Terralaboris asbl

Principe fondamental de toute société démocratique

Commentaire de C.E.D.H., 8 janvier 2009

Mis en ligne le lundi 15 juin 2009


Cour Européenne des Droits de l’Homme – 1re section – Arrêt du 8 janvier 2009

TERRA LABORIS ASBL – Pascal HUBAIN

Dans un arrêt du 8 janvier 2009, la Cour européenne des droits de l’homme rappelle que la publicité des débats judiciaires est un principe fondamental de toute société démocratique et rappelle le droit du justiciable à être entendu publiquement devant au moins une instance. La Cour souligne en l’espèce que, étant donné le caractère non exclusivement juridique ou technique de la question de la conversion sexuelle – origine du litige - et les divergences d’opinion des parties sur le délai d’observation, une audience publique est nécessaire.

Les faits

Mme S., ressortissante suisse, née en 1937, fut enregistrée à sa naissance sous un prénom masculin et comme étant de sexe masculin. Vers l’âge de 40 ans, elle a su avec certitude qu’elle était transsexuelle mais a refoulé cette prédisposition jusqu’à ce que ses enfants aient atteint l’âge de la majorité et que son épouse fut décédée d’un cancer en 2002. Suite à divers examens, une opération de conversion sexuelle lui fut alors indiquée sous réserve d’un risque élevé de complications postopératoires vu son age et sa consommation de nicotine.

Le 2 novembre 2004, Mme S. a demandé à la compagnie d’assurance maladie à laquelle elle est affiliée depuis 1958 une attestation de prise en charge des dépenses liées à l’opération de conversation sexuelle, joignant à sa demande un devis ainsi qu’une expertise médicale.

Par lettre du 29 novembre 2004, la compagnie d’assurance a refusé le remboursement des frais, après avoir constaté que les frais d’une opération de conversion sexuelle ne relèvent pas de prestations obligatoires de l’assurance maladie invalidité.

En effet, selon la jurisprudence du tribunal fédéral des assurances, le diagnostic d’un véritable transsexualisme ne peut être établi qu’après un délai d’observation de deux ans, au cours duquel le patient suit des thérapies psychiatriques et endocrinologiques.

Mme S. a néanmoins pris la décision de se faire opérer, l’opération se déroulant avec succès le 30 novembre 2004.

Par décision du 23 décembre 2004, la compagnie d’assurances a confirmé son refus d’intervention.

La procédure devant les juridictions suisses

Le 14 février 2005, le président du tribunal de district d’Aarau a reconnu la modification de l’identité sexuelle de Mme S. sur le plan civil, celle-ci étant alors inscrite au registre civil sous son prénom féminin.

Le 4 avril 2005, Mme S. a introduit un recours auprès du tribunal des assurances du canton d’Argovie. Dans son mémoire de recours, elle a demandé explicitement une audience publique.

Par un arrêt du 21 juin 2005, le tribunal cantonal des assurances a annulé la décision de l’assurance maladie refusant la prise en charge des frais de l’opération de conversion sexuelle, le délai de deux ans ne pouvant constituer une condition sine qua non pour diagnostiquer un cas de transsexualisme.

Le 25 juillet 2005, la compagnie d’assurance a introduit un recours de droit administratif auprès du tribunal fédéral des assurances. A nouveau, Mme S. a demandé explicitement une audience publique.

Le 5 décembre 2005, le tribunal fédéral des assurances a accueilli le recours de l’assurance maladie. Le tribunal a rejeté la demande d’audience publique de Mme S. estimant qu’en tout état de cause, seuls des problèmes juridiques étant concernés, une audience publique ne s’avérait pas nécessaire. Sur le fond, se référant à sa jurisprudence constante, le tribunal fédéral des assurances a constaté qu’au moment de l’opération, le 30 novembre 2004, le suivi psychiatrique (ayant débuté le 12 mai 2003) datait de moins de deux ans et en a donc conclu que l’assurance maladie avait eu raison de refuser le remboursement du coût de l’opération.

