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La suspension du contrat de travail des huissiers audienciers près les juridictions suite à la circulaire du Ministre de la justice du 23 décembre 2009 constitue une voie de fait

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 6 juillet 2010, R.G. 2010/CB/4

Mis en ligne le jeudi 24 février 2011


Cour du travail de Bruxelles, 6 juillet 2010, R.G. n° 2010/CB/4

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 6 juillet 2010, statuant en référé, la Cour du travail de Bruxelles a dit pour droit que le SPF Justice a l’obligation de mettre un terme à la voie de fait consistant en la suspension de l’exécution du contrat de travail des huissiers audienciers, en exécution de la Circulaire n° 154 du Ministre de la Justice du 23 décembre 2009.

Les faits

Le 23 décembre 2009, le Ministre de la Justice a adopté une Circulaire dans laquelle des mesures sont prises en vue du contrôle des crédits de personnel et de fonctionnement pour les années budgétaires 2010 et 2011.

Suite à cette Circulaire, et tenant compte des quotas qu’elle reprend, les heures prestées par les audienciers sont à diviser par trois, faisant ainsi passer de 40.000 à 13.000 heures celles qui seront rémunérées en 2010.

Lors d’une réception organisée le 27 janvier 2010 à l’occasion du nouvel-an, le Président du tribunal de première instance de Bruxelles a fait état des conséquences de cette circulaire sur les prestations d’un certain nombre des huissiers audienciers.

Deux de ceux-ci prestant depuis 2001 et 2005 respectivement et effectuant chaque mois un nombre d’heures variable variant entre 8 et 20 jours, ont aussitôt adressé un courrier recommandé par la voie de leur conseil au SPF Justice, le 27 janvier 2010, mettant celui-ci en demeure de respecter son obligation de les faire travailler. En réponse, celui-ci invoqua la Circulaire 154 pour se libérer de son obligation, signalant également que le Président du tribunal de première instance était la personne habilitée à organiser les audiences.

Ils ont donc introduit une action en référé devant le Président du tribunal du travail et , parallèlement, une demande en suspension et un recours en annulation devant le Conseil d’Etat. Ils furent déboutés par arrêt du Conseil d’Etat du 6 mai 2010, sur le recours en annulation au motif que l’acte attaqué ne faisait pas grief et sur la demande de suspension au motif que le Conseil d’Etat était incompétent pour connaître de la suspension d’un contrat de travail.

Ils ont, dès lors, introduit une action au fond devant le tribunal du travail.

Dans le cadre du référé, ils sollicitent du Président du tribunal du travail d’ordonner qu’il soit mis fin à la voie de fait consistant en la suspension de leur contrat de travail et d’ordonner le maintien des conditions de travail jusqu’à ce qu’un accord soit conclu sur la modification du contrat de travail ou qu’il soit mis un terme amiable ou unilatéral au plus tard à une date déterminée par le Président du tribunal. Est également demandé qu’injonction soit faite au SPF Justice de fournir du travail.

Ordonnance du Président du tribunal du travail

Par ordonnance du 30 mars 2010, le Président du tribunal du travail s’est déclaré compétent, l’urgence étant établie et les prétentions des demandeurs pouvant être examinées au provisoire.

L’action a cependant été déclarée non fondée au motif que les intéressés restaient en défaut de prouver l’existence – même apparente – d’une suspension de leur contrat de travail.

Position de la Cour du travail

La Cour du travail confirme l’ordonnance du Président du tribunal sur la question de l’urgence. Elle rappelle que c’est est une question de fait, laissée à l’appréciation souveraine du juge des référés, question à apprécier au moment du prononcé et en fonction de critères tels que le dommage imminent, le comportement et les intérêts des parties. Elle existe dès lors qu’une solution immédiate est souhaitable en vue d’éviter un dommage d’une certaine importance ou des inconvénients sérieux. En l’espèce, la Cour retient l’urgence non seulement en raison de la durée probable de la procédure au fond mais également vu les circonstances propres à la cause : les deux travailleurs, ayant respectivement 5 et 9 ans d’ancienneté, ont brusquement vu l’exécution de leurs prestations suspendue pour une durée indéterminée par une décision unilatérale de leur employeur. Ils sont ainsi privés du jour au lendemain et de leur travail et de leur rémunération.

