Commentaire de C. trav. Bruxelles, 16 octobre 2024, R.G. 2022/AB/137
Mis en ligne le vendredi 28 mars 2025
Cour du travail de Bruxelles, 16 octobre 2024, R.G. 2022/AB/137
Terra Laboris
Résumé introductif
Le fait pour un travailleur, qui consulte la boîte mails professionnelle d’un collègue pour des motifs professionnels et selon des consignes connues et établies dans l’entreprise, de transmettre à d’autres collègues un e-mail manifestement privé et personnel de celle-ci (en accompagnant en l’espèce cette transmission d’un commentaire personnel narquois) constitue une violation de l’obligation de loyauté, de respect mutuel, de respect de la vie privée et de secret des communications électroniques qui s’imposent dans le cadre des relations de travail. Cette manœuvre intentionnelle constitue, ä elle seule, une faute grave qui rompt immédiatement et définitivement la confiance qui doit présider aux relations de travail.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Un employé est convoqué à un entretien par sa hiérarchie. Lors de celui-ci deux documents sont préparés, étant d’une part une convention de rupture d’un commun accord du contrat de travail avec effet à la fin du mois en cours, moyennant paiement d’une allocation de fin d’exercice au prorata de l’année écoulée et du pécule de vacances de départ et d’autre part une lettre de licenciement pour motif grave contenant les motifs.
Il s’agit essentiellement du fait que l’intéressé s’est connecté à la boîte de messagerie de sa collègue et que, à cette occasion, il a lu un message personnel de celle-ci traitant de sa candidature pour un autre poste au sein de la société.
Lui est reproché le fait d’avoir transmis ce message, contenant des informations personnelles et confidentielles, à deux collègues dont un membre de la hiérarchie avec un commentaire. Le courrier précise qu’il s’agit d’une fuite de données personnelles, qui peut même être qualifiée de vol puisqu’intentionnellement et délibérément l’intéressé s’est ainsi emparé de données personnelles relatives à sa collègue et les a divulguées à d’autres personnes.
L’auteur de la lettre y voit également un manquement à la politique interne de protection des données personnelles, qui prévoit la possibilité de sanctions disciplinaires.
Lui est également rappelé le fait que des avertissements ont dû lui être donnés par le passé pour divers problèmes (conduite inadéquate, absences injustifiées, comportement perturbateur, dénigrement de collègues).
La convention de rupture d’un commun accord, prévoyant la rupture des relations contractuelles à la fin du mois, est signée. Parallèlement la lettre de licenciement pour motif grave est envoyée.
Cinq mois et demi plus tard, l’employé conteste à la fois la rupture d’un commun accord et le motif grave, réclamant une indemnité compensatoire de préavis et une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable.
Aucun accord ne se dégageant, il introduit une procédure devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Par jugement du 7 décembre 2021, celui-ci le déboute de ses demandes et le condamne au paiement de l’indemnité de procédure fixée à 2 600 €.
Objet de l’appel
L’appel porte sur les deux mêmes indemnités, ainsi que sur le paiement d’intérêts moratoires depuis la date de rupture du contrat de travail. L’appelant demande en outre la condamnation de la société au paiement des deux indemnités de procédure.
La société conclut comme il se doit à la confirmation du jugement et elle demande que les deux indemnités de procédure, à charge de l’ex employé, soient fixées à 3 000 € par instance.
La décision de la cour
La cour tranche un premier point, étant la rupture du contrat elle-même, les parties étant opposées sur cette question.
Pour l’employé, le contrat a pris fin en raison du licenciement pour motif grave, qui lui a été notifié par courrier recommandé du 24 juillet 2019, la société estimant que la fin du contrat est intervenue par rupture d’un commun accord conformément à la convention signée le même jour.
La cour note que, pour le tribunal, la rupture est intervenue par la convention signée et que la lettre recommandée de licenciement pour motif grave n’a eu aucun effet.
