Commentaire de C. trav. Bruxelles, 13 juin 2025, R.G. 2023/AB/119 et 2023/AB/191
Mis en ligne le jeudi 30 octobre 2025
Cour du travail de Bruxelles, 13 juin 2025, R.G. 2023/AB/119 et 2023/AB/191
Terra Laboris
Résumé introductif
Pour apprécier l’existence d’un contrat de travail, il faut s’en tenir à la réalité du lien de subordination et déterminer qui, en fait, est susceptible d’exercer l’autorité sur le travailleur.
Par entreprise (terme repris dans divers critères spécifiques légaux de l’article 337/2 de la loi du 27 décembre 2006), il faut retenir l’entreprise du maître d’ouvrage par opposition à l’exécutant des travaux.
Dans le cadre de l’examen du lien de subordination des travailleurs prestant pour une plateforme numérique, l’appréciation de la nature réelle du travail doit se faire in concreto, tenant compte du contexte de l’exécution des prestations et de la nature de l’activité. Doivent également intervenir le rôle et l’impact effectif du recours à la plate-forme elle-même et à l’utilisation d’algorithmes.
Dispositions légales
Analyse
Faits de la cause
La société Uber gère une plate-forme numérique consacrée à un service de transport urbain qui permet à des utilisateurs de commander des courses.
Il est pour ce fait appel à des chauffeurs professionnels disposant d’un véhicule personnel.
Le champ d’action géographique est la région bruxelloise, région où l’activité de location de voiture avec chauffeur est réglementée par la Région de Bruxelles-Capitale.
Un de ces chauffeurs, titulaire d’une licence LVC (location de voiture avec chauffeur) a signé plusieurs contrats avec cette société et ce jusqu’en 2019.
En novembre de cette année, une ASBL a été constituée (BPRA - BELGIAN PLATFORM RIDER ASSOCIATION) avec pour objet de conclure sans but lucratif des contrats-cadres de location de voiture avec chauffeur.
Le mode de fonctionnement de la plateforme implique que l’association fait appel au chauffeur pour qu’il fournisse des prestations de transport bénéficiant à ses membres (étant ceux qui utilisent l’application UBER X pour commander un transport).
Pour avoir accès à cette application, le chauffeur a souscrit en ligne le contrat de prestation de services, condition indispensable à la validité du contrat-cadre conclu avec l’association.
Ensuite, chaque prestation de transport commandée via l’application acceptée par le chauffeur s’inscrit dans ce contrat-cadre et génère un contrat spécifique relatif à la course elle-même, qualifié d’avenant au contrat-cadre. Celui-ci est adressé électroniquement à l’association et au chauffeur ainsi qu’un reçu à destination de l’utilisateur.
En novembre 2019 également, l’intéressé souscrit en ligne un nouveau contrat pour une période déterminée allant jusqu’au 12 août 2020.
Le 7 juillet 2020, il saisit unilatéralement la Commission administrative de Règlement de la Relation de Travail (C.R.T.) en vue d’obtenir la requalification de la relation de travail, et ce depuis fin novembre 2019.
Concomitamment, il signe un nouveau contrat, le contrat-cadre précédent étant poursuivi sans interruption via un nouveau contrat quasi identique d’une durée d’un an.
La décision de la CRT
La CRT a rendu sa décision le 26 octobre 2020, statuant dans le cadre de la présomption en vigueur à l’époque.
Elle conclut que tant au regard de celle-ci (article 337/2, § 1er, de la loi programme) que des critères généraux, la qualification de relation de travail indépendant est inappropriée, les modalités d’exécution de celle-ci étant incompatibles avec ce type d’engagement.
Elle considère que tant l’ASBL que la société UBER sont l’employeur du chauffeur et renvoie à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 13 février 2018, R.G. 2015/AB/834), selon lequel pour apprécier l’existence d’un contrat de travail il y a lieu de s’en tenir à la réalité du lien de subordination et de déterminer qui, en fait, est susceptible d’exercer l’autorité sur le travailleur, indépendamment de la présentation qui aurait été donnée de la relation de travail dans le contrat ou dans d’autres documents.
L’intéressé en communique la teneur aux deux sociétés, sollicitant l’exécution du contrat de travail et l’application de la réglementation sociale.
Un recours est introduit devant le tribunal du travail par celles-ci.
La procédure devant tribunal du travail
Par requête du 15 février 2021, les deux sociétés sollicitent la réformation de cette décision.
Elles assignent l’État belge et le chauffeur en qualité de défendeurs.
L’O.N.S.S. fera intervention volontaire en cours de procédure, fixant sa créance provisionnellement à un euro.
Le jugement du tribunal du travail
Le tribunal statue par jugement du 21 décembre 2022, faisant droit à la demande et déclarant la décision de la CRT nulle et non avenue au motif que la relation de travail est une relation indépendante.
L’appel
Tant le travailleur que l’O.N.S.S. interjettent appel.
L’INASTI intervient volontairement à la cause à ce stade de la procédure.
La décision de la cour
Sur le fond, la cour aborde d’abord la question de la validité de la décision de la CRT.
Elle constate que la demande de qualification de la relation travail a été introduite dans le délai légal d’un an (article 338, § 2, de la loi) et rejette l’argument d’irrecevabilité soulevé par les sociétés au motif de tardiveté de la demande.
La cour relève également que, à l’époque des faits, la loi ne prévoyait pas, en cas de demande unilatérale, que la procédure ait un caractère contradictoire. Le caractère unilatéral de celle-ci ne peut dès lors entacher la validité de la décision.
