Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 9 septembre 2024, R.G. 2023/AL/452
Mis en ligne le mardi 13 mai 2025
C. trav. Liège (div. Liège), 9 septembre 2024, R.G. 2023/AL/452
Résumé introductif
Un déclinatoire de juridiction doit être soulevé par le défendeur dans ses premières conclusions, soit in limine litis. Tel n’est pas le cas - et celui-ci n’est dès lors plus recevable - dès lors qu’il est introduit devant la cour du travail, d’autant, en l’espèce, lorsqu’elle statue en tant que juridiction d’appel du tribunal du travail auquel l’affaire a été renvoyée par un autre juge.
Cette même cour du travail ne peut davantage faire le constat que le litige lui renvoyé n’est pas de la compétence des juridictions du travail.
Dès lors qu’il a été procédé indûment à des retenues sur les allocations familiales devant être payées à la mère, celle-ci dispose d’un droit d’action directe contre la caisse et est tenue de diriger son recours contre elle.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Un couple s’est marié au Maroc en 2009 et s’est installé en France. Une fille est née en 2011 et la caisse d’allocations familiales française a versé les allocations jusqu’en novembre 2014.
En décembre 2014, l’épouse se sépare alors de son conjoint et s’installe en Belgique chez ses parents avec son enfant.
Elle demande le bénéfice des allocations familiales. Il ressort des documents déposés que le couple s’est fait domicilier à une adresse en Belgique depuis 2011.
La situation n’est pas conforme à la réalité et la mère expose que ceci est dû à un prêt hypothécaire consenti à l’époque.
Le droit aux allocations familiales à partir du 1er avril 2012, date à laquelle l’enfant est inscrite au registre de la population en Belgique, sera ouvert par la caisse.
La mère devenant salariée début 2015, une nouvelle caisse (Camille) devient compétente.
La caisse française, qui avait payé les prestations du 1er avril 2012 au 1er novembre 2014, a entretemps demandé aux deux caisses belges le remboursement de ces allocations, étant un montant de 6 591,38 €, remboursement à intervenir par voie de retenues sur les allocations belges (application de l’article 72 du Règlement CE 987/2009).
La caisse belge initialement compétente verse alors à la caisse française le montant représentant les allocations belges du 1er avril 2012 au 31 mai 2015 (terme de sa compétence), soit 3 485,54 € et transmet le dossier à la caisse Camille, informant celle-ci de l’existence d’un solde d’indu. Cette dernière retient dès lors les allocations pour la période de du 1er juin 2015 au 31 octobre 2017 et la caisse française se trouve complètement remboursée.
En janvier 2016, la caisse française informe cependant la caisse belge d’une révision du dossier (le père ayant fourni des éléments relatifs à la scolarité de l’enfant en France et à la perception par la mère d’allocations de chômage françaises) et annonce reverser un montant de 4 128,48 € à la caisse belge. Cependant, le père recevra la somme (en réalité – pour des raisons non précisées dans l’arrêt – un montant de 2 743.23 €, correspondant à la période de juin 2015 à octobre 2017).
La mère ayant entamé en mars 2015 une procédure de divorce, un jugement par défaut a entre-temps été rendu le 31 mars 2015, jugement auquel l’intéressé a formé opposition, demandant que le tribunal belge se déclare incompétent.
Le tribunal de la famille a dès lors statué ne s’estimant pas compétent pour connaître du divorce, aux motifs que la résidence habituelle des époux n’était pas en Belgique, la dernière résidence habituelle commune étant en France (de même que celle du demandeur originaire), la demande n’étant pas conjointe et la demanderesse originaire ne résidant pas en Belgique à l’époque depuis plus de six mois.
Cependant, la résidence habituelle de l’enfant étant en Belgique (inscription de l’enfant dans une école depuis le 8 décembre 2014) et vu l’emploi de la mère en Belgique, le tribunal a fixé des mesures provisoires. Un accord interviendra entre parties quant à celles-ci.
La procédure de divorce se poursuivra en France, le juge aux affaires familiales statuant dans un jugement du 23 janvier 2017.