Le recours de Mme S devant la Cour européenne des droits de l’homme

Le 7 juillet 2006, Mme S. a saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’un recours dirigé contre la Confédération suisse. Mme S. allègue devant la Cour européenne des droits de homme qu’il y a eu atteinte à son droit d’être entendue ainsi qu’au droit à la publicité des débats au sens de l’article 6 de la Convention. Elle prétend également que le juste équilibre entre les intérêts de son assurance maladie et ses propres intérêts n’a pas été garanti et qu’il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention. Dans ce contexte, elle fait également valoir un traitement discriminatoire interdit par l’article 14 de la Convention.

La décision de la Cour européenne des droits de l’homme

1) L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme

Dans son arrêt du 8 janvier 2009, la Cour européenne des droits de l’homme commence par rappeler le droit et la pratique en matière d’audience publique.

  1. Après avoir rappelé les arguments des deux parties et notamment la jurisprudence du tribunal fédéral des assurances, qui est de considérer qu’il peut être renoncé aux débats dans la mesure où une affaire ne soulève que des questions de droit ou des questions très techniques, la Cour européenne des droits de l’homme précise que l’article 6, § 1er de la Convention implique notamment à la charge des tribunaux, l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties sauf à en apprécier la pertinence pour la décision à rendre. La Cour réitère le principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs. Elle considère dès lors qu’il est disproportionné de ne pas admettre des opinions d’experts, d’autant plus que l’existence d’une maladie n’était pas contestée en l’espèce. En refusant à Mme S. de telles preuves, sur la base d’une règle abstraite, le tribunal fédéral des assurances s’est substitué aux médecins et aux psychiatres alors que la Cour avait déjà précisé par le passé que la détermination de la nécessité de la mesure de conversion sexuelle n’est pas une affaire d’appréciation juridique. La Cour en conclut que Mme S. n’a pas bénéficié d’un procès équitable devant le tribunal fédéral des assurances et qu’il y a donc eu violation de l’article 6, § 1er de la Convention.
  2. Mme S. soutient ensuite qu’elle avait clairement demandé une audience publique devant la première instance et qu’elle n’avait retiré cette demande que dans l’hypothèse d’un renvoi par le tribunal cantonal des assurances à l’assurance maladie pour complément d’instruction. La Cour rappelle que la publicité des débats judiciaires constitue un principe fondamental consacré par l’article 6, § 1er de la Convention. Elle protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public et constitue ainsi l’un des moyens qui contribuent à la préservation de la confiance dans les tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6, § 1er, à savoir le procès équitable dont la garantie compte parmi les principes fondamentaux de toute société démocratique. Ni la lettre, ni l’esprit de l’article 6, § 1er n’empêche une personne de renoncer à la publicité des débats mais pareille renonciation doit alors être non équivoque et ne se heurter à aucun intérêt public important. Elle précise également qu’une audience publique peut ne pas être nécessaire compte tenu des circonstances exceptionnelles de l’affaire, notamment lorsque celle-ci ne soulève pas de question de fait ou de droit qui ne peuvent être résolues sous la seule base du dossier disponible et des observations de parties. Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de situations portant sur des questions hautement techniques. Enfin, l’article 6 exige que l’intéressé soit entendu publiquement au moins devant une instance, l’absence de débats publics devant une seconde ou troisième instance pouvant à nouveau être justifiée par la nature particulière de la procédure concernée si l’affaire a fait l’objet d’une audience publique en première instance.

En l’espèce, elle conclut que Mme S. n’a pas été entendue publiquement devant les juridictions internes et qu’il y a eu violation de l’article 6, § 1er de la Convention.

2) L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme

Mme S. invoque également une violation du droit au respect de sa vie privée (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme).

Elle fait valoir que le critère de deux ans d’observation est en l’espèce contraire audit article 8 et que le juste équilibre entre les intérêts de l’assurance maladie et ses propres intérêts n’a pas été garanti.

