Commentaire de C. trav. Bruxelles, 17 septembre 2024, R.G. 2018/AB/448
Mis en ligne le samedi 17 mai 2025
C. trav. Bruxelles, 17 septembre 2024, R.G. 2018/AB/448
Résumé introductif
La déclaration (dans le cadre d’un plainte pénale en l’espèce) d’un témoin direct peut constituer à elle seule le fait requis par la loi permettant de présumer l’existence du harcèlement.
A supposer que des enregistrements de conversations téléphoniques soient produits sans l’autorisation du tiers concerné, il appartient au juge d’apprécier si la preuve ainsi obtenue est fiable et si elle porte atteinte au droit à un procès équitable.
A supposer admis le harcèlement par un collègue de travail, l’employeur est civilement responsable en vertu de l’article 1384, al. 1er et 3 de l’ancien Code civil.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Une employée administrative d’une délégation diplomatique, engagée dans le cadre d’un contrat de travail soumis aux dispositions de la loi du 3 juillet 1978, fut licenciée le 30 novembre 2015. Une indemnité compensatoire de préavis lui fut payée, le C4 reprenant comme motif précis du chômage la mention « réorganisation du service consulaire ».
Le 2 décembre, elle déposa plainte auprès de la police locale pour des faits de harcèlement sexuel, harcèlement moral et attentat à la pudeur. Cette plainte était dirigée contre un conseiller de l’ambassade. Y étaient ajoutés des griefs de harcèlement moral concernant le chargé d’affaires et l’ambassadeur.
Le dossier sera classé sans suite.
Par la voix de son conseil, l’intéressée fit savoir à l’ambassade, dans un courrier du 3 février 2016, qu’elle avait déposé plainte et avait des problèmes de santé suite à des agissements de certains collègues.
Elle transmit dans un courrier légèrement postérieur des enregistrements de conversations dont il était question dans sa plainte pénale.
Aucune suite ne fut réservée à ces courriers.
Une procédure judiciaire fut introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles le 12 mai 2016.
Objet de la demande
La demanderesse postulait que le tribunal dise pour droit que les faits de harcèlement qu’elle avait subis sont des faits de discrimination au sens de trois directives européennes (2000/43/CE, 2000/78/CE et 2006/54/CE), imposant ainsi à la partie défenderesse d’établir qu’il n’y avait pas eu de harcèlement.
Elle sollicitait également une indemnité au titre de licenciement manifestement déraisonnable, ainsi qu’un euro provisionnel sur un dommage pour atteinte à son intégrité physique et psychique. À titre subsidiaire elle sollicitait la désignation d’un expert afin d’évaluer le dommage consécutif aux faits de harcèlement.
Le jugement du tribunal
Le tribunal statua par jugement du 18 octobre 2017, rejetant la demande.
L’employée interjette appel.
La demande en appel
L’intéressée sollicite à titre principal que la cour condamne l’État étranger à un euro provisionnel sur un dommage évalué sous toutes réserves à 100 000 €, pour atteinte à son intégrité physique et psychique (avec demande de désignation d’un expert afin de déterminer celui-ci). À titre subsidiaire, elle ramène sa demande au montant de l’indemnité forfaitaire de six mois de rémunération du chef de cette même atteinte.
Elle maintient également la demande de condamnation à l’indemnité prévue par la CCT 109, le licenciement étant manifestement déraisonnable.
La partie intimée sollicite la confirmation pure et simple du jugement et demande également que soient écartées des pièces produites et obtenues « de manière illégitime ».
La décision de la cour
La cour se penche sur la question du harcèlement, rappelant les règles en matière d’indemnisation (harcèlement ou violence), s’agissant des articles 32ter et 32undecies de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail. Elle reprend également l’article 1384, alinéas 1er, et 3 de l’ancien Code civil relatif à la responsabilité des maîtres et commettants.
Elle rejette que l’appelante invoque à suffisance de droit des faits faisant présumer l’existence d’un harcèlement moral.
Par contre, pour ce qui est du harcèlement sexuel (et de la violence) de la part du responsable administratif, la cour estime les faits suffisamment établis, un témoin ayant été auditionné dans le cadre de l’enquête pénale. Celui-ci a été témoin direct de certains faits (rapprochements physiques, protestations de l’employée, crises de larmes de celle-ci lorsqu’elle quittait le bureau de son responsable, …).
La cour constate qu’il s’agit de comportements physiques et verbaux non désirés, la plupart à connotation sexuelle, et que ceux-ci avaient à tout le moins pour effet de porter atteinte à sa dignité et de créer un environnement intimidant et hostile.
Elle retient également que certains faits sont des agressions physiques et psychiques sur le lieu du travail.
Pour la cour, ce témoignage constitue à lui seul un fait permettant de présumer l’existence de harcèlement sexuel et de violence. Il suffit à renverser la présomption sans qu’il soit nécessaire d’avoir égard aux enregistrements des conversations déposés par l’appelante.
Ceux-ci sont cependant examinés (à titre surabondant), la cour relevant que, à supposer même qu’ils soient illégaux car contraires au droit à la vie privée, l’obtention de la preuve n’entache par leur fiabilité (l’authenticité n’en étant pas contestée comme telle) et qu’elle ne porte pas atteinte au droit à un procès équitable, l’intimé ayant pu se défendre équitablement dans le cours de deux instances contradictoires et faire valoir son point de vue.
Sur la teneur de ces enregistrements, la cour relève qu’ils reprennent des propos à connotation sexuelle auxquels l’employée tentait de mettre un terme – en vain.
La présomption légale n’est pas renversée.
La cour note également l’absence de procédure au sein de l’ambassade permettant de faire une demande d’intervention psychosociale, ce qui peut expliquer que la plainte n’ait pas été déposée pendant l’occupation de l’intéressée (quoique différents faits aient été portés à la connaissance de la police en 2015).
La cour retient encore qu’ils ont été commis par le supérieur de l’intéressée et qu’elle se trouvait ainsi dans une relation de subordination vis-à-vis de lui.
L’employeur est tenu à la réparation du préjudice subi suite à ces faits en application de l’article 1384, alinéa 3, de l’ancien Code civil.
L’étendue du dommage n’est cependant pas déterminée et la cour rejette la demande de condamnation à un euro provisionnel sur un dommage évalué sous toutes réserves à 100 000 €, ainsi que la désignation d’un expert. Elle fait cependant droit à l’indemnité prévue à l’article 32decies, § 1/1, 2° de la loi du 4 août 1996.
Sur le caractère manifestement déraisonnable du licenciement, question sur laquelle la cour rappelle également le cadre légal, la cour ne peut que constater que l’intimé n’établit pas le motif qu’il invoque et qu’il n’offre pas davantage de l’établir (réorganisation ayant entraîné la suppression du poste). Un employeur normal et raisonnable n’aurait jamais licencié une travailleuse dont l’aptitude et la conduite ne sont pas en cause, et ce pour un motif qui ne correspond pas à la réalité. La cour alloue en conséquence 10 semaines de rémunération à ce titre.