Une nouvelle procédure a alors été introduite par la mère en novembre 2019 afin d’obtenir le remboursement par le père de la somme perçue indûment par lui sur les arriérés d’allocations familiales.
Cette affaire a été renvoyée par le tribunal de la famille au tribunal du travail.
La décision du tribunal du travail
Par jugement du 28 septembre 2023, celui-ci a condamné le père au paiement de la somme réclamée.
Le père interjette appel.
Il oppose un déclinatoire de juridiction et conteste également la compétence matérielle du tribunal, demandant des dommages et intérêts tant à son ex-épouse qu’à la caisse.
La décision de la cour
La cour statue d’abord sur le déclinatoire de juridiction.
L’appelant se fondant sur les articles 4 et 5 du Règlement CE n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000, la cour corrige la base légale, ce règlement ayant été abrogé par le Règlement n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (entré en vigueur le 15 janvier 2015). Il s’agit du Règlement Bruxelles Ibis.
Sur le déclinatoire de juridiction lui-même, elle rappelle que celui-ci ne concerne pas seulement le juge saisi de la cause mais l’ensemble des juridictions judiciaires.
En l’espèce, les rétroactes de la procédure indiquent que la demande a été faite par la mère dans son acte introductif d’instance devant le tribunal de la famille et que celui-ci a renvoyé l’affaire en application de l’article 660 du Code judiciaire au tribunal du travail. Le déclinatoire de juridiction devant être soulevé par le défendeur dans ses premières conclusions, soit in limine litis, c’est devant le tribunal de la famille que ceci aurait dû intervenir. Tel n’est pas le cas et celui-ci n’est dès lors plus recevable, dès lors qu’il est introduit devant la cour du travail.
Après ce premier déclinatoire, la cour examine celui relatif à la compétence matérielle du tribunal du travail. Elle précise que nonobstant le fait que le litige entre les parties ne relève manifestement pas du contentieux entre un assuré social et une institution de sécurité sociale, le tribunal du travail est lié par le renvoi du tribunal de la famille en vertu de l’article 660 du Code judiciaire, celui-ci précisant que la décision lie le juge auquel la demande est renvoyée, tous droits d’appréciation saufs sur le fond du litige (avec renvoi à Cass., 3 mars 2008, C.05.0476.F). Celui-ci enseigne en effet que lorsque aucun appel n’a été formé contre le jugement de renvoi vers le tribunal du travail du même arrondissement, la cour du travail, statuant en appel de la décision du tribunal, ne peut légalement décider que les juridictions du travail ne sont pas compétentes pour connaître du litige ni que la cause devait être renvoyée devant une cour d’appel.
La cour déclare dès lors qu’elle est sans compétence pour statuer sur ce second déclinatoire.
Sur le point relatif à la réclamation de la mère, la cour constate que celle-ci n’a effectivement pu bénéficier en Belgique des allocations familiales jusqu’au mois d’octobre 2017, vu les retenues effectuées au profit de la caisse française.
Or, la mère n’a pas dirigé son action contre les caisses d’allocations familiales belges, alors qu’elle dispose d’un droit d’action directe contre celles-ci, et la cour de constater que la mère ne forme aucune demande à égard des caisses, qui mettrait en cause leur responsabilité dans les retenues indûment effectuées.
Par ailleurs, les conditions de l’indu ne sont pas remplies, les paiements faits par la caisse d’allocations française n’étant pas formellement identifiés comme correspondant aux allocations elles-mêmes et non – comme le plaide le père – à d’autres montants (allocations de logement, primes d’activité).
Relevant en outre des incongruités quant aux montants, la cour rejette qu’il y ait répétition d’un indu.
De même encore pour un autre argument avancé par la mère, qui plaide ensuite l’enrichissement sans cause. Ce point est également rejeté, le père faisant valoir – avec vraisemblance selon la cour – que d’autres montants étaient versés par la caisse française. La caisse Camille ayant, selon la cour, effectué à tort les retenues sur les allocations familiales, le critère de subsidiarité requis pour qu’il y ait enrichissement sans cause n’est pas rempli.
Elle réforme dès lors le jugement.