Pour la Cour, la notion de vie privée est une notion large non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégralité physique et morale de la personne mais peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu en sorte que par exemple l’identité sexuelle, le nom, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8. Cette disposition protège également le droit au développement personnel et le droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur. Bien qu’il n’ait été établi dans aucune affaire antérieure que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8. La dignité et la liberté de l’homme relevant de l’essence même de la Convention, le droit à l’épanouissement personnel et à l’intégrité physique et morale des transsexuels est garanti. La Cour réaffirme par ailleurs que, si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas d’astreindre l’Etat à s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Pour déterminer si une obligation – positive ou négative - existe, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et les intérêts de l’individu. Dans les deux hypothèses, l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation. En ce qui concerne la mise en balance des intérêts concurrents, la Cour souligne l’importance particulière que revêtent les questions touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée, soit la définition sexuelle d’une personne.

La Cour admet qu’il convient d’examiner le grief tiré par Mme S. de l’article 8 selon lequel la manière dont le tribunal fédéral des assurances a traité sa demande de remboursement de ses frais médicaux emporte violation des obligations positives qui incombaient à l’Etat. Le tribunal fédéral des assurances s’est fondé sur un critère établi par sa propre jurisprudence, qui ne trouve sa base dans aucune loi, s’agissant d’une condition supplémentaire de remboursement des frais de l’opération de conversion sexuelle après écoulement d’un délai d’observation de deux ans. A cet égard la Cour rappelle qu’elle a déjà affirmé en 2002 que l’on ne saurait croire qu’il y ait quoi que ce soit d’irréfléchi dans la décision d’une personne de subir une opération de conversion sexuelle, compte tenu des interventions nombreuses et pénibles qu’entraîne une telle démarche et du degré de détermination et de conviction requis pour changer son rôle sexuel dans la société. Elle considère ensuite qu’une application trop rigide du délai de deux ans peut s’avérer contraire à l’article 8 de la Convention. Après avoir rappelé le principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs, il en découle pour la Cour que, pour qu’ils puissent paraître comme légitimes, les arguments invoqués pour justifier une ingérence doivent poursuivre concrètement et effectivement les motifs mentionnés au paragraphe 2 de l’article 8. Or, en insistant sur le respect du délai de deux ans, le tribunal fédéral a refusé de se livrer à une analyse des circonstances spécifiques du cas d’espèce et de peser les différents intérêts en jeu. La Cour estime donc que les autorités internes auraient dû prendre en compte les opinions de spécialistes afin d’examiner s’il y avait lieu d’admettre une exception à la règle des deux ans, notamment sur la base de l’âge relativement avancé de Mme S. et de l’intérêt à ce qu’elle subisse une intervention chirurgicale dans un bref délai.

A cet égard la Cour ne s’estime pas tenue de répondre définitivement à la question de savoir si ce délai de deux ans correspond aux courants actuels dans la pratique et la doctrine en matière de conversion sexuelle. Elle dit toutefois être convaincue que, depuis 1988, année où le tribunal fédéral des assurances a rendu ses deux arrêts de principe sur la question litigieuse, s’agissant de la jurisprudence ultérieurement invoquée, la médecine a fait des progrès dans l’établissement de la « véracité » du transsexualisme, ce dont le tribunal fédéral des assurances n’a pas tenu compte, et elle rappelle l’importance d’une approche évolutive dans l’interprétation de la Convention, à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui. Pour la Cour, le respect de la vie privée de Mme S. aurait exigé la prise en compte des réalités médicale, biologique et psychologique, exprimées sans équivoque par l’avis des experts médicaux, pour éviter une application mécanique du délai de deux ans. La Cour en conclut que, eu égard à la situation très particulière dans laquelle se trouvait Mme S. - âgée de plus de 67 ans au moment de sa demande de prise en charge des frais liés à l’opération - et compte tenu de la marge d’appréciation étroite dont l’Etat Suisse bénéficiait s’agissant d’une question touchant à l’un des aspects les plus intimes de la vie privée - un juste équilibre n’a pas été ménagé entre les intérêts de la compagnie d’assurances, d’une part, et les intérêts de Mme S., de l’autre, en sorte qu’il a donc eu violation de l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

