Commentaire de C. trav. Bruxelles, 25 novembre 2024, R.G. 2023/AB/421
Mis en ligne le mercredi 18 juin 2025
C. trav. Bruxelles, 25 novembre 2024, R.G. 2023/AB/421
Résumé introductif
En cas de cession d’entreprise, la société cédante dispose d’un intérêt propre, distinct de celui des travailleurs, à voir reconnaître en justice l’existence d’un transfert d’entreprise afin d’échapper aux prétentions diverses dirigées contre elle par les travailleurs qu’elle avait occupés.
La demande de condamnation de la société repreneuse à reprendre tout le personnel est dépourvue de fondement juridique, la société cédante ne puisant en effet aucun droit propre en ce sens, que ce soit dans la CCT n° 32bis ou dans la CCT sectorielle éventuellement applicable.
Est de même dépourvue de fondement juridique la demande de condamnation de la société repreneuse à indemniser la cédante du coût des licenciements du personnel, dès lors que le transfert conventionnel a été reconnu.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Une société active dans le secteur du nettoyage assurait le nettoyage d’une école dans le cadre d’un contrat de services conclu avec l’association des parents d’élèves de celle-ci, qui procédait, pour assurer ce service, par appels d’offres.
Le contrat était tacitement renouvelé d’année en année, étant prévue la possibilité de renoncer à cette reconduction tacite par courrier recommandé trois mois avant l’échéance.
En février 2019, l’association a notifié à la société ce non-renouvellement pour l’année scolaire 2019–2020, prévoyant de procéder à un nouvel appel d’offres pour les services de la cantine.
Quatre sociétés ont répondu à celui-ci (dont les deux sociétés ici en litige). Le prestataire habituel n’a pas été sélectionné et le chantier a été attribué à une autre société.
La société évincée prit alors contact avec la société repreneuse, aux fins de pouvoir s’acquitter de son obligation d’information envers les travailleurs, telle que prévue par la convention collective de travail du 12 mai 2003 relative à la reprise de personnel suite à un transfert d’un contrat d’entretien, convention sectorielle conclue au sein de la commission paritaire du nettoyage (et rendue obligatoire).
Elle a informé les travailleurs de la reprise à partir du 1er août 2019, signalant qu’ils passaient de plein droit au service de cette société - nouvelle exploitante - pour cause de transfert du contrat d’entretien.
Les travailleurs ont ainsi presté pendant une partie du mois de juillet puis ils se sont trouvés en vacances annuelles.
La société repreneuse a contesté l’application de la CCT sectorielle par courrier recommandé du 22 juillet 2019, précisant notamment qu’il n’y avait pas de changement de prestataire du contrat d’entretien, elle-même n’assurant (selon elle) des services qu’au sein de la cafétéria et appartenant à la commission paritaire de l’HORECA (CP 302).
Les positions sont restées bloquées, la société repreneuse maintenant ne pas appartenir à la CP 121 et contestant de ce fait l’application de la CCT sectorielle du secteur du nettoyage - voire celle de la CCT n° 32bis relative au transfert conventionnel d’entreprise. Elle a refusé en conséquence la reprise du personnel affecté au chantier de l’école.
Dans le même temps, elle a publié via ACTIRIS des offres d’emploi à temps partiel (plongeurs et collaborateurs polyvalents), la description des fonctions visant en outre des travaux de nettoyage. Elle a également recruté de manière indépendante et avec ACTIRIS 10 des 23 travailleurs précédemment occupés.
Le 2 septembre 2019, le gestionnaire de la société a refusé à des travailleuses l’accès à leur lieu de travail.
Dans le même temps, la société initialement en charge du chantier a établi des documents C4 avec une fin d’occupation au 31 août 2019, précisant en ce qui concerne le chômage « CCT 12 mai 2003 ».
L’O.N.S.S. est alors intervenu, précisant à la société qu’il procédait à une modification d’indice, signalant cependant que subsistait un doute quant à la commission paritaire compétente. Ce changement était en conséquence effectué sous réserve de l’avis de la Direction générale du Service des Relations collectives de travail.
Le 16 juin 2021, ce service signala que le Contrôle des lois sociales avait été dans l’impossibilité de mener l’enquête habituelle, n’ayant pu rencontrer de responsable au siège social et que l’O.N.S.S. avait été informé dès le 17 janvier 2020 qu’il était impossible d’émettre un avis.
Entre-temps, l’employeur initial a saisi le tribunal du travail.
