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Importance respective des divers critères identifiant le transfert d’entreprise

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 25 novembre 2024, R.G. 2023/AB/67

Mis en ligne le jeudi 12 juin 2025


Cour du travail de Bruxelles, 25 novembre 2024, R.G. 2023/AB/67

Terra Laboris

Résumé introductif

Pour qu’il y ait application de la CCT n° 32bis, il faut un transfert d’entreprise ou d’une partie d’entreprise, un cadre conventionnel (qui n’exige cependant pas des relations contractuelles entre cédant et cessionnaire), un contrat de travail en cours au moment du transfert et un changement d’employeur.

Il ressort de la jurisprudence de la Cour de Justice que la prise en compte du type d’exploitation développée est fondamentale car elle conduit à attribuer une valeur variable aux critères communément appliqués au point de rendre insignifiant le poids de certains critères.

Si l’activité repose essentiellement sur la main-d’œuvre, l’identité de l’entité économique ne peut être maintenue si l’essentiel des effectifs n’est pas repris par le présumé cessionnaire.

Dispositions légales

  • Directive européenne 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2000 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements
  • Convention collective de travail n° 32bis conclue le 7 juin 1985 au sein du Conseil national du travail, concernant le maintien des droits des travailleurs en cas de changement d’employeur du fait d’un transfert conventionnel d’entreprise et réglant les droits des travailleurs repris en cas de reprise de l’actif après faillite
  • Convention collective de travail du 12 mai 2003 conclue au sein de la commission paritaire pour le nettoyage relative à la reprise de personnel suite à un transfert d’un contrat d’entretien

Analyse

Faits de la cause

Une société de nettoyage était en charge d’un chantier auprès d’une école de la Région bruxelloise depuis l’année scolaire 2016–2007, en exécution d’un contrat de prestation de services. Cette école dispose également d’une cantine et d’un restaurant.

En février 2019, l’ASBL gestionnaire de ce service pour l’école a notifié à la société de nettoyage la fin du contrat, annonçant un nouvel appel d’offres concernant les services de la cantine, pour l’année suivante.

La société présenta une offre mais ne fut pas retenue.

Elle prit contact avec le repreneur afin de respecter les obligations découlant de la convention collective sectorielle du 12 mai 2003 relative à la reprise de personnel suite à un transfert d’un contrat d’entretien.

Le 20 juillet 2019, le conseil de la société repreneuse contesta l’application de la convention collective sectorielle et toute obligation de maintenir l’occupation du personnel au motif de l’absence de changement de prestataire du contrat d’entretien et de son appartenance à la commission paritaire de l’HORECA (n° 302).

La société cédante communiqua néanmoins à la société repreneuse la liste des membres de son personnel (23 personnes).

La contestation persista, la nouvelle exploitante refusant toute reprise du personnel affecté au chantier précédemment.

Une ouvrière engagée comme nettoyeuse à temps partiel par la société fut informée comme les autres membres du personnel par son employeur qu’elle passait de plein droit au service de la nouvelle exploitante.

Elle était à l’époque en vacances annuelles et fut ensuite placée en chômage économique, son contrat de travail étant suspendu.

L’ouvrière n’ayant pas été reprise, elle mit en demeure les deux sociétés, début septembre 2019, de la réintégrer sur son lieu de travail aux mêmes conditions et de lui fournir le travail convenu.

Parallèlement, la société repreneuse publia des offres d’emploi à temps partiel, pour des postes de plongeur et de collaborateur polyvalent. Les descriptions de fonctions renvoient notamment à des travaux de nettoyage. Elle recruta par ailleurs de manière indépendante et avec l’aide d’ACTIRIS 10 des 23 travailleurs précédemment occupés.
Elle ne réagit cependant pas à la mise en demeure.

Pour sa part, la cédante délivra un formulaire C4 daté du 5 septembre, constatant la fin de l’occupation le 31 août. Le motif précis du chômage est « CCT 12 mai 2003 ».

Dans le même temps, l’O.N.S.S., Direction de l’identification, examina les indices de catégorie de la société repreneuse et en ajouta un, étant qu’en plus de l’indice 0.66 actif depuis 2014 (appliqué pour le personnel de nettoyage), il reprenait l’indice 210 (personnel affecté à l’activité de service de table, de logistique et de plonge).

