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Contrôle par les juridictions du travail d’une décision d’une institution de sécurité sociale en matière de renonciation à la récupération de l’indu

Commentaire de Cass., 9 décembre 2024, n° S.24.0006.F

Mis en ligne le jeudi 10 avril 2025


Cour de cassation, 9 décembre 2024, n° S.24.0006.F

Terra Laboris

Résumé introductif

La question du contrôle que les juridictions du travail peuvent exercer sur une décision d’une institution de sécurité sociale refusant de renoncer totalement ou partiellement à la récupération de l’indu se pose dans les différentes branches de la sécurité sociale attribuant des prestations aux assurés sociaux.

En matière de chômage, les articles 171 et 172 de l’arrêté royal organique réservent au comité de gestion le pouvoir discrétionnaire d’apprécier l’opportunité de la renonciation.

Si un assuré social conteste le refus du comité de gestion de renoncer à l’indû, les juridictions du travail peuvent contrôler la légalité de cette décision mais ne peuvent se substituer à ce dernier pour en apprécier l’opportunité.

Dispositions légales

  • Loi du 11 avril 1995 visant à instituer la Charte de l’assuré social - article 22 §§ 1 et 2, 2°
  • Arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage – articles 171 et 172
  • Code judiciaire - article 580, 2°

Analyse

Faits de la cause

Le litige soumis à la Cour de cassation porte sur les pouvoirs des juridictions du travail saisies d’un recours contre une décision du Comité de gestion de l’ONEm ayant refusé de renoncer à la récupération d’un indu aux motifs que le montant des ressources du ménage du bénéficiaire d’allocations était trop élevé et que l’indu procédait du cumul des allocations avec l’exercice d’une activité rémunérée.

L’arrêt attaqué, rendu par la Cour du travail de Liège, div. Liège (chbre 2-D), (R.G. 2023/AL/84) le 12 octobre 2023 peut être consulté sur www.terralaboris.be.

Les premiers juges avaient annulé la décision du Comité de gestion et invité celui-ci à en prendre une nouvelle, contenant une motivation adéquate au regard de l’article 22 §§ 1 et 2, 2° de la loi du 11 avril 1995 visant à instituer la Charte de l’assuré social, à l’exclusion de l’article 171 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 sur lequel sa première décision était fondée.

Sur appel de l’ONEm, cette décision a été réformée.

Cet article 22 implique que l’assuré social soit de bonne foi, ce que le jugement définitif ayant consacré l’existence de l’indu a exclu. C’est donc au regard de l’article 172 de l’arrêté royal du novembre 1991 que les parties sont invitées à s’expliquer dans le cadre d’une réouverture des débats. Mais avant d’ordonner celle-ci, l’arrêt décide de réformer le jugement en ce qu’il a retenu que les juridictions du travail étaient sans pouvoir pour substituer leur appréciation à celle de l’ONEm après l’annulation de la décision du Comité de gestion (citant en ce sens M. SIMON, « Chapitre 1. Le droit aux allocations de chômage : notion », in SIMON. M. (dir.) Chômage, Larcier 2021 p.14.

L’arrêt précise que « (l)a cour exerce son pouvoir de substitution. » C’est dans ce strict cadre qu’elle : « (r)éforme le jugement en ce qu’il a retenu que les juridictions du travail étaient sans pouvoir de substitution en matière de renonciation » et « (o)rdonne une réouverture des débats, pour que les parties s’échangent sur l’application éventuelle de l’article 172 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 au présent litige. »

La requête en cassation

L’ONEm fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir violé les articles 171 à 173 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, 580, 2°, et 8°, du Code judiciaire et le principe général relatif à la séparation des pouvoirs dont il ressort que le juge saisi d’un recours contre une décision du Comité de gestion de l’ONEm en matière de renonciation à l’indu doit se limiter à contrôler la légalité interne et externe de cette décision et ne peut priver ce comité de son pouvoir d’appréciation. S’il annule la décision, il doit donc lui renvoyer la cause. En d’autres termes, le contrôle judiciaire est un contrôle de légalité et non d’opportunité, la renonciation aux sommes à récupérer étant une faveur au profit du chômeur et de ses héritiers.

Les conclusions du ministère public

Très documentées, ces conclusions soulignent que les décisions des institutions de sécurité sociale peuvent, abstraction faite des sanctions administratives, être classées en deux catégories : d’une part, celles qui se prononcent sur l’existence d’un droit subjectif et, d’autre part, celles par lesquelles l’administration fait usage d’une compétence discrétionnaire pour mener une politique.

