin 2007.

Le dossier fut dès lors renvoyé au rôle.

La décision de la cour

La cour rappelle que l’affaire a été remise, à sa demande expresse, afin de permettre aux parties de conclure sur le principe de bonne administration et de l’informer de l’historique complet de la procédure depuis 2007.

Elle examine, dès lors, la question de l’abus de droit procédural, avant de se pencher sur le fond de la demande de réparation.

Les conditions de l’abus de procédure sont contenues dans les notions de procédure téméraire ou vexatoire, étant non seulement qu’une partie est animée d’une intention de nuire mais aussi qu’elle exerce son droit d’agir en justice de manière qui excède manifestement les limites de l’exercice normal de ce droit par une personne prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances (renvoi est fait ici à la jurisprudence de la Cour de cassation, dont Cass., 23 novembre 2016, P.16.0689.F et Cass., 13 janvier 2015, P.14.1163.N-P.14.1165.N).

La cour rappelle que selon la Cour suprême également (Cass., 29 novembre 2004, S.03.0057.F), le droit à la sécurité juridique implique notamment que le citoyen doit pouvoir faire confiance à « ce qu’il ne peut concevoir autrement que comme une règle fixe de conduite et d’administration », les services publics étant tenus d’honorer les prévisions justifiées qu’ils ont fait naître chez lui.

Aussi l’administration est-elle tenue de respecter le principe du délai raisonnable (qui est un principe de bonne administration), et ce même lorsqu’elle n’est pas tenue par un délai légal.

Ce qui peut rendre le délai déraisonnable, c’est la situation créée : soit l’administré a été laissé dans l’incertitude soit il a adapté son comportement à l’inaction de l’administration. La cour renvoie également au principe de confiance légitime. Reprenant la doctrine de J.–F. FUNCK (J.–F. FUNCK, « Prescription et délai raisonnable en sécurité sociale : questions d’actualité », in Questions spéciales de droit social, 1re édition, Bruxelles, Larcier, 2014, page 195), elle souligne que cette obligation est au carrefour d’autres devoirs : principe de confiance légitime (ou de sécurité juridique) et obligation d’information.

Elle en vient au code de la liste 1.605.01 (anciennement 1.605.11), tel qu’applicable jusqu’au 21 novembre 2023 (date de l’entrée en vigueur d’un arrêté royal du 13 novembre 2023 modifiant l’arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles), qui vise les affections ostéo–articulaires des membres supérieurs provoquées par des vibrations mécaniques.

L’arrêté royal du 13 novembre 2023 a spécifié à propos de celui-ci qu’il ne peut faire l’objet d’une révision en cas d’aggravation que si la lésion indemnisée est localisée au niveau du poignet ou du coude.

La cour reprend un extrait du Rapport au Roi précédant cet arrêté royal, dont il ressort que l’indemnisation accordée de manière définitive avant l’entrée en vigueur de l’arrêté royal en raison d’une affection ostéo-articulaire de l’épaule est maintenue mais qu’elle ne peut faire l’objet d’une majoration en cas d’aggravation. Seule peut être prise en charge par Fedris une aggravation de l’incapacité due à une atteinte au niveau des coudes ou des poignets. Le Rapport au Roi précise à cet égard que pour toute demande en révision (comme pour toute nouvelle demande d’ailleurs) l’assuré social se verra notifier une décision pour chaque localisation (épaule, coude ou poignet).

En l’espèce, la cour note que Fedris reproche au premier juge une erreur manifeste dans le jugement du 14 juin 2007, étant d’avoir admis que la maladie entrait dans la définition du code à ce moment. Or, selon Fedris, elle n’a pas pu être provoquée par les vibrations mécaniques. Il en découle que l’expert s’est trompé vu qu’il s’est fondé sur la présomption de causalité pour justifier l’existence de la maladie.

Elle épingle « l’attitude déloyale et attentatoire à la sécurité juridique » de Fedris.

Relevant que la victime n’a pas fait signifier le jugement entrepris, de telle sorte que l’appel– interjeté quinze ans après – est recevable, elle rappelle que vu le caractère d’ordre public de la législation, elle est tenue de vérifier si les conditions légales de reconnaissance de la maladie étaient présentes, vu l’absence d’acquiescement au jugement.

Elle reprend la position de l’institution de sécurité sociale dans les diverses étapes du dossier (accord sur le rapport d’expertise préliminaire et absence de contestation du rapport définitif, instrumentalisation de la voie d’appel pour faire obstacle à la demande d’aggravation, appel interjeté alors que l’intéressé était décédé et que le poids de la procédure ainsi que l’inquiétude d’un éventuel remboursement de sommes pesaient sur les héritiers et enfin déperdition des preuves et fragilisation des droits de la défense, suite au décès).

Et la cour de conclure à un abus du droit d’interjeter appel, étant que celui-ci a été exercé d’une manière qui excède manifestement les limites de l’exercice normal par une personne (ou une institution) prudente et diligente placée dans les mêmes circonstances.

La cour précise encore que si la réglementation a été modifiée, il en découle qu’avant cette modification, la reconnaissance au titre de maladie professionnelle de toute affection touchant l’une des trois articulations des membres supérieurs (poignet, coude et épaule) était admise.

Dans la mesure où l’exposition au risque a été reconnue, ainsi que l’existence d’une arthrose au niveau des coudes et des épaules, le lien causal est présumé établi. Elle confirme encore pour autant que de besoin que la réparation accordée dans le régime antérieur est maintenue pour les personnes indemnisées sous ce code.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be