Elle ne partage pas cette conclusion : lorsque le congé a été notifié, le contrat de travail était toujours en cours, et ce jusqu’à la fin du mois. C’est en effet à cette date que la convention de rupture d’un commun accord a fixé sa fin. La société pouvait dès lors licencier pour motif grave nonobstant la rupture d’un commun accord à terme convenue par les parties, celui-ci n’ayant pas encore été atteint. Elle retient dès lors que c’est cet acte de notification du congé qui a mis fin au contrat de travail, la convention de rupture n’ayant plus sorti d’effet à partir de cette notification.
La cour analyse dès lors le dossier sous cet angle.
Un rappel est fait des principes, dont les critères d’appréciation de la gravité de la faute.
Elle en vient à l’article 124 de la loi du 13 juin 2005 relative aux communications électroniques, qui interdit (sauf autorisation par toutes les personnes directement ou indirectement concernées) à quiconque de prendre intentionnellement connaissance de l’existence d’une information de toute nature transmise par voie électronique ou par voie de communication électronique et qui ne lui est pas destinée personnellement (1°, ...). Cette disposition est sanctionnée pénalement par l’article 314bis du Code pénal.
Elle en vient ainsi à l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978, consacrant quelques développements à la question des faits antérieurs invoqués dans le cadre de la rupture de confiance.
Ceux-ci ne doivent pas nécessairement constituer une faute grave, s’agissant d’éléments pouvant être invoqués en tant que circonstances aggravantes. Par ailleurs, aucune disposition n’impose un délai dans lequel ceux-ci devraient s’être produits. Enfin, à défaut de faute dont la connaissance est acquise dans les trois jours précédant le congé, ils ne peuvent être examinés.
La cour en vient aux règles de preuve, reprenant l’article 8.4 du Code civil, dont il découle que c’est à l’employeur d’apporter la preuve du respect du double délai de trois jours ainsi que de la réalité, de l’imputabilité et de la gravité des faits. Si cette preuve est rapportée, il incombe alors au travailleur qui conteste ces éléments de prouver les actes juridiques ou faits qui soutiennent sa prétention.
En l’espèce, la question du délai n’est pas litigieuse et la matérialité du fait est établie.
Pour l’employé, la découverte du mail a été accidentelle et non intentionnelle, celle-ci étant intervenue alors qu’il consultait la boîte professionnelle de sa collègue pour des motifs professionnels (ce qu’il était autorisé à faire). La cour admet dès lors que la découverte du mail était fortuite plutôt qu’intentionnelle.
Ce qui est cependant reproché n’est pas d’avoir pris connaissance du mail mais de l’avoir transmis à deux autres personnes et d’avoir fait un commentaire personnel ironique. Pour la cour, si un travailleur qui prend connaissance de façon fortuite du contenu d’un courrier personnel n’a pas l’intention de violer les règles de protection des données personnelles, la situation est très différente dès lors qu’il transmet ce courriel à d’autres personnes, et ce intentionnellement. La prise de connaissance n’est dès lors pas une faute, contrairement à la transmission.
Enfin, sur la question de savoir s’il s’agit d’une faute grave justifiant le licenciement sur le champ, la cour y voit une manœuvre déloyale qui viole gravement l’obligation de respect des données personnelles, de confidentialité et de confiance qui doit présider aux relations de travail entre collègues, ainsi d’ailleurs qu’une violation de l’article 124, 4°, de la loi du 13 juin 2005 ci-dessus.
Elle conclut que le fait pour un travailleur, qui consulte la boîte mails professionnelle d’une collègue pour des motifs professionnels et selon des consignes connues et établies dans l’entreprise, de transmettre à deux autres collègues, dont un supérieur hiérarchique, un e-mail manifestement privé et personnel de cette collègue en accompagnant cette transmission d’un commentaire personnel narquois, constitue « une violation de l’obligation de loyauté, de respect mutuel, de respect de la vie privée et de secret des communications électroniques qui s’imposent dans le cadre des relations de travail ». Cette manœuvre intentionnelle constitue, ä elle seule, une faute grave qui rompt immédiatement et définitivement la confiance qui doit présider aux relations de travail.