Commentaire de C. trav. Bruxelles, 3 septembre 2024, R.G. 2022/AB/312
Mis en ligne le lundi 12 mai 2025
C. trav. Bruxelles, 3 septembre 2024, R.G. 2022/AB/312
Résumé introductif
En cas de demande fondée sur une discrimination, la preuve prima facie exigée du plaignant par la loi est double. Celui-ci doit non seulement établir que le critère invoqué est bien réel et qu’il a été victime d’un comportement défavorable mais également pointer des faits qui indiquent que le comportement défavorable est intervenu pour des motifs illicites, faits qui ne doivent pas être de nature générale mais doivent pouvoir être imputés effectivement à l’auteur de la discrimination alléguée.
Une institution qui remplit une mission d’intérêt général, telle qu’un hôpital peut raisonnablement décider de mettre un terme à la collaboration professionnelle avec un prestataire au moment où celui-ci atteint l’âge de la pension ou un âge proche.
Dans sa jurisprudence, la Cour de justice de l’Union européenne retient pour les institutions ayant une mission d’intérêt général, outre l’obligation pour elle de maintenir la continuité du service, l’intérêt de la cohabitation de différentes générations.
Dispositions légales
Faits de la cause
Un chirurgien était lié par contrat d’entreprise à une institution hospitalière depuis 1986.
Il fut mis un terme à la collaboration à la date du 1er mars 2021, et ce en application d’une clause contractuelle en vertu de laquelle celle-ci prendrait fin lorsque le prestataire aurait atteint l’âge de 67 ans.
Était cependant prévue la possibilité, à la demande, de la poursuite des activités dans certaines conditions.
L’intéressé adressa, en conséquence, une demande en ce sens aux autorités de l’institution.
Une réunion eut lieu en vue de discuter de celle-ci. Une proposition fut faite, en vue de la prestation de 6/10es pendant un an et de 4/10es l’année suivante. L’intéressé refusa, souhaitant davantage.
La proposition fut dès lors retirée.
Les discussions se poursuivirent.
Enfin, le Conseil médical refusa la poursuite de la collaboration envisagée, le médecin se voyant cependant autorisé à prester pendant un an dans le service, à d’autres conditions.
Une convention fut signée, pour des prestations à durée déterminée d’un an. À l’issue de celle-ci, il introduisit une procédure devant le Tribunal du travail néerlandophone de Bruxelles.
Il y est demandé la condamnation de l’institution à diverses indemnités, notamment pour discrimination.
La décision du tribunal
Par jugement du 10 février 2022, le tribunal a rejeté la demande, condamnant le demandeur aux dépens.
Celui-ci interjette appel.
La décision de la cour
La cour est saisie de divers chefs de demande, dont une indemnité pour discrimination (les autres chefs de demande n’étant pas abordés, étant plus factuels).
Dans son exposé des principes, elle s’attache particulièrement au rappel de la question de la discrimination sur la base du critère de l’âge.
L’article 8, § 1er, de la loi admet qu’une distinction directe peut être fondée sur l’âge (notamment) mais uniquement si elle est justifiée par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes. Deux hypothèses sont prévues au § 2, étant (i) que la caractéristique visée liée à l’âge est essentielle et déterminante en raison de la nature des activités professionnelles spécifiques concernées ou du contexte dans lequel celles-ci sont exécutées et (ii) que l’exigence repose sur un objectif légitime et est proportionnée par rapport à celui-ci.
L’article 28 de la loi organise le partage de la preuve entre les deux parties, le demandeur devant établir des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur l’un des critères protégés et le défendeur devant alors prouver qu’il n’y a pas eu de discrimination.
La cour renvoie à la doctrine de P. HUMBLET (P. HUMBLET, « Bewijs(last) en geslachtsdiscriminatie », R.W., 1991-92, 485), selon laquelle la victime doit invoquer des faits suffisamment concrets permettant de conclure à la discrimination ainsi que (dans le cadre de l’ancienne loi) à un arrêt de la Cour de cassation du 18 décembre 2008 (Cass., 18 décembre 2008, C.06.0351.F).
La preuve prima facie exigée par la loi est double. La victime doit d’abord établir que le critère invoqué est visé et qu’elle a été victime d’un comportement défavorable. En outre, elle doit pointer des faits qui indiquent que le comportement défavorable est intervenu pour des motifs illicites. Ces faits ne doivent pas être de nature générale mais doivent pouvoir être imputés effectivement à l’auteur de la discrimination.
Pour la cour, lorsque les conditions légales du renversement de la charge de la preuve ne sont pas réunies, le travailleur doit apporter la preuve de la discrimination vantée, et ce en application des règles de droit commun. La seule allégation que l’employeur aurait commis un manquement ne suffit pas.
