Commentaire de R.G. 21/27/C
Mis en ligne le jeudi 24 avril 2025
Prés. Trib. trav. Liège (réf.), 3 décembre 2024, R.G. 21/27/C
Résumé introductif
Dès lors qu’une agente communale invoque des faits permettant de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur le critère protégé de la conviction religieuse ou philosophique, il incombe à l’administration de prouver qu’il n’y a pas eu de discrimination.
La neutralité exclusive peut être retenue par une entité publique à certaines conditions, s’agissant de vérifier si le choix d’appliquer cette conception de la neutralité se justifie par des éléments d’ordre factuel.
Il y a discrimination indirecte lorsqu’une disposition du règlement de travail, qui contient une règle en apparence neutre et appliquée de manière générale et indifférenciée, désavantage les personnes d’une conviction particulière.
Dispositions légales
Analyse
Rétroactes
L’ordonnance commentée, rendue le 4 décembre 2024, a été précédée d’une première, du 24 février 2022, par laquelle le Président du Tribunal du travail de Liège avait interrogé à la fois la Cour constitutionnelle et la Cour de justice de l’Union européenne.
La Cour constitutionnelle s’était vu poser trois questions, relatives aux articles 4 et 5 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et aux articles 4 et 5 du décret wallon du 6 novembre 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, essentiellement. Pour la Cour de justice, les questions posées visaient l’article 2, § 2, sous a) et sous b) de la directive n° 2009/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.
Les faits
Les faits ont été exposés dans le commentaire qui a été fait de l’ordonnance du Président du Tribunal du travail du 24 février 2022. Ils ne sont dès lors que très succinctement repris ci-après.
L’affaire concerne une agente communale contractuelle de la région liégeoise, qui décida en février 2021 d’arborer des signes convictionnels.
Il fut fait interdiction à celle-ci d’y recourir, l’administration n’ayant pas adopté à l’époque de réglementation générale et annonçant qu’elle le ferait sans délai dans son règlement de travail. Pour la commune, qui entendait pratiquer une politique exclusive en la matière, les agents sont tenus de s’abstenir de manifester par des signes extérieurs leurs convictions idéologiques, religieuses et philosophiques, ce qui s’inscrit dans la volonté d’affirmer la valeur fondamentale de neutralité du service public.
L’arrêt de la Cour constitutionnelle
Par arrêt du 7 juillet 2022 (C. const., 7 juillet 2022 (95/2022), la Cour constitutionnelle a jugé qu’elle n’est pas compétente pour connaître de la première question préjudicielle et que les deuxième et troisième questions n’appellent pas de réponse.
L’arrêt de la Cour de justice
La Cour de justice a statué en grande chambre dans un arrêt du 28 novembre 2023 (C – 148/22) et a considéré, sur l’article 2, § 2, sous b) de la directive 2000/78/CE, que celui-ci devait être interprété en ce sens qu’une règle interne d’une administration communale qui interdit de façon générale et indifférenciée aux membres du personnel le port visible sur le lieu de travail de tout signe révélant notamment des convictions philosophiques et religieuses peut être justifiée par la volonté de cette administration d’instaurer compte tenu du contexte qui est le sien un environnement administratif totalement neutre pour autant que cette règle soit apte, nécessaire et proportionnée au regard de ce contexte et compte tenu des différents droits et intérêts en présence.
L’ordonnance du 3 décembre 2024
L’ordonnance reprend longuement l’arrêt de la Cour de justice, reproduisant les considérants 21 à 41.
Elle renvoie également à l’avis de l’Avocat général M. A. M. COLLINS du 4 mai 2023, qui, à propos de l’article 2, § 2, sous b), considère qu’une différence de traitement indirecte, dans le contexte examiné (disposition d’un règlement de travail d’une entité publique qui interdit tout signe visible) est susceptible « d’être justifiée par la volonté de cette entité d’organiser un environnement administratif totalement neutre, pour autant, en premier lieu, que cette volonté réponde à un besoin véritable de cette entité, qu’il incombe à cette dernière de démontrer, en deuxième lieu, que cette différence de traitement soit apte à assurer la bonne application de cette volonté et, en troisième lieu, que cette interdiction soit limitée au strict nécessaire. »
Le tribunal poursuit dès lors son examen de la cause, tranchant en premier lieu une question spécifique, étant de savoir quelle est la législation applicable, étant la loi du 10 mai 2007 ou le décret wallon. Il opte pour la loi fédérale, au motif que la compétence régionale n’englobe pas en soi celle de légiférer en droit du travail pour le personnel des villes et des communes.
Sur la question de savoir si une commune est habilitée à prendre des mesures d’ingérence dans les libertés visées à l’article 19 de la Constitution (qui vise la liberté des cultes, celle de leur exercice public ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière), le tribunal rejette la position de la demanderesse selon laquelle seule une loi, un décret ou une ordonnance au sens formel autoriserait une telle ingérence.
Pour le tribunal, en effet, le conseil communal a compétence pour insérer dans son règlement de travail un article portant ingérence dans la liberté de toute conviction, dans la mesure où il répond aux exigences de précision et de prévisibilité exigées par la Cour européenne des droits de l’homme (Cr.E.D.H., 9 avril 2024, MIKYAS et alii c/ Belgique, Req. n ° 50681/20, n° 55), à savoir qu’on peut considérer comme une « loi » une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite et qu’il soit à même de prévoir les conséquences de nature dérivée d’un acte déterminé. La « loi » est donc admise dans son acception matérielle et non formelle.
Le tribunal en vient alors à l’examen de la discrimination.
Pour ce qui serait d’une discrimination directe, celle-ci avait été retenue dans l’ordonnance du 24 février 2022 quant aux actes à portée individuelle (notifications faites à l’intéressée) ayant précédé le règlement de travail adopté mais elle a reconnu à celui-ci une portée générale et indifférenciée.
Elle examine dès lors la possibilité d’une discrimination indirecte, étant l’existence de celle-ci (i) malgré une application cohérente, systématique et apparemment neutre du règlement et (ii) sur base du genre, étant également abordée la question de l’intersectionnalité.
Sur le premier point, l’ordonnance rappelle que la C.J.U.E. a jugé que la neutralité exclusive peut être retenue par une entité publique à certaines conditions. Le tribunal revient à l’avis de M. l’Avocat général COLLINS, pour qui il convient de vérifier si le choix d’appliquer cette conception exclusive de la neutralité de l’État se justifie par des éléments d’ordre factuel (l’ordonnance souligne).
Or, la commune reste en défaut de justifier ces éléments et ne prouve pas qu’il n’y a pas eu de discrimination, la demanderesse ayant invoqué des faits qui permettent de présumer l’existence de celle-ci.
La discrimination indirecte est dès lors admise, dès lors que la disposition du règlement de travail, qui contient une règle en apparence neutre et appliquée de manière générale et indifférenciée, désavantage les personnes d’une conviction particulière et ne respecte pas la grille de lecture retenue par la Cour de justice dans son arrêt du 28 novembre 2023.
Enfin, pour ce qui est de la discrimination indirecte sur la base du genre, celle-ci est rejetée, au motif que les éléments soumis par la demanderesse pour activer la présomption sont insuffisants.
Sur le plan de la réparation, le tribunal accorde l’indemnisation forfaitaire de six mois de salaire. Il rejette, cependant, une demande d’astreinte ainsi qu’une demande d’affichage.
Note : cette décision n’est pas définitive.