Sur la première catégorie, les juridictions du travail exercent un contrôle de pleine juridiction avec pouvoir de substitution. L’exercice d’un recours fait en effet naître devant le juge une contestation sur le droit subjectif concerné.

Par contre, sur la deuxième catégorie, les décisions administratives ne donnent lieu qu’à un contrôle de légalité externe comme interne débouchant le cas échéant sur une annulation sans pouvoir de substitution, à charge pour l’autorité administrative de prendre une nouvelle décision.

La jurisprudence de la Cour de cassation est, depuis son arrêt du 11 décembre 2006 (Pas., 2006 p.2632) claire sur la règle que les questions des attributions et de la compétence d’un juge d’une part et de ses pouvoirs d’autre part sont distinctes. Cette compétence n’emporte pas nécessairement qu’il exerce un pouvoir de pleine juridiction avec substitution. Elle peut prendre la forme d’un contrôle de seule légalité.

En matière de sécurité sociale, la compétence liée est de règle et la compétence discrétionnaire est l’exception. La jurisprudence de la Cour de cassation est en ce sens qu’il faut une disposition légale particulière pour déroger à la règle générale. Il est plus difficile de déterminer à l’examen de ses arrêts si cette disposition doit être explicite.

Pour M. l’Avocat général, c’est en définitive l’essence de la compétence confiée à l’administration qui est déterminante : est-elle chargée de reconnaitre un droit puisé directement dans les textes ou a-t-elle vocation à mener une politique et à être elle-même créatrice de droit ?

Tout ce qui touche aux prestations de sécurité sociale, leur octroi, leur refus ou leur retrait, même lorsque tout ou partie de ces conditions est susceptible d’une marge d’interprétation, voire d’appréciation paraît relever d’une compétence liée. Cette règle s’explique par le postulat selon lequel les prestations de sécurité sociale, dans un état moderne, relèvent du droit exigible.

Les conclusions reprennent divers arrêts de la Cour ayant reconnu l’existence d’une compétence discrétionnaire en sécurité sociale et précisent que le seul arrêt s’étant prononcé en matière de renonciation à la récupération de l’indu est celui du 22 mars 1999 (Pas.,1999 n° 169), qui a retenu le caractère discrétionnaire de cette compétence.

La Cour constitutionnelle, chargée de vérifier la constitutionnalité d’une règle, s’est, à quatre reprises, prononcée en prenant pour prémisse l’existence d’une compétence discrétionnaire des institutions de sécurité sociale pour renoncer à la récupération d’un indu.

Les conclusions citent les arrêts en matière de prestations familiales garanties (21 décembre 2004, n° 207/2004), d’allocations aux personnes handicapées (15 février 2006, n°26/2006), de pensions des salariés (7 juin 2007, n°82/2007) et d’allocations d’interruption (12 juillet 2007, n°101/2007).

Quant à la compétence du Comité de gestion de l’ONEm, cet office a un droit subjectif à la récupération de l’indu et même un devoir de récupération consacré par l’article 170 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 tandis que les exceptions à ce principe sont énoncées d’une part aux alinéas 2 et suivants de l’article 169, qui imposent cette renonciation car il n’y a pas d’indu et que le chômeur dispose d’un droit subjectif et d’autre part aux articles 171 à 173, qui autorisent cette renonciation.

La composition du Comité de gestion sur une base de représentation paritaire des partenaires sociaux confirme que cette compétence relève d’une politique plutôt que de l’application de la réglementation, qui est confiée aux directeurs des bureaux de chômage.

Les conclusions relèvent enfin que cette interprétation est adoptée par une doctrine et une jurisprudence majoritaires (cfr les références citées p.11 de ces conclusions - notes 54 et 55).

La décision de la Cour de cassation

La Cour casse l’arrêt attaqué et renvoie la cause devant la Cour du travail de Mons aux motifs que les articles 171 et 172 de l’arrêté royal organique « réservent au comité de gestion le pouvoir discrétionnaire d’apprécier l’opportunité de la renonciation.

Il s’ensuit que le tribunal du travail, saisi conformément à l’article 580, 2°, du Code judiciaire, par l’assuré social qui conteste le refus du comité de gestion de renoncer, contrôle la légalité de cette décision mais ne peut se substituer au comité de gestion pour en apprécier l’opportunité ».

Or, c’est précisément ce que fait l’arrêt attaqué.

Intérêt de la décision

La doctrine et la jurisprudence des juges du fond consacrent majoritairement la solution adoptée par la Cour de cassation.

Les conclusions très bien référencées du ministère public près la Cour de cassation et ses nombreuses références doctrinales et jurisprudentielles sont précieuses.


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