Sur la qualification de la relation, la cour reprend longuement le cadre juridique applicable, avec l’évolution des règles avant et depuis la loi programme (I) du 27 décembre 2006, dont elle rappelle qu’elle fournit un ancrage légal à la jurisprudence existant à l’époque, lui donnant ainsi un cadre réglementaire.
Un long rappel est fait des articles 331 et suivants de la loi, l’accent étant particulièrement mis sur les articles 337/1 et 337/2 qui établissent une présomption binaire concernant la nature de la relation de travail (réunion ou non de plus de la moitié d’une série de neuf critères spécifiques légaux).
Si la loi a par ailleurs permis au Roi de réglementer une certaine catégorie de professions ou d’activités professionnelles, les critères arrêtés pour celles-ci remplaçant ainsi ou complétant les critères spécifiques légaux, les arrêtés royaux existants ne peuvent s’appliquer en l’espèce, leur champ d’application ne le permettant pas.
Il faut dès lors s’en tenir aux critères spécifiques légaux, étant ceux de l’article 337/2 de la loi.
La cour retient également que les parties ont des interprétations divergentes du terme ‘entreprise’ repris par plusieurs de ces critères et applique ce terme comme désignant les sociétés.
Elle souligne en effet que la loi ne définit pas ce terme et qu’il n’y a pas lieu de se référer à une autre disposition inapplicable en l’espèce (qui serait reprise dans l’un des arrêtés royaux ci-dessus). Elle retient que par ‘entreprise’ il faut retenir l’entreprise du maître d’ouvrage par opposition à l’exécutant des travaux, celui-ci visant donc les sociétés.
Elle voit encore un appui de cette interprétation dans le texte même de l’article 337/2, §1er, de la loi, qui distingue les termes ‘entreprise’ et ‘exécutant des travaux’.
C’est également, comme elle le souligne, la position de la doctrine autorisée majoritaire (citant notamment J. CLESSE, Q. CORDIER et F. KEFER, « Le statut social des travailleurs de plateformes numériques », Enjeux et défis juridiques de l’économie de plateforme, Anthemis, coll. CUP, 2019, p 171).
Elle applique dès lors ces règles, soulignant en remarque préliminaire à son examen, que l’appréciation de la nature réelle du travail doit se faire in concreto, tenant compte du contexte de l’exécution des prestations et de la nature de l’activité.
Vu le mode de fonctionnement de la plate-forme, l’analyse de la relation travail doit en outre intégrer un aspect essentiel, qui est le rôle et l’impact effectifs du recours à la plate-forme elle-même et à l’utilisation d’algorithmes.
La cour constate ne pas être informée suffisamment sur les paramètres de configuration et de fonctionnement de ces algorithmes et annonce qu’elle statue donc en l’état du dossier tel qu’il lui est soumis.
Elle en vient à l’examen de la présomption et passe en revue chacun des critères spécifiques légaux.
Elle constate que le travailleur ne prend aucun risque financier ou économique au sein des sociétés et ne dispose pas de responsabilité ni de pouvoir de décision concernant les moyens financiers de celle-ci.
Il n’a pas davantage de pouvoir de décision dans la politique en matière d’achats (ni d’investissements, en ce compris le marketing et la publicité).
Il n’a pas de pouvoir de décision concernant la politique des prix et n’a pas d’obligation de résultat concernant le travail convenu.
Il n’a pas lui-même de travailleur sous ses ordres, n’étant pas l’employeur de personnel qu’il aurait recruté personnellement et librement.
Il travaille principalement ou habituellement pour un seul contractant.
En ce qui concerne le matériel mis à sa disposition ou financé ou garanti par les sociétés, la cour relève qu’il n’y a pas de travail dans un local déterminé et que, si le chauffeur preste avec son propre véhicule, il utilise l’infrastructure informatique des sociétés (applications et logiciels, serveur central, site Internet, services de paiement associés, etc.), dont elle relève particulièrement l’application UBER X, indispensable pour l’exécution du travail.
Un seul critère n’est pas rempli, étant qu’il n’a aucune garantie de paiement ni de volume de travail et est payé en fonction du nombre de courses.
La présomption est dès lors activée.
Dans l’examen du renversement de celle-ci par les sociétés, la cour consacre de longs développements à la ‘liberté’ dont disposerait le chauffeur quant à l’acceptation ou le refus des courses, etc..
Elle note cependant qu’il n’apparaît pas que le chauffeur peut organiser librement son temps de travail comme le ferait un cocontractant indépendant, que ce soit pendant le temps de connexion ou une fois la proposition de course acceptée.
Le fonctionnement de l’application ne laisse au chauffeur pour seule liberté que celle du moment de la connexion et l’incite au contraire - une fois connecté - à rester et à se tenir constamment à la disposition des sociétés sans pouvoir réellement choisir librement comme le ferait un chauffeur indépendant la course qui lui convient (27e feuillet).
Elle note encore que cette restriction résulte du modèle d’organisation qui est mis en place par les sociétés.
Il n’est dès lors pas établi par celles-ci que les éléments qu’elles avancent seraient incompatibles avec l’existence d’un lien d’autorité.
La présomption légale n’est en conséquence pas renversée.
Surabondamment, la cour se livre encore à l’examen des critères généraux de la loi, étant la volonté des parties telle qu’exprimée dans la convention, la liberté d’organisation du temps de travail, la liberté d’organisation du travail lui-même et la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique.
La requalification est dès lors décidée et la cour confirme la décision de la CRT du 26 octobre 2020.
Note :
La cour statue ici dans le cadre de la législation avant l’entrée en vigueur de la loi du 3 octobre 2022 portant des dispositions diverses relatives au travail, entrée en vigueur le 1er janvier 2023, qui a instauré dans la loi une présomption supplémentaire spécifique applicable aux ‘plateformes numériques donneuses d’ordre’.