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Harcèlement croisé au travail et hyperconflit

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 16 mai 2024, R.G. 2023/AB/448

Mis en ligne le mercredi 26 mars 2025


C. trav. Bruxelles, 16 mai 2024, R.G. 2023/AB/448

(Décision commentée)

Résumé introductif

L’existence d’un (hyper)conflit (situation où les protagonistes supportent chacun une partie de la responsabilité des événements et où il n’y a pas de déséquilibre entre elles) n’exclut pas la possibilité d’un harcèlement moral. Par ailleurs, des cas de harcèlement croisés peuvent exister.

La seule question pertinente pour reconnaître le harcèlement est de savoir si on est oui ou non face à un ensemble abusif de conduites tel que décrit par l’article 32ter, 2°, de la loi du 4 août 1996.

Constitue une faute dans le chef de l’employeur un manque de réaction par rapport à divers incidents intervenus au sein du personnel ainsi qu’un manque d’encadrement nécessaire. Le fait de donner suite aux recommandations figurant dans le rapport du conseiller en prévention suite à une plainte formelle déposée est sans incidence, le manquement constaté se situant en amont, étant que la hiérarchie n’a pas pris les mesures adéquates alors qu’elle était informée de la situation.

Dispositions légales

  • Loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail - article 32ter, 2°, 32septies, § 1er, 32nonies, 32decies et 32undecies et 32/2

Analyse

Faits de la cause

Après avoir presté pour le compte de BPOST en tant qu’intérimaire, une employée a été recrutée en tant qu’agent auxiliaire en 2016. Elle était affectée au service de tri général ou à la distribution.

Elle entretenait, depuis l’engagement d’un collègue (2017), de bonnes relations avec lui.

En février 2018, celui-ci a été nommé chef de vacation suppléant et les relations ont commencé à se dégrader, des incidents ne tardant pas à émailler celles-ci. De nombreux messages notamment ont été envoyés par ce collègue à l’intéressée et celle-ci a introduit une demande d’intervention psychosociale formelle pour faits de harcèlement le 20 août 2018. Le collègue a très rapidement changé de section, ayant été affecté à un autre poste de travail.

En décembre de la même année, l’employée a déposé plainte contre ce collègue auprès de la police.

Elle a été ensuite en incapacité de travail dans le courant du mois de janvier.

L’avis du conseiller en prévention aspects psychosociaux conclut à l’existence de harcèlement moral au travail, la plaignante ayant subi un ensemble abusif de plusieurs conduites (rumeurs, isolement, ainsi que le fait d’être écartée de ses collègues et d’être discréditée pendant plusieurs mois).

Des mesures individuelles ont été préconisées ainsi que des recommandations à l’égard de la ligne hiérarchique. Une recommandation globale prévoit vu la gravité de la situation que la hiérarchie doit réellement s’assurer que ce genre de comportement ne puisse plus se reproduire et que le rappel du code de conduite et une sensibilisation des collaborateurs sont nécessaires. L’employeur est invité à prendre les mesures adéquates pour sanctionner ce type de comportement s’il devait se reproduire.

Ces recommandations ont été communiquées aux intéressés et des entretiens individuels ont été organisés.

Une mesure disciplinaire de suspension de cinq jours a été prise à l’égard du collègue en cause ainsi que d’exclusion de toute fonction dirigeante pour l’avenir. Un avertissement lui a été donné. Les deux collègues ont été affectés à des zones différentes.

Quelques mois plus tard, l’intéressée, via son conseil, prend directement contact avec l’auteur des faits et lui réclame une indemnisation forfaitaire.

Dans un second courrier, adressé à BPOST, l’employée réclame six mois de rémunération, et ce d’autant que la société n’aurait pas adopté les mesures de prévention nécessaires afin de promouvoir le bien-être des travailleurs.

Le conseil de la société conteste à son tour et invite l’employée à se retourner contre l’auteur des faits lui-même.

Celle-ci introduira, en mai 2021, une requête devant le Tribunal du travail de Bruxelles, contre BPOST. La société cite le collègue en intervention forcée.

Le jugement du tribunal du travail

Par jugement du 10 mai 2023, le tribunal du travail fait partiellement droit à la demande, condamnant la société à payer à la demanderesse l’équivalent de trois mois de rémunération pour faits de harcèlement.

La demande en intervention forcée est jugée recevable et fondée, l’auteur des faits étant condamné à rembourser, éventuellement via une retenue sur rémunération appliquée conformément à la loi du 3 juillet 1978, le montant à payer par la société à la demanderesse.

Le travailleur condamné interjette appel.

L’appel

Les trois parties restent présentes à la cause devant la cour.

L’appelant demande à celle-ci de constater qu’il n’a pas commis de faits de harcèlement mais au contraire qu’il en a été victime. Il sollicite également que la demande en intervention forcée et garantie de la société à son encontre soit jugée non fondée et que soit réformée la décision de condamnation à son égard. Il sollicite la condamnation de BPOST au paiement de trois mois de salaire au titre d’indemnité pour harcèlement.

Quant à la demanderesse originaire, elle demande à la cour à titre principal de déclarer l’appel dirigé contre elle irrecevable et à titre subsidiaire de confirmer en tous points le jugement.

Enfin, BPOST sollicite à titre principal que l’appel à l’encontre de la demanderesse originaire soit déclaré recevable et à titre subsidiaire que soit recevable sa propre demande en intervention forcée conservatoire contre la demanderesse originaire, demande fondée sur l’article 813, alinéa 2, du Code judiciaire et, dans cette hypothèse, que l’arrêt à intervenir soit déclaré commun à l’égard de cette dernière.
Pour ce qui est du fond, dès lors que l’appel serait déclaré recevable, BPOST sollicite la confirmation du jugement.
A titre subsidiaire, si la cour devait considérer qu’il n’y a pas eu de faits de harcèlement, la société demande qu’elle dise pour droit que la demanderesse originaire n’a pas non plus commis de faits à l’encontre de l’appelant de sorte que la demande de ce dernier de paiement d’une indemnité doit être considérée non fondée.