Dans sa décision, l’ONSS précisait attendre l’avis de la Direction générale des relations collectives de travail (SPF Emploi), susceptible de l’amener à corriger la décision rétroactivement au premier jour du trimestre précédant celui auquel il serait reçu (l’O.N.S.S. répondra bien plus tard, par courrier du 16 juin 2021, qu’il a été dans l’impossibilité de mener l’enquête pour l’employeur visé, n’ayant pu rencontrer de responsable au siège de l’entreprise).

Entre-temps, l’ouvrière adressa un courrier recommandé le 25 septembre 2019, constatant la rupture du contrat de travail la liant à la société repreneuse. Elle réclama le salaire du mois de septembre, ses frais de déplacement, une indemnité de rupture et ses documents sociaux.

Une indemnité de rupture fut également demandée à la société cédante, vu qu’elle avait licencié l’intéressée.

La procédure

Devant le premier juge, l’intéressée réclamait divers montants, dont, en sus de ce qui précède, une indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable et des dommages et intérêts pour des « prestations empêchées ».

Le jugement rendu par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles le 5 septembre 2022 fit droit à cette demande, réduisant cependant le montant de l’indemnité compensatoire de préavis réclamé dans l’acte introductif et allouant une indemnité non pour licenciement manifestement déraisonnable mais pour non-respect de la CCT n° 32 bis.

Position des parties devant la cour

Pour la société repreneuse, appelante, il n’y a pas lieu d’appliquer la CCT n° 32 bis. Elle explique être active dans le secteur du nettoyage mais, étant une petite structure et vu le contrat important qu’elle avait obtenu, avoir, une fois l’adjudication remportée, modifié ses codes O.N.S.S., ressortant désormais du secteur HORECA vu l’activité principale nouvellement exercée.
Elle sollicite en conséquence que la demande de l’ouvrière soit déclarée non fondée, considérant qu’elle n’a aucune obligation à son égard.

L’intimée sollicite à titre principal la confirmation du jugement et module une demande à titre subsidiaire, renvoyant à son acte introductif.

La décision de la cour

La cour croit utile de faire une précision liminaire, étant qu’elle est saisie de la situation rencontrée le lundi 2 septembre 2019 lorsque, suite à la perte du chantier, la société employeur a cessé d’occuper l’intéressée et/ou le nouveau prestataire a refusé de la reprendre, rejetant à la fois la CCT sectorielle et la 32bis.

Elle procède à l’examen de celle-ci vu la hiérarchie des sources inscrite à l’article 51 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires.

Elle dresse le cadre légal du transfert d’entreprise, reprenant également les principes.

Les conditions d’application de la CCT n° 32bis sont passées en revue, étant (i) l’exigence d’un transfert d’entreprise ou d’une partie d’entreprise, (ii) un cadre conventionnel, (iii) un contrat de travail en cours au moment du transfert et (iv) un changement d’employeur.

Dans son rappel, la cour renvoie à de très nombreux arrêts de la Cour de justice ayant explicité ces conditions. Elle reprend notamment la distinction opérée pour ce qui est des critères à prendre en compte entre les activités nécessitant des équipements importants et celles reposant essentiellement sur la main-d’œuvre.

Pour ces dernières, rappelant l’importance du transfert d’éléments d’actif en tant que critère à prendre en compte par le juge national, elle souligne que dans la jurisprudence de la Cour, l’absence de pareils éléments n’exclut pas nécessairement l’existence du transfert. Dans certains secteurs, une entité économique peut fonctionner sans éléments d’actif significatifs, de telle sorte que l’absence de cession de tels éléments ne doit pas être prise en compte mais bien l’existence d’un ensemble organisé de travailleurs spécialement et durablement affectés à une tâche commune.
Cet ensemble peut correspondre à l’entité économique requise.

Elle renvoie ainsi, dans l’abondante jurisprudence de la Cour, à l’activité de surveillance de musée, celle de nettoyage de locaux qu’un commettant décide de reprendre à son compte avec son propre personnel, une activité de nettoyage industriel, un service d’aide à domicile et un service de gardiennage d’entrepôt, etc. Dans les exemples donnés, les transferts d’activité de nettoyage reviennent régulièrement.