Examinant la balance des intérêts en présence, la Cour conclut qu’il y a urgence à mettre un terme à cette voie de fait. Si le dommage invoqué n’est pas en l’espèce simplement imminent, il est effectif et est toujours présent en degré d’appel.

La Cour examine ensuite les contestations soulevées par le SPF Justice, qui porte sur (i) la qualité des travailleurs (ouvriers et non employés), (ii) la nature du contrat - qui serait un « contrat de vacation » et (iii) les conditions de travail, liées à la nature du contrat, qui fait que les travailleurs ne pourraient se prévaloir ni d’une durée ni d’un nombre déterminé d’heures à prester.

La Cour du travail examine l’ensemble des éléments du dossier et constate que, si la qualité des travailleurs concernés peut être débattue, en apparence il y a contrat de travail. Il s’agit d’une question de fond qui ne doit pas être tranchée à ce stade.

Ceci figure en effet dans la réponse de la Ministre de la Justice à une question d’un sénateur (Bulletin des questions-réponses du Sénat, Sess. 2004-2005, n° 3-32, p. 53), qui avait précisé que le messager audiencier n’a pas de statut véritable et que le droit commun en matière de personnel s’applique « naturellement », en particulier la loi du 3 juillet 1978 sur les contrats de travail.

La Cour considère que les huissiers établissent la régularité de leurs prestations, qui étaient systématiques, quoique soumises à certaines variations. Elle relève que, en dehors des mois de vacances judiciaires, il n’y eut aucune période sans prestation. Il en découle qu’ils prouvent à suffisance leur droit apparent à effectuer un certain nombre de prestations par mois et à percevoir la rémunération correspondante. Si la relation de travail a un caractère flexible, ceci n’empêche pas en soi la protection par le juge des référés des droits que le travailleur tire du contrat de travail. Ceci figurait déjà dans l’ordonnance mais est expressément rappelé par la Cour.

Enfin, rencontrant le motif pour lequel le Président du tribunal du travail a débouté les demandeurs, étant la preuve de l’existence même apparente d’une suspension de leur contrat de travail, la Cour retient que, vu le contexte de la Circulaire n° 154 et vu l’absence de la moindre prestation depuis janvier 2010, soit depuis cinq mois au moment où la cause a été prise en degré d’appel, l’on peut considérer que la suspension du contrat est bel et bien établie.

La Cour relève encore que les intéressés n’ont pas consenti à celle-ci et que l’on ne se trouve pas dans un cas de suspension prévu par la loi sur les contrats de travail. Etant privés de rémunération et de travail depuis cinq mois, il y a violation des droits évidents des intéressés.

En conséquence, la Cour dit pour droit que le SPF Justice a l’obligation de mettre fin à la voie de fait consistant en la suspension de l’exécution du contrat et de maintenir les conditions de travail, c’est-à-dire les prestations de travail et les rémunérations y afférentes telles qu’elles étaient en vigueur jusqu’en janvier 2010, et ce jusqu’à ce qu’un accord soit conclu sur la modification du contrat ou qu’il soit mis fin à celui-ci selon les modes habituels.

Intérêt de la décision

Dans cette décision, qui intervient dans les suites d’une Circulaire ministérielle fort contestée vu les incidences défavorables qu’elle a sur l’organisation des audiences, la Cour se déclare compétente afin qu’il soit mis fin à une voie de fait, celle-ci consistant en une violation des droits évidents des demandeurs, liés au SPF Justice par un contrat dont l’apparence même révèle qu’il ne peut s’agit que d’un contrat de travail.

L’on relèvera que la Cour dit pour droit qu’il doit être mis fin à cette voie de fait mais qu’elle ne donne pas d’injonction à cet égard, la demande ayant notamment visé une telle injonction, en vue de fournir du travail.


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