La décision de la cour

La cour examine d’abord la question de la recevabilité des appels. La position de la demanderesse originaire, actuellement première intimée, est que la demande doit être considérée non recevable vu qu’aucun lien d’instance ne l’oppose à l’appelant (celle-ci n’ayant formulé contre lui aucune demande et le tribunal n’ayant prononcé aucune condamnation de celui-ci envers elle). La cour reprend les principes sur le lien d’instance et le caractère indivisible du litige, concluant que les deux parties ont une position opposée et qu’il existait effectivement devant le premier juge un lien d’instance entre elles. L’appel est dès lors recevable.

Elle passe à l’examen du fond, consacrant de très longs développements en droit à la question du harcèlement. Elle souligne que celui-ci se distingue du conflit et de l’hyper conflit. Dans cette seconde hypothèse, en effet, les protagonistes supportent chacun une partie de la responsabilité des événements et il n’y a pas de déséquilibre entre elles, s’agissant pratiquement d’une « lutte ouverte ».

Elle rappelle également que des cas de harcèlement croisés ont déjà été reconnus et que la seule question pertinente pour reconnaître le harcèlement est de savoir si on est oui ou non face à un ensemble abusif de conduites tel que décrit par l’article 32ter, 2°, de la loi du 4 août 1996.

Elle passe ensuite, toujours sur le plan des principes, aux mesures de protection au travail, telles que prévues aux articles 32septies, § 1er, 32nonies, 32decies et 32undecies de la loi du 4 août 1996.

Après ce rappel documenté, vient l’examen des divers chefs de demande des parties.

La cour retient le caractère objectif du rapport du conseiller en prévention, ainsi que son contenu nuancé. Elle reprend tout un ensemble de déclarations qui ont été faites par les personnes auditionnées et considère, comme le premier juge, que le collègue est l’auteur d’actes de harcèlement moral même s’il n’était apparemment pas la seule personne ayant contribué à celui-ci.

Les éléments du dossier semblant par ailleurs indiquer l’existence d’un (hyper)conflit entre les deux protagonistes, la cour rappelle que l’existence d’un (hyper)conflit n’exclut pas la possibilité d’un harcèlement moral si les conditions de l’article 32ter, 2°, de la loi du 4 août 1996 sont remplies. Cet hyper conflit n’est donc pas de nature à infirmer le constat selon lequel il y a eu harcèlement. Le fait que l’intéressé ait également été victime de harcèlement n’est pas de nature à influencer celui-ci.

Pour ce qui est de la demande originaire, la cour en confirme le bien-fondé, étant que la société doit payer trois mois de rémunération.

Sur la responsabilité de l’employeur, la cour reprend en droit les articles 1382 et 1384 de l’ancien Code civil ainsi que l’article 18 de la loi du 3 juillet 1978.

Elle considère, toujours sur la base du rapport du conseiller en prévention, que l’employeur a commis une faute dans le cadre de ce harcèlement, étant constaté un manque de réaction de la hiérarchie par rapport aux divers incidents ainsi qu’un manque d’encadrement nécessaire de l’auteur des faits. Le fait qu’il ait été donné suite aux recommandations figurant dans le rapport du conseiller en prévention est sans incidence sur ce constat, la cour précisant que ce n’est pas un manquement à ce niveau-là qui est reproché à BPOST mais un manquement en amont, étant que la hiérarchie n’a pas pris les mesures adéquates alors qu’elle était informée de la situation.

Il appartient en effet à l’employeur selon l’article 32/2, § 1er, de la loi du 4 août 1996, d’identifier les situations qui peuvent mener à des risques psychosociaux au travail, ainsi que de déterminer et d’évaluer les risques. Il doit également tenir compte des situations qui peuvent mener au stress au travail, à la violence et au harcèlement moral ou sexuel. D’autres mesures sont encore prévues à l’article 32/2, § 2, dont l’analyse des risques, qui n’est pas intervenue en l’espèce.

La cour retient des fautes concurrentes, tant de la part de l’employé que de l’employeur, quant au harcèlement. Sans celles-ci, le dommage tel qu’il s’est présenté ne se serait pas produit.

Vu le partage des responsabilités à concurrence de moitié pour chacun, l’employeur ne peut réclamer à son employé que la moitié du montant de la condamnation.

Enfin, la cour examine la propre demande de l’appelant, qui se plaint également d’avoir été harcelé. Elle constate un certain isolement de celui-ci, depuis la plainte à la police ainsi que des sobriquets et des insultes. Elle estime que celui-ci fait ainsi état d’éléments suffisants faisant présumer l’existence d’un harcèlement et qu’il appartient dès lors à l’employeur d’apporter la preuve contraire.

L’existence de harcèlement à l’égard de la demanderesse originaire ne fait en effet pas obstacle à ce que l’auteur de ces faits lui-même ait également été victime d’un harcèlement de la part de collègues. La responsabilité de l’employeur est ici également largement engagée, la hiérarchie ayant été informée à plusieurs reprises de cette situation, le service étant divisé en clans et l’intéressé s’étant vu affublé de sobriquets. Or, aucune mesure de prévention au niveau des risques psychosociaux n’a été prise si ce n’est de le déplacer dans un autre service. Cette mesure a été préjudiciable à sa santé et il a d’ailleurs subi une incapacité de travail.

La cour conclut que l’employeur doit ici également être condamné à une indemnité, celle-ci étant fixée forfaitairement à trois de rémunération.


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