3) L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme

Enfin, Mme S. fait valoir que la jurisprudence du tribunal fédéral des assurances est discriminatoire puisque, pour d’autres maladies, la Haute Cour se contente d’appliquer les critères prévus par la loi pour vérifier la nécessité d’une intervention sans ajouter de critère supplémentaire. Elle soutient que le fait d’exiger des conditions plus strictes pour le cas d’une opération de conversion sexuelle constitue une atteinte à l’article 14, en relation avec le droit à un procès équitable (article 6) et le droit au respect de la vie privée (article 8).

La Cour considère cependant que le grief relatif à l’article 14 coà¯ncide en substance avec les griefs soulevés au regard des articles 6 et 8. La Cour en déduit que bien que recevable, il n’est pas nécessaire de l’examiner séparément.

Enfin, la Cour dit que l’Etat Suisse doit verser à Mme S. dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif, les sommes de 15.000 € pour dommage moral et 8.000 € pour frais et dépens ainsi que tous montants pouvant être dus à titre d’impôts par Mme S.

4) Les opinions dissidentes

Pour les deux juges ayant émis une opinion en partie dissidente commune, l’on se trouverait dans un domaine où l’Etat jouit d’une certaine marge d’appréciation en sorte qu’il revient en premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Ce ne serait pas à la Cour de substituer sa propre interprétation du droit à la leur en l’absence d’arbitraire.

Intérêt de la décision

Le droit à un procès équitable comprend le droit d’être entendu équitablement et celui à des débats publics.

Ce droit n’est cependant pas absolu. Ainsi, par exemple, lorsqu’il s’agit d’une procédure en cassation et que celle-ci ne porte que sur des questions de droit, il peut se justifier d’une part qu’il n’y ait pas d’audience et d’autre part que la publicité de la décision soit assurée autrement que par une lecture en audience publique (voyez Cour eur. D.H., 8 décembre 1983, Pretto et autres c./Italie ; 8 décembre 1983, Axen c./Allemagne ; Sutter c./Suisse,17 janvier 2008, Ryakib Birynkov c/Russie- et voyez en Belgique, l’arrêt récent de la Cour constitutionnelle n° 1/2009 du 8 janvier 2009 qui a jugé que ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution l’article 20 § 3 alinéa 1er des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat qui permet qu’une décision sur l’admissibilité d’un recours en cassation au Conseil d’Etat soit prononcée sans audience et sans entendre les parties).

Rien de comparable en l’espèce : la Cour a considéré qu’il était disproportionné de ne pas admettre des opinions d’experts, d’autant plus que l’existence du fait médical (conversion sexuelle) n’était pas contestée. En refusant à la requérante de telles preuves, sur la base d’une règle abstraite dont l’origine remonte à deux de ses décisions de 1988, le tribunal fédéral des assurances s’est substitué au corps médical, alors que la Cour avant déjà précisé dans le passé que la détermination de la nécessité de mesures de conversion sexuelle n’est pas une affaire d’appréciation juridique.

La décision est également intéressante en ce qu’elle estime que le respect de la vie privée de la requérante aurait exigé la prise en compte des réalités médicale, biologique et psychologique exprimées sans équivoque par l’avis d’experts médicaux, pour éviter une application mécanique du délai de deux ans, un juste équilibre n’ayant pas été ménagé entre les intérêts de la compagnie d’assurance et ceux de la requérante.

Relevons enfin que l’arrêt de la Cour a été prononcé à l’unanimité en ce qui concerne la violation de l’article 6, § 1er mais à une majorité de 5 voix contre 2 en ce qui concerne la violation de l’article 8 et le versement des sommes dues à titre de dommage moral ainsi que les frais et dépens. Les opinions dissidentes sont reprises dans l’arrêt. Malgré leur intérêt, elles ne peuvent être reprises ici.


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