Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 12 novembre 2024, R.G. 23/2.872/A
Mis en ligne le jeudi 10 avril 2025
Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 12 novembre 2024, R.G. 23/2.872/A
Terra Laboris
Résumé introductif
En matière de droit passerelle, la situation familiale permettant d’ouvrir le droit au taux charge de famille doit ressortir d’une attestation de la mutualité. Dans la mesure où les enfants sont à charge de la mutualité du père, la mère ne peut percevoir le taux avec charge de famille même s’ils sont à sa charge fiscalement et sont domiciliés avec elle.
Dès lors que la caisse a commis une erreur, en payant le taux majoré sans avoir obtenu l’attestation en cause, l’indû ne doit pas être remboursé, l’assurée sociale ne pouvant savoir qu’elle n’avait pas droit à celui-ci.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Une travailleuse indépendante à obtenu le droit passerelle pour le mois de juin 2020 au taux « charge de famille ».
Par décision du 13 avril 2023, la caisse a notifié à l’intéressée que ce montant était indu et en a demandé le remboursement.
Celle-ci a contesté par courrier, exposant qu’elle vit avec ses deux filles, à sa charge, étant séparée du père.
Elle a introduit une procédure devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
L’affaire oppose la demanderesse à la caisse et à l’INASTI.
Position des parties
La demanderesse plaide que le taux majoré correspond à la réalité de sa situation. Elle invoque également par voie de conclusions l’article 17 de la Charte de l’assuré social.
La caisse expose que l’intéressée a répondu par l’affirmative à la question de savoir si elle avait « une personne à charge auprès de sa mutuelle », les affiliés ayant été informés sur la question via une newsletter. Il a été ultérieurement constaté que tel n’était pas le cas.
Quant à l’INASTI, il dit ne pas avoir pris de décision et demande au tribunal de conclure à l’irrecevabilité de la demande en ce qui le concerne.
Position de l’auditorat du travail
M. l’Auditeur du travail reprend la loi du 22 décembre 2016 instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants (abrogée le 1er janvier 2023 et remplacée par les articles 188 et suivants de la loi programme (I) du 26 décembre 2022). Celle-ci prévoit en son article 10, § 1er, que la caisse ne peut octroyer, tant que l’attestation de la mutuelle ne lui est pas parvenue, que le montant de base du droit passerelle. Celui-ci, au taux charge de famille, a été octroyé sans attendre l’attestation. Il y a dès lors une erreur.
Quant à la bénéficiaire, elle ne pouvait se rendre compte de cette situation.
Il y a dès lors lieu de faire application de l’article 17 de la Charte de l’assuré social.
La décision du tribunal
Le tribunal rappelle que, entre le 1er mars 2020 et le 30 juin 2021, la disposition litigieuse a connu quatre versions. Il reprend celles-ci, le texte ayant subi de légères modifications successives (intervenant pour certaines d’entre elles avec effet rétroactif).
Il reprend ensuite l’article 17 de la Charte, applicable en cas d’erreur de droit au matérielle de l’institution de sécurité sociale lorsque celle-ci prend d’initiative une nouvelle décision produisant ses effets à la date à laquelle la décision rectifiée aurait dû prendre effet.
Après avoir constaté qu’il y a effectivement un indu en l’espèce, dans la mesure où les enfants sont à charge de la mutualité du père, le tribunal conclut que la différence entre le taux de base et le taux avec charge de famille ne devait pas être payé à l’intéressée.
Il rejoint l’avis de M. l’Auditeur du travail, sur le constat que la caisse ne disposait pas des éléments requis pour effectuer le paiement à ce taux.
Il rappelle ensuite que les caisses se sont retrouvées face à des difficultés extrêmes à l’époque, vu d’une part l’urgence à aider leurs affiliés et de l’autre les modifications législatives rapides qui sont intervenues. Il souligne la « subtilité du choix » de prouver la situation familiale, celle-ci devant ressortir d’une attestation de la mutualité et non d’autres éléments (registre national ou attestation fiscale).
Il note qu’une instruction qui aurait été donnée à cet égard, en vue d’admettre une déclaration sur l’honneur, est illégale et ne peut être appliquée. La caisse, qui a suivi une telle instruction, a commis une erreur.
Le tribunal rejoint également la position de l’auditorat sur la condition exigée dans le chef de l’assurée sociale afin d’éviter la rétroactivité, étant qu’elle ne pouvait pas savoir qu’elle n’avait pas droit à ce taux. Ses enfants étaient en effet au niveau fiscal domiciliés avec elle. Elle a pu faire confiance à la caisse et le fait qu’elle ait coché la case inadéquate n’implique pas qu’elle savait ou devait savoir qu’elle n’avait pas droit à la prestation à ce taux.
Les conditions de l’article 17, alinéa 3, sont donc remplies.
En conséquence, l’indu ne peut pas être récupéré et la décision administrative doit être annulée.
Pour ce qui est de l’INASTI, la demanderesse sollicitant que le jugement lui soit rendu opposable, le tribunal fait droit à cette demande.
Enfin, quant aux dépens, le tribunal rappelle que le droit passerelle fait partie du statut social des travailleurs indépendants et que l’institution sociale doit être condamnée aux dépens sauf à démontrer le caractère téméraire et vexatoire de l’action de l’assuré social. Sur le montant de l’indemnité de procédure il y a lieu d’appliquer celle valant pour les litiges de sécurité sociale (article 4 de l’arrêté royal du 26 octobre 2007). Celle-ci, calculée au montant de base pour une demande comprise entre 250 et 619,99 € est de 109,29 €.
Intérêt de la décision
Le tribunal note dans son jugement qu’il a rendu, entre octobre 2023 et octobre 2024 non moins de 22 jugements (tous inédits) allant dans le même sens et que la même solution été retenue par le Tribunal du travail de Liège dans deux décisions (également inédites) des 23 octobre 2023 (Trib. trav. Liège (division Neufchâteau), 23 octobre 2023, R.G. 23/97/A) et 6 novembre 2023 (Trib. trav. Liège (div. Namur), 6 novembre 2023, R.G. 23/561/A.
Par ailleurs, le Tribunal du travail de Gand a par jugement du 9 octobre 2023 (R.G. inconnu) interrogé la Cour constitutionnelle (n°s 8089 et 8090) sur une éventuelle discrimination entre personnes avec famille à charge, selon que la mutualité le reconnaisse ou non.