Une dizaine de travailleurs ont également introduit des procédures.
L’objet de l’action introduite
La demande de la société évincée tend à obtenir du tribunal la condamnation de la société repreneuse à reprendre tout son personnel affecté au chantier dont la liste a été communiquée, et ce dans les mêmes conditions et, à défaut, de l’indemniser du coût des licenciements ainsi que des frais administratifs engendrés.
Le jugement du tribunal
Par jugement du 5 septembre 2022, le tribunal a accueilli la demande en grande partie, disant pour droit qu’il y a eu un transfert conventionnel d’entreprise. En conséquence, la demande subsidiaire a été déclarée sans objet. La société demanderesse a été déboutée de sa demande de dommages et intérêts.
Appel est interjeté par la société repreneuse.
La décision de la cour
La cour tranche en premier lieu un argument tiré de l’irrecevabilité de la demande originaire, au motif que la société ne pourrait plaider ‘par procureur’, ses travailleurs disposant d’un droit personnel pour agir. Pour la cour, cet argument doit être rejeté, la société disposant d’un intérêt propre, distinct de celui des travailleurs à voir reconnaître en justice l’existence d’un transfert d’entreprise afin d’échapper aux prétentions diverses dirigées contre elle par ses anciens travailleurs.
Sur le fond, la cour aborde l’examen du litige prioritairement par rapport à l’application de la CCT 32bis, et ce vu la règle de la hiérarchie des sources de droit.
Elle en vient ainsi à la question de l’existence d’un transfert conventionnel d’entreprise.
Le cadre légal est longuement rappelé, à partir de la Directive européenne 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2000 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements.
La cour précise les règles d’articulation des textes, telles que façonnées par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle fait une analyse très fouillée des principes dégagés par la Cour au fil de ses arrêts, reprenant notamment les conditions pour qu’existe un ‘transfert d’une entreprise ou d’une partie d’entreprise’.
Doivent être pris en compte le type d’entreprise ou d’établissement, le transfert ou non d’éléments corporels, la valeur des éléments incorporels, la reprise de l’essentiel des effectifs, le transfert de la clientèle, le degré de similarité des activités et la durée d’une éventuelle suspension de celle-ci.
Une attention particulière est ensuite réservée à la distinction opérée dans la jurisprudence de la Cour de justice entre les activités nécessitant des équipements importants et celle reposant essentiellement sur la main-d’œuvre.
La cour du travail aborde également les autres éléments requis, étant l’existence d’une convention (la cession pouvant s’effectuer par l’intermédiaire d’un tiers), celle de contrats de travail au moment du transfert et l’exigence d’un changement d’employeur.
Elle reprend en l’espèce le raisonnement du tribunal du travail, qui a conclu à l’existence de ce transfert, analysant les éléments ci-dessus. Le tribunal avait souligné que la société repreneuse était restée en défaut de démontrer concrètement en quoi ses prestations au service de l’association différaient fondamentalement de celles de la société initiale et que, par ailleurs, il fallait bien constater une reprise importante du personnel, étant 10 travailleurs sur 23.
Après ce rappel, la cour analyse les éléments de l’espèce et aboutit à la même conclusion, examinant successivement l’existence du transfert eu égard à l’activité concernée, le cadre conventionnel de celui-ci, l’existence de contrats de travail au moment du transfert et le changement d’employeur.
Cette conclusion étant acquise, elle se tourne vers les demandes de la société demanderesse originaire, qui sollicitait la condamnation de la société repreneuse à reprendre tout son personnel, dont la liste avait été communiquée,
et ce dans les mêmes conditions. Pour la cour, qui suit ici la position de la société repreneuse, cette demande est dépourvue de fondement juridique, la société ne puisant en effet aucun droit propre en ce sens, que ce soit dans la CCT n° 32bis ou dans la CCT sectorielle.
Est de même dépourvue de fondement juridique la demande de condamnation de la société à l’indemniser du coût des licenciements du personnel affecté au chantier (évaluée à l’euro provisionnel), la cour précisant qu’elle ne voit pas à quel titre la société pourrait se voir condamner, et ce vu la reconnaissance du transfert conventionnel.
Intérêt de la décision
L’on notera que d’autres affaires étaient pendantes devant la cour, introduites à l’initiative de travailleurs individuels. Dès lors que la cour a dit pour droit qu’il y avait transfert, l’employeur initial est à l’abri de toute demande d’indemnisation. Il est néanmoins condamné aux dépens en l’espèce, ses demandes ayant été rejetées.