Terralaboris asbl

Un expert (pré)pensionné peut-il poursuivre une activité engendrant des revenus au-delà du plafond autorisé ?

Commentaire de C. trav. Liège, 14 janvier 2010, R.G. 2000/AL/28.972

Mis en ligne le jeudi 28 octobre 2010


Cour du travail de Liège, 14 janvier 2010, R.G. 2000/AL/28.972

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 14 janvier 2010, la Cour du travail de Liège est saisie du cas particulier d’un expert en balistique. La question de savoir s’il pouvait poursuivre une activité dans le cadre de sa (pré)pension dépend de la définition de l’œuvre scientifique au sens de l’arrêté ministériel du 23 décembre 1992.

Les faits

Monsieur X. a exercé son activité professionnelle auprès de la F.N. Il a accédé à la prépension en date du 2 novembre 1987 et a déclaré lors de sa demande d’octroi des allocations de chômage qu’il exerçait pour le Ministère de la justice en tant qu’expert balistique depuis 1983. Il s’agit d’une activité accessoire qu’il avait l’intention de maintenir pendant sa prépension. Les revenus pour l’année 2006 étaient de l’ordre de 4.500€.

Régulièrement l’ONEm lui a demandé de le tenir au courant en ce qui concerne les revenus produits par cette activité et a notifié des décisions d’octroi à titre provisionnel, dans l’attente de la communication de la note de calcul approuvée par l’Administration des Contributions directes.

Les revenus déclarés ont cependant assez vite dépassé le plafond autorisé. Dès lors l’ONEm a exclu l’intéressé d’une partie (un tiers) du bénéficie des allocations de chômage pendant une période déterminée et de la totalité de celles-ci ensuite. L’indu est proche de 12.000€.

Un recours a été introduit par l’intéressé au motif que les revenus produits par son activité ne devraient pas être plafonnés. Il se fonde sur l’arrêté royal du 21 décembre 1967, qui autorise le bénéficiaire d’une pension à exercer une activité portant sur les créations scientifiques ou consistant en la réalisation d’une création artistique, n’ayant pas de répercussion sur le marché du travail, activité autorisée dans la mesure où l’intéressé n’a pas la qualité de commerçant au sens du Code de commerce.

Position du tribunal

Le tribunal du travail déboute l’intéressé et confirme la décision administrative.

Position de la Cour du travail

Appel est interjeté et la cour du travail de Liège est ainsi amenée à examiner d’une part les conditions d’octroi des allocations de chômage en cas de prépension conventionnelle (arrêté royal du 20 août 1986) et d’autre part les activités considérées comme non rémunérées et autorisées aux prépensionnés (à l’époque arrêté ministériel du 23 décembre 1992). Le premier texte prévoit la possibilité de l’exercice d’une activité professionnelle dans le cadre de la pension de retraite et de survie et le second vise la possibilité pour un prépensionné, moyennant déclaration préalable et dans certaines conditions, d’exercer une activité consistant en la création d’œuvres scientifiques ou artistiques. Si cette activité est autorisée, elle peut l’être sans limitation de revenus.

La question, en l’espèce, est de savoir si, pendant la prépension, l’intéressé exerçait une activité consistant en la création d’une œuvre scientifique, la question de la déclaration préalable ayant été évacuée, vu la constatation de celle-ci au moment de la demande d’octroi des allocations.

La Cour reprend assez longuement une recherche juridique qu’elle qualifie d’approfondie, menée par l’Avocat général et tendant à répondre à la question de savoir si l’expertise balistique peut être considérée comme la création d’une œuvre scientifique et à quelles conditions la production d’un rapport doit répondre pour recevoir l’appellation d’œuvre scientifique créée.

Cet examen passe par le fondement de la protection des œuvres scientifiques, étant la loi du 30 juin 1994 sur le droit d’auteur et les droits voisins. Pour qu’il y ait œuvre protégée (voire artistique, littéraire ou scientifique), il faut une création originale ainsi qu’une mise en forme. Une première conclusion s’impose à ce stade, étant qu’une expertise balistique peut constituer une œuvre scientifique si, en plus d’être mise en forme (dans un rapport par exemple), elle répond à la condition d’originalité. Cette condition n’est pas appréciée de la même façon selon que l’on a à faire à une œuvre littéraire, artistique, musicale, photographique, scientifique, architecturale ou autre et la condition d’originalité est appliquée différemment selon les catégories d’œuvres, reprises en œuvres artistiques, factuelles ou fonctionnelles.

La Cour relève que l’œuvre scientifique fait partie des œuvres factuelles, c’est-à-dire des œuvres reflétant le réel. Reprenant la doctrine de A. BERENBOOM, la Cour retient que l’expression de la théorie scientifique peut, si elle est originale, être considérée comme une œuvre protégeable. Elle reprend comme exemples d’œuvres originales le plan d’une ville, un manuel de physique destiné à l’enseignement, un syllabus de chimie, un parfum, ….

En l’occurrence, il s’agit d’examiner un rapport d’expertise, c’est-à-dire une œuvre qui a pour finalité de représenter la réalité, de présenter des faits et de fournir une information sur ceux-ci. Cette œuvre est originale dès qu’elle contient la marque personnelle de son auteur, ce qui est le cas en l’espèce.

La Cour doit encore, à ce stade, examiner si un rapport d’expertise balistique peut contenir d’office une création originale. Reprenant l’article 62 du Code judiciaire, en vertu duquel le juge peut charger des experts de procéder à des constatations ou de donner un avis d’ordre technique, elle relève que le rôle d’un tel expert est par exemple d’identifier le type d’arme utilisée dans une opération, les mouvements effectués par des personnes, les trajectoires de projectiles, etc.

La Cour examine les missions confiées à l’expert en l’espèce et constate à titre indicatif qu’il lui est demandé de dire si des tirs étaient volontaires ou non, ainsi que s’ils étaient destinés à blesser ou à tuer : il s’agit d’un travail d’analyse et d’interprétation des constatations effectuées, devant aboutir à une qualification pénale des faits ultérieurement. Il est ainsi demandé à l’expert de réaliser un travail original visant à orienter la décision du juge sur des actes de violence et, pour ce, l’expert peut utiliser les techniques scientifiques à sa disposition. La Cour voit encore dans le fait que le juge n’est pas lié par l’avis de l’expert un argument supplémentaire allant dans le sens de sa conclusion et ce, à contrario, dans le fait que l’avis de l’expert est bien le reflet de sa réflexion personnelle.

Elle relève enfin que, si l’expert a été amené à effectuer des prestations nombreuses, c’est vu sa qualité et son expérience. Ils s’agit d’une situation que l’on peut rapprocher de celle de traducteurs littéraires, choisis vu leur qualité, leur compétence, etc., personnes dont les œuvres sont protégées par le droit d’auteur.

La décision administrative de l’ONEm est ainsi annulée.

Intérêt de la décision

Dans cette espèce très particulière, la Cour du travail de Liège a l’occasion de déborder du cadre habituel du droit social et, se plongeant à la suite de l’Avocat général dans la matière des droits d’auteur, arrive à une conclusion intéressante, pouvant être extrapolée à d’autres situations : dans la mesure où des rapports d’expertise (balistique en l’occurrence) contiennent plus qu’une simple compilation ou un simple ordonnancement des faits, il sont susceptibles d’être protégés par la législation en matière de droit d’auteur et, en conséquence, d’être considérés comme œuvres scientifiques permettant, notamment, leur exercice dans le cadre d’une pension (ou prépension) sans limitation de plafond quant aux rémunérations perçues pour cette activité.


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