Terralaboris asbl

Croyance de se faire agresser (arme factice) et événement soudain

Commentaire de C. trav. Liège, 27 novembre 2009, R.G. 36.180/09

Mis en ligne le mercredi 14 avril 2010


Cour du travail de Liège, 27 novembre 2009, R.G. n° 36.180/09

TERRA LABORIS ASBL – Sophie REMOUCHAMPS

Dans un arrêt du 27 novembre 2009, la Cour du travail de Liège est confrontée à un événement soudain, identifié comme étant une agression. L’intéressée a cru être agressée par deux individus alors que l’arme était factice et qu’il n’y avait aucune volonté d’agression. La Cour place le débat sur la question de savoir si l’événement a pu causer la lésion, retenant que cet élément doit être apprécié de façon abstraite, par rapport à la réaction que le fait aurait entrainé dans le chef de toute personne normale.

Les faits

Madame M. est occupée en qualité de caissière–réassortisseuse dans un magasin dans l’entité liégeoise. Elle estime avoir été victime d’un accident du travail en date du 14 décembre 2004. Elle explique qu’elle se trouvait aux caisses, tandis que ses autres collègues étaient ailleurs dans le magasin. Se sont présentées à sa caisse deux personnes, dont l’une s’est positionnée dos par rapport à elle, tandis que l’autre était revêtue d’un accoutrement singulier (salopette et chapeau de paille en plein hiver). L’individu équipé de la salopette aurait pointé une arme dans sa direction, en lui demandant d’appeler le responsable du magasin. Persuadée de faire l’objet d’une attaque à main armée, Madame M. a attendu l’arrivée de la gérante dans un état d’extrême angoisse, dès lors qu’elle était coincée à sa caisse et qu’aucun de ses collègues n’était aux alentours. A l’arrivée de la gérante, l’individu muni de l’arme a expliqué que le jeune homme qui l’accompagnait aurait volé l’arme dans un des magasins à proximité et voulait savoir si celle-ci provenait de celui-ci. Il s’est ainsi avéré que l’arme était factice et que les deux comparses étaient sur place en vue d’identifier le magasin victime du vol perpétré par le plus jeune des deux, par ailleurs handicapé.

Madame M. a fini sa journée de travail, non sans une crise de larmes un peu après les faits, suite à une altercation avec une cliente. Elle sera mise en incapacité de travail le lendemain, incapacité prolongée à diverses reprises.

L’intéressée a rédigé une lettre à l’attention de la directrice des ressources humaines fin janvier 2005, dans laquelle elle relate les circonstances de fait. Par la suite, une déclaration d’accident du travail a été adressée en février 2005 à l’entreprise d’assurances. Après avoir entendu la gérante de même qu’une collègue (arrivée sur les lieux après la gérante), l’entreprise d’assurances refusa les faits.

L’intéressée introduisit dès lors une action devant le Tribunal du travail de Liège aux fins de faire admettre que les faits étaient constitutifs d’un accident du travail.

La décision du Tribunal

Le Tribunal refusa de faire droit à la demande estimant qu’il n’était pas prouvé que les faits allégués étaient susceptibles de causer le choc. Pour le tribunal, les lésions existantes, telles que constatées après les faits, relèvent d’un état antérieur de stress par ailleurs allégué comme étant d’origine professionnelle.

Pour le Tribunal, l’intéressée échoue en effet à prouver qu’elle a réellement pu penser faire l’objet d’une attaque, les éléments de fait invoqués par elle (notamment le fait que le pistolet aurait été braqué vers elle ou l’attitude menaçante des protagonistes) n’étant pas établis.

La position des parties en appel

Madame M. relève appel du jugement, faisant valoir qu’un choc psychologique peut constituer un événement soudain et alléguant que toute autre personne placée dans les mêmes circonstances qu’elle aurait été impressionnée, et que l’appréciation de personnes intervenant après coup n’est pas pertinente. Madame M. soutient par ailleurs qu’un éventuel état antérieur importe peu, dès lors que le lien causal est présumé et qu’il ne lui appartient d’établir que l’événement soudain et la lésion.

L’entreprise d’assurances sollicite pour sa part la confirmation du jugement, faisant valoir que la victime doit établir non pas n’importe quel événement mais un événement de nature à causer la lésion, c’est-à-dire qu’il s’est passé quelque chose de nature à expliquer que la lésion est survenue comme elle a pu être constatée ultérieurement.

Par ailleurs, elle soutient que pour apprécier l’incidence des faits sur la possibilité de survenance d’une lésion, il y a lieu de prendre en considération non pas la personne particulière, avec son vécu personnel, mais bien une personne abstraite (l’homme normal). Elle soutient ainsi qu’un choc psychologique ressenti à la suite des faits ne pourra être considéré comme événement soudain si ce choc est ressenti en raison de l’état antérieur. En l’espèce, l’entreprise d’assurances soulève l’existence d’un état dépressif antérieur, qui, seul, explique la réaction de l’intéressée face à la situation vécue.