Elle met en exergue l’arrêt de la C.J.U.E. du 26 novembre 2015 (Aff. n° C-509/14 (ADMINISTRADOR DE INFRAESTRUCTURAS FERROVIARIAS (ADIF) c/ Luis AIRA PASCUAL, ALGEPOSA TERMINALES FERROVIARIOS SL et FONDO DE GARANTIA SALARIAL), où la Cour a souligné que si l’activité repose essentiellement sur la main-d’œuvre, l’identité de l’entité économique ne peut être maintenue si l’essentiel des effectifs n’est pas repris par le présumé cessionnaire.

Pour la cour du travail, la prise en compte du type d’exploitation développée par l’entreprise (ou la partie d’entreprise) est fondamentale car elle « conduit à attribuer une valeur variable aux critères communément appliqués pour apprécier l’existence d’un transfert d’entreprise, au point de rendre insignifiant le poids de certains critères ».

Ainsi, si l’activité économique repose essentiellement sur les équipements, l’absence de reprise des travailleurs n’est pas déterminante.

Revenant l’arrêt SÜZEN, la cour du travail souligne que s’il n’y a pas de cession entre l’un et l’autre d’éléments d’actif, corporels ou incorporels, significatifs ni reprise par le nouvel entrepreneur d’une partie essentielle des effectifs en termes de nombre et de compétences, que le prédécesseur affectait à l’exécution du contrat, il n’y a pas lieu d’appliquer la directive et par voie de conséquence la CCT n° 32bis.

Sur l’existence d’une convention de transfert, la cour du travail reprend la jurisprudence constante de la Cour de justice selon laquelle une cession conventionnelle négociée n’est pas exigée, n’étant pas requis qu’existent des relations contractuelles directes entre cédant et cessionnaire. La cession peut en effet s’effectuer par l’intermédiaire d’un tiers (propriétaire au bailleur).

Pour le critère relatif au changement d’employeur, elle rappelle que celui-ci suppose qu’en raison du transfert une personne physique ou morale (le cédant) perd sa qualité d’employeur, celle-ci étant transférée et dès lors acquise automatiquement par la personne physique ou morale cessionnaire.

Enfin, la cour énonce brièvement les conséquences du transfert d’entreprise, étant qu’il y a transfert automatique du contrat de travail et interdiction de licenciement.

En l’espèce, elle reprend la conclusion du premier juge, qui a scrupuleusement examiné les divers éléments sur le plan des faits, en ce compris la similarité des activités avant et après le transfert, celles-ci n’étant pas identiques mais très similaires ou analogues et sans suspension dans l’activité autre que ce qui était imposé par le cahier des charges et la période scolaire.

La cour fait ensuite sa propre analyse, puisant dans ce cahier des charges la confirmation de l’existence du transfert.

Si aucune relation contractuelle directe n’a été nouée entre les deux parties, ceci n’empêche pas que le caractère conventionnel requis par la CCT soit présent. De même, le critère relatif à l’existence d’un contrat de travail est rempli et le changement d’employeur est manifeste.

Elle conclut brièvement que la demande de l’ouvrière vis-à-vis de la société repreneuse est fondée, l’examen de ses droits éventuels dans le cadre de la convention collective sectorielle étant sans intérêt.

De même, une demande qui avait été formulée à titre subsidiaire contre le cédant.

La cour confirme dès lors le jugement dans toutes ses dispositions.

Intérêt de la décision

Cette opération de reprise du chantier scolaire a fait l’objet d’un autre arrêt, rendu par la Cour du travail de Bruxelles le même 25 novembre 2024 (R.G. 2023/AB/421 – précédemment commenté). Il s’agissait d’une action introduite par la société cédante en vue d’obtenir la condamnation de la société repreneuse à reprendre tout le personnel. La cour du travail y a retenu que, sur le plan de la recevabilité, cette société dispose d’un intérêt propre, distinct de celui de ses travailleurs, à voir reconnaître en justice l’existence du transfert d’entreprise mais que, vu la reconnaissance du transfert, est sans fondement juridique la demande de condamnation de la société cessionnaire à reprendre le personnel, ainsi que celle tendant à l’indemniser du coût des licenciements du personnel auxquels elle devrait procéder.


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