Commentaire de C. trav. Bruxelles, 2 décembre 2024, R.G. 2021/AB/59
Mis en ligne le mercredi 18 juin 2025
C. trav. Bruxelles, 2 décembre 2024, R.G. 2021/AB/59
Résumé introductif
En matière d’accident du travail, rien n’empêche l’assureur-loi de recourir à un détective privé en vue de déduire des constatations faites par celui-ci les informations utiles à l’appréciation de l’étendue des séquelles. Pour être admises, ces constatations doivent cependant remplir les conditions mises par la Cour européenne des droits de l’homme dans sa jurisprudence, eu égard à l’obligation de respecter la vie privée (article 6.1 de la Convention). Ces données vaudront au titre de présomption.
Même si elle avait été recueillie de manière irrégulière, la preuve pourrait néanmoins être admise, à la condition qu’elle puisse malgré son irrégularité ne pas nuire au droit à un procès équitable.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
Un ouvrier fit une chute de 3 mètres le 2 octobre 2015. Il fut emmené d’urgence à l’hôpital. Il y resta quelques jours et put ensuite regagner son domicile.
Depuis cette date il n’a pas repris le travail.
Le 25 juillet 2016, le médecin conseil de l’assureur-loi établit un certificat de guérison sans séquelles à la date du 1er juillet, reconnaissant une incapacité temporaire totale jusqu’au 30 juin.
L’intéressé ne put marquer accord avec cette conclusion et introduisit une procédure devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Celui-ci désigna un expert et, après le dépôt du rapport d’expertise, il en entérina les conclusions, confirmant l’absence d’incapacité permanente.
Appel a été interjeté.
Les arrêts de la cour du travail
La cour du travail rend un premier arrêt le 4 avril 2022, ordonnant une nouvelle expertise, la cour ne s’estimant pas convaincue par les conclusions de l’expert judiciaire désigné par le tribunal, au motif de l’absence de prise en compte adéquate du volet psychiatrique des lésions.
Les manifestations du comportement de la victime (passivité permanente, absence d’initiative et de communication avec ses proches, crises fréquentes d’énervement, …), ne sont, en effet, pas pris suffisamment en compte par l’expert.
La cour désigne en conséquence un nouvel expert, psychiatre.
L’arrêt du 2 décembre 2024
La cour reprend les rétroactes et, particulièrement, les conclusions du rapport de l’expert psychiatre désigné dans son arrêt du 24 avril 2022.
Celui-ci a conclu à l’absence d’antécédents médicochirurgicaux ou psychiatriques, ainsi que d’état antérieur, retenant comme séquelles une commotion cérébrale avec crise d’épilepsie post–comitiale (et autres problèmes au thorax). Au moment où cette seconde expertise a été réalisée, l’expert constate encore un syndrome psychotique inscrit dans le cadre d’une psychose post-traumatique. Il conclut à un taux d’incapacité permanente de 90 %.
Avant d’aborder le débat de fond, la cour se saisit d’une demande d’écartement de pièces, s’agissant du rapport d’un détective privé que l’assureur a chargé d’observer l’intéressé afin de déterminer son emploi du temps et ses éventuelles activités professionnelles.
La cour examine dès lors la régularité du recours à un détective privé dans la matière de la réparation d’un accident du travail.
Elle renvoie sur ce à l’arrêt de principe de la Cour européenne des droits de l’homme (Cr.E.D.H., 27 mai 2014, Req. n° 10.764/09, DE LA FLOR CABRERA c/ ESPAGNE) et, appliquant son enseignement, elle considère que rien n’empêche l’assureur-loi de recourir aux services d’un détective privé en vue de déduire des constatations opérées par celui-ci les informations utiles à l’appréciation de l’étendue des séquelles découlant d’un accident. Ces données vaudront au titre de présomption.
La Cour européenne a précisé sur la question qu’il n’y a pas d’ingérence disproportionnée dans le droit à la vie privée (article 8 C.E.D.H.) lorsque plusieurs conditions sont réunies, étant que (i) les images de la personne ont été prises par une agence de détective privé respectant les exigences légales de l’exercice de cette profession selon le droit interne, (ii) la personne se trouvait sur la voie publique, (iii) elle se livrait à une activité susceptible d’être enregistrée, (iv) les images ont été utilisées uniquement comme moyen de preuve devant un tribunal et (v) elles avaient vocation à contribuer de façon légitime au débat judiciaire afin de permettre à l’assureur de mettre des éléments utiles à la disposition du juge.
En droit interne, le cadre légal de l’exercice de la profession est la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé, loi dont la cour reprend les principales dispositions utiles (articles 2, 5, 7, al. 4, 8, 9 et 10).
Elle rappelle également le cadre fixé en droit européen en ce qui concerne la protection de la vie privée, étant le Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 du Parlement européen et du Conseil relatif à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données et abrogeant la directive 95/46/CE (Règlement Général sur la Protection des Données), qui a donné lieu à la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel.
C’est ce corps de règles dont il convient en l’espèce de vérifier le respect.
La cour revient également sur les principes qui doivent guider le traitement des données à caractère personnel, étant la licéité, la loyauté et la transparence, ainsi que la limitation des finalités.
En matière d’accident du travail, l’assureur-loi, qui est le responsable du traitement, est tenu de communiquer à la personne concernée une série d’informations, cette communication étant encadrée par les articles 5.1 et 14 du R.G.P.D.
Elle souligne ensuite que même si elle avait été recueillie de manière irrégulière, la preuve pourrait néanmoins être admise, dans la mesure où, malgré son irrégularité, elle peut ne pas nécessairement nuire au droit à un procès équitable (article 6.1 C.E.D.H.). Pour que la preuve soumise soit écartée, l’irrégularité devrait en effet affecter sa fiabilité ou mettre en péril le droit au procès équitable, le juge devant également avoir égard, lorsqu’il statue sur l’admissibilité d’une preuve régulière, à toutes les circonstances de la cause, étant la manière dont la preuve a été obtenue, les circonstances dans lesquelles l’irrégularité a été commise, la gravité de celle-ci et la mesure dans laquelle il y a violation du droit de la partie adverse, le besoin de preuve de la partie auteur de l’irrégularité et l’attitude de la partie adverse.
Aucune de ces exigences n’étant enfreinte en l’espèce, la cour rejette la demande d’écartement.
Elle poursuit son examen de la cause mais s’arrête au rapport d’expertise, qui n’est, pour elle, pas suffisamment motivé.
Elle ordonne une nouvelle expertise désignant, à cette fin, un autre expert, avec une mission extrêmement détaillée.
Celui-ci devra notamment prendre en compte le rapport du détective privé, qui constitue un élément neuf dont l’expert précédent n’a pas eu connaissance et qui est susceptible d’apporter des renseignements sur les aptitudes de l’intéressé à s’investir dans une activité professionnelle.
Intérêt de la décision
Cet arrêt reprend les conditions strictes mises par la Cour européenne à la régularité de ce mode de preuve : des enregistrements vidéo faits sur la voie publique par un détective dûment agréé et tout en respectant l’ensemble des exigences légales prévues en droit interne pour ce genre d’activités constituent une ingérence dans le droit à la vie privée. Cependant, cette ingérence n’est pas disproportionnée dans la mesure où, en tant qu’ils contrediraient les affirmations du requérant quant à son état consécutif à un accident pour lequel il demande réparation en justice, ils peuvent être soumis au juge dans le cadre d’un procès équitable et ne seront utilisés que comme moyen de preuve dans le cours de celui-ci.