Décision de la Cour

L’accident étant survenu sans témoin, la Cour s’attache à rappeler les règles en matière de preuve de l’événement soudain et de prise en considération des déclarations de la victime. La Cour confirme en ce sens le jugement, qui a conclu que les affirmations de la victime pouvaient être retenues dès lors qu’elles apparaissent comme conformes à la réalité et que d’autres éléments corroborent cette déclaration.

En l’espèce, la Cour constate que les éléments du dossier sont convergents pour retenir que Madame M. s’est retrouvée, alors qu’elle tenait la caisse dans l’après-midi du 14 décembre, confrontée à deux individus, dont l’un était porteur d’une arme (qui s’avèrera ultérieurement factice).

La Cour considère que ce fait constitue l’événement distinct de la lésion, allégué comme événement soudain.

La Cour d’attache ensuite à examiner si cet événement présente les caractéristiques légales de l’événement soudain. Il s’agit ici de déterminer si l’événement en question est susceptible de causer la lésion.

Sur ce point, la Cour fait sienne la position de l’entreprise d’assurances, à savoir que l’appréciation de cette question doit être réalisée de façon abstraite, en considération de l’effet qu’il aurait sur toute personne normale et rejette dès lors une appréciation eu égard à la personne du travailleur, en ce compris son vécu dans lequel, en l’espèce, il est établi qu’il y avait des troubles psychologiques antérieurs.

Cependant, la Cour retient que le caractère impressionnant des faits peut être admis, sur la base du comportement des deux individus d’apparence menaçante (l’un de dos, l’autre vêtu d’une manière étrange et particulièrement d’un chapeau de paille en plein hiver). Elle retient par ailleurs que, vu le souci de réalisme des fabricants de jouets, il est tout à fait possible qu’une confusion ait pu naître quant à la nature du pistolet. Sur cette question, la Cour relève d’ailleurs que l’appréciation des collègues, arrivés ultérieurement, n’était pas pertinente.

Elle considère en conséquence que les faits ont pu laisser croire à l’intéressée qu’elle faisait l’objet d’une tentative d’agression, de sorte qu’ils sont susceptibles de causer un choc émotionnel, et ce d’autant plus qu’elle était contrainte de se maintenir à son poste de travail jusqu’à l’arrivée de la gérante.

Sur la question de l’état antérieur, la Cour relève que cette question porte en réalité sur le lien causal, lequel est présumé.

Enfin, elle rappelle que la lésion ne doit pas nécessairement survenir au moment de l’événement soudain, de sorte que la poursuite de la journée de travail est un élément indifférent quant à l’appréciation de la cause.

En conséquence, la Cour réforme le jugement et dit pour droit que l’intéressée a été victime, le 14 décembre 2004, d’un accident du travail.

Intérêt de la décision

Cet arrêt s’inscrit dans le cadre d’une problématique relativement récente, concernant les événements ayant un impact sur la santé psychique. Dans le cadre de celle-ci, se pose la question de savoir si les faits (qui apparaissent assez souvent anodins aux yeux des Cours et Tribunaux) sont susceptibles de causer la lésion. La Cour de Cassation a en effet précisé à diverses reprises que l’événement soudain au sens légal est l’événement qui a pu causer la lésion.

En l’espèce, la Cour du travail confirme la nécessité de prouver, dans le chef de la victime, que l’événement soudain est celui qui est effectivement susceptible de causer la lésion. Pour l’appréciation de ce critère, elle considère par ailleurs qu’il y a lieu de se référer non à la victime elle-même (influencée par son propre passé et son éventuel état antérieur psychologique) mais au regard de « l’homme normal ». Il s’agit dès lors d’apprécier si les faits relatés par la victime étaient susceptibles d’avoir un impact sur la santé de n’importe qui, placé dans les mêmes circonstances de fait.

Il semble ainsi que la Cour du travail de Liège se rallie à la position de l’entreprise d’assurances, selon laquelle si l’impact de l’événement résulte exclusivement de l’état antérieur de la victime (par exemple des troubles psychologiques ou psychiatriques déjà présents avant l’accident), l’on ne peut retenir l’existence même d’un événement soudain.

Cet arrêt illustre donc de manière très claire la problématique, à savoir que, en l’absence de lien causal vraisemblable, c’est la notion même d’événement soudain qui sera rejetée.

Cette voie nous parait cependant assez hasardeuse, dès lors qu’elle aboutit en définitive à faire supporter à la victime (qui a la charge de la preuve de l’événement soudain) la charge de la preuve du lien causal entre la lésion dont elle demande la réparation et l’événement établi qu’elle épingle. Si cette question était abordée dans le cadre du renversement de la présomption légale de causalité, la victime serait indemnisée pour autant qu’il ne soit pas établi que le dommage se soit réalisé de la même façon et dans la même mesure.

Il est donc manifeste que, sous cet angle précis, la position de la victime est renforcée et le rôle de la présomption réaffirmé.

Notons encore, concernant l’arrêt commenté, que celui-ci identifie l’événement soudain à partir des faits établis du dossier, sans se soucier des impressions subjectives invoquées par l’intéressée, ce qui rejoint un certain courant de jurisprudence, notamment bruxellois.


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