Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 21 novembre 2024, R.G. 24/2.642/A
Mis en ligne le jeudi 8 mai 2025
Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 21 novembre 2024, R.G. 24/2.642/A
Terra Laboris
Résumé introductif
Dans le cadre d’une demande de suspension des effets d’une décision de la Commission administrative de la relation de travail, le tribunal statue avant-dire droit.
Il ne peut dès lors effectuer qu’un examen sommaire de la situation, qui doit laisser apparaître prima facie que l’existence des droits allégués par la partie demanderesse est suffisamment probable, s’agissant d’aménager la situation des parties durant l’instance.
Seuls deux critères sont à mobiliser pour décider de l’effet suspensif : la motivation de la décision contestée et les effets que celle-ci pourrait avoir en l’absence de suspension ou non de son exécution pendant la procédure.
Dispositions légales
Analyse
La demande introduite devant le tribunal
La société UBER EATS a introduit un recours devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles contre plusieurs décisions rendues par la Commission administrative de Règlement de la Relation de Travail en date du 22 avril 2024. Le jugement commenté intervient dans le cadre d’une de ces actions, dont les issues sont similaires.
La décision de la Commission administrative
Celle-ci a requalifié la relation de travail de chauffeur indépendant en relation de travail salariée compte tenu de l’existence de la présomption légale, celle-ci étant activée en l’espèce dans la mesure où 5 des 8 critères fixés par l’article 337/3 de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006 étaient remplis et que cette présomption n’est pas renversée, notamment sur la base des critères généraux de l’article 333, § 1er, de cette même loi.
Position des parties devant le tribunal
Sont présents à la cause, outre le travailleur et la société, l’État belge, l’INASTI et l’O.N.S.S.
La société demande que le tribunal déclare l’effet suspensif du recours sur la décision de la Commission administrative dans l’attente d’une décision au fond et sollicite également de ne pas autoriser l’appel immédiat du jugement à intervenir.
Le travailleur demande au tribunal de dire pour droit que la décision de la Commission administrative est exécutoire pendant la procédure et de réserver à statuer en ce qui concerne les demandes au fond. Au cas où le tribunal ferait droit à la demande de la société, le travailleur sollicite du tribunal qu’il autorise l’appel immédiat du jugement en application de l’article 1050, alinéa 2, du Code judiciaire.
L’État belge se réfère à justice quant à la demande de la société, l’INASTI (qui intervient volontairement) demande que son intervention à titre conservatoire soit déclarée recevable et fondée et l’O.N.S.S. (qui fait une intervention volontaire agressive) demande que celle-ci soit également déclarée recevable et fondée, que la décision de la Commission administrative soit confirmée et que la société soit condamnée au paiement de cotisations de sécurité sociale, condamnation pour laquelle un montant provisionnel est donné. Sur la demande de suspension, il se réfère également à justice.
La décision du tribunal
Le tribunal reprend brièvement les éléments factuels pertinents, étant un bref résumé de la relation contractuelle ainsi que la procédure devant la Commission administrative et ses suites.
Il en vient, après l’examen de la recevabilité, à la demande de mesures provisoires, relevant que la société se fonde sur l’article 338/2, § 5, alinéas 2, et 3 de la loi-programme, qui permet au juge avant-dire droit quant au fond de décider que le recours aura un caractère suspensif ou non à l’égard des parties à la relation travail et des institutions de sécurité sociale qui siègent au sein de la Commission.
Suit un rappel fouillé du cadre légal, le tribunal reprenant l’origine et les conditions de la mise en place de la Commission administrative, ainsi que ses compétences et les effets de ses décisions. Il consacre un examen tout particulier à la question de la suspension.
Il cite également le texte du nouvel article 337/3, issu de la loi programme du 3 octobre 2022, qui en son § 2 contient une présomption selon laquelle les relations de travail sont présumées jusqu’à preuve du contraire être exécutées dans les liens d’un contrat de travail lorsque de l’analyse de la relation de travail il apparaît qu’au moins 5 des 8 critères (énumérés dans la suite de la disposition) ou 2 des 5 derniers de celle-ci sont remplis. Le § 3 permet de renverser cette présomption par toutes voies de droit, notamment sur la base des critères généraux fixés par la loi.
Le tribunal répond, ensuite, aux diverses questions posées, la première portant sur le caractère contraignant et exécutoire de la décision de la Commission. Il conclut à l’affirmative, rappelant une doctrine bien établie selon laquelle la notification d’une décision d’une autorité administrative est immédiatement source de droits et d’obligations. (Ch. BEDORET, « L’autorité de chose décidée en droit de la sécurité sociale ou quand la montagne accouche d’une souris… », R.D.S., 2010, page 121, n°s 12 et 13), solution dont elle voit la confirmation par l’instauration du mécanisme de la demande de suspension.
En ce qui concerne le contrôle judiciaire, le tribunal pose la question de l’étendue de celui-ci, dans la mesure où il statue avant-dire droit. Il ne peut dès lors effectuer qu’un examen sommaire de la situation, qui doit laisser apparaître prima facie que l’existence des droits allégués par la partie demanderesse est suffisamment probable. Il s’agit en effet de mesures destinées à aménager la situation des parties durant l’instance. Pour le tribunal, le juge n’est pas tenu de s’assurer du caractère non sérieusement contestable du droit invoqué.
Il vérifie ensuite quels sont les critères à mobiliser pour décider de l’effet suspensif et relève que seuls sont prévus par la loi (i) la motivation de la décision contestée et (ii) les effets que celle-ci pourrait avoir en l’absence de suspension ou non de son exécution pendant la procédure.
Le juge doit effectuer une balance des intérêts, devant prendre en compte la gravité des conséquences de la mesure pour chacune des deux parties.
Pour le premier critère, le jugement constate que la décision apparaît formellement motivée dès lors qu’elle contient tous les motifs de droit et de fait. Pour ce qui est de la motivation matérielle, un examen sommaire de celle-ci fait apparaitre qu’elle ne comporte pas d’erreur manifeste d’appréciation.
En ce qui concerne le second critère, étant les effets de la décision, il reprend les conséquences particulières avancées par la société, par le demandeur et par l’État belge. La protection sociale dont le travailleur est a priori en droit de bénéficier, sur la base de la décision de la Commission administrative, est un droit fondamental et le juge doit en assurer l’effectivité sans délai.
Une suspension de la décision risquerait, selon le jugement (30e page) de « fortement obérer cette protection » dans l’hypothèse où, au fond, la décision de la Commission serait confirmée.
La demande est dès lors non-fondée, le tribunal n’accordant pas d’effet suspensif à la décision contestée.
Note : ce jugement n’est pas définitif.