En l’espèce, pour la cour, l’appelant apporte suffisamment d’éléments permettant de faire présumer l’existence d’une discrimination sur la base de l’âge. Elle s’appuie sur la circonstance que la collaboration a été rompue du fait qu’il arrivait à l’âge de 67 ans et que sa demande de poursuivre son activité en tant que « senior coach » a été rejetée, l’hôpital ayant précisé qu’il préférait engager du personnel plus jeune.
Il y a ainsi des éléments qui prima facie peuvent être retenus.
La charge de la preuve de l’absence de discrimination incombe dès lors à l’institution.
Celle-ci s’appuie sur l’article 12, § 1er, de la loi, qui prévoit que même en cas de distinction directe fondée sur l’âge il n’y a pas de discrimination prohibée lorsque celle-ci est objectivement et raisonnablement justifiée par un objectif légitime, notamment par un tel objectif au niveau de la politique de l’emploi, de marché du travail ou tout autre objectif légitime comparable et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.
Pour la cour, il s’agit d’une disposition « ouverte », étant que ce ne sont pas uniquement les objectifs de politique de l’emploi et de marché du travail qu’il faut retenir, ceux-ci n’ayant qu’une valeur indicative.
La jurisprudence de la Cour de justice conforte cette interprétation.
En effet, dans son arrêt du 5 mars 2009 (C.J.U.E., 5 mars 2009, Aff. C-388/07 (AGE CONCERN ENGLAND c. SECRETARY OF STATE FOR BUSINESS, ENTERPRISE and REGULATORY REFORM), elle a jugé que par objectif « légitime » il y va des objectifs relevant de la politique sociale (politique de l’emploi, du marché du travail ou de la formation professionnelle) et que ceux-ci ont un caractère d’intérêt général et se distinguent de motifs purement individuels propres à la situation du seul employeur (réduction des coûts ou amélioration de la compétitivité).
Dans un autre arrêt, rendu en matière d’enseignement (C.J.U.E., 18 novembre 2010, Aff. n° C-250/09 et C-268/09 (GEORGIEV), elle a précisé que l’objectif légitime d’une législation nationale peut résider dans le souci de garantir la qualité de l’enseignement et de la recherche, en renouvelant le corps enseignant par l’emploi de professeurs plus jeunes, et ce en répartissant les postes de manière optimale et en établissant un équilibre entre les générations. En outre, la cohabitation de différentes générations (d’enseignants et de chercheurs) est de nature à favoriser l’échange d’expériences et l’innovation et donc le développement de la qualité de l’enseignement et de la recherche au sein des universités.
Il faut dès lors, pour la cour du travail, vérifier en premier lieu si l’objectif est légitime et ensuite si les moyens de l’atteindre sont appropriés et nécessaires.
Elle retient que, pour l’institution hospitalière, il s’agit de garantir la continuité des soins médicaux et leur qualité et que dans ce cadre elle est tenue de pourvoir au remplacement et au renouvellement du corps médical.
La cour rappelle que les hôpitaux remplissent une mission d’intérêt général et qu’ils n’exercent pas celle-ci dans leur intérêt propre, les objectifs liés à cette mission d’intérêt général pouvant constituer l’objectif légitime requis au sens de la disposition en cause
Elle vérifie dès lors si la mesure prise était appropriée et nécessaire en vue d’atteindre cet objectif et estime que mettre un terme à la collaboration professionnelle au moment où le prestataire atteint l’âge de la pension légale n’est pas déraisonnable. Ce moment est en effet un moment charnière de la vie et de la carrière professionnelle et cette limite d’âge générale et objective, applicable à tous les médecins prestant dans l’institution hospitalière, peut être admise, ne s’agissant pas d’examiner au cas par cas s’il faut ou non poursuivre la collaboration.
Elle renvoie également à un précédent arrêt de la Cour du travail (autrement composée) du 24 avril 2023 (C. trav. Bruxelles, 24 avril 2023, R.G. 2020/AB/158), qui a jugé qu’il ne fait aucun doute que les médecins d’une institution hospitalière disposent à la fois d’une légitimité et d’une compétence médicale dont la cour ne dispose pas pour évaluer, dans le cadre de leur structure interne de décision participative, si l’âge de cessation est fixé à 67 ans ou à un autre âge et s’il doit ou non être fixé de manière uniforme pour les différentes catégories de médecins. Elle ajoute qu’il n’appartient pas davantage aux cours et tribunaux de dire à un hôpital comment il doit s’organiser afin de pouvoir dispenser des services de la meilleure qualité possible à la population.
La cour fait dès lors droit à la position de l’intimée, rejetant qu’il y ait discrimination prohibée.