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L’obligation de prévoir des aménagements raisonnables en cas de handicap inclut-elle celle de réaffecter le travailleur à une autre fonction ?

Commentaire de C.E., 30 juin 2020, n° 247.959

Mis en ligne le vendredi 26 février 2021


Conseil d’Etat, 30 juin 2020, n° 247.959

Terra Laboris

Par arrêt du 30 juin 2020, le Conseil d’Etat interroge la Cour de Justice de l’Union européenne à propos de l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables en cas de handicap : dès lors que, du fait du handicap, le travailleur n’est plus à même d’exercer la fonction qu’il occupait précédemment, doit-il être réaffecté à une autre fonction ?

Les faits

Un agent de maintenance d’Infrabel a été reconnu handicapé en juin 2018, suite à un problème cardiaque nécessitant le placement d’un pacemaker (cet appareil étant sensible aux champs électromagnétiques présents notamment dans les voies ferrées). Il a été rapidement déclaré définitivement inapte à l’exercice de ses fonctions, suite à un examen par le Centre régional de la médecine de l’administration. Il a pu occuper un poste adapté dans l’attente de son licenciement, les recommandations données étant « activité moyenne, absence d’exposition aux champs magnétiques, non en altitude ou exposé à des vibrations ». Il se vit attribuer en conséquence les fonctions de magasinier.

Il introduisit un recours contre la déclaration d’inaptitude auprès de la Commission d’appel de la médecine de l’administration, qui confirma la décision d’inaptitude médicale. Il fut alors licencié avec interdiction de recrutement pendant cinq ans dans le grade dans lequel il avait été recruté.

Un recours est introduit devant le Conseil d’Etat.

L’arrêt

L’arrêt rejette le premier moyen du requérant, tiré de l’incompétence de l’auteur de l’acte et de l’excès de pouvoir. Il relève que le statut du personnel prévoit que l’agent en stage peut être licencié et que la compétence appartient à l’adjoint du directeur général de HR Rail ou à son délégué. Cette compétence a été déléguée par ce dernier à un chef de service, délégation publiée sur l’intranet de la société. Pour le Conseil d’Etat, l’auteur de l’acte était ainsi compétent pour adopter la décision.

Dans son second moyen, le requérant invoque, outre la violation des principes généraux du droit administratif (principe de bonne administration et d’équitable procédure, principe du raisonnable), la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, les articles 10 et 11 de la Constitution, le principe d’égalité d’accès à la fonction publique, les articles 21 et 26 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et encore l’article 5 de la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000. Ce moyen repose essentiellement sur le grief que le licenciement est intervenu sans que n’ait été proposé un reclassement dans une fonction adaptée à l’état de santé de l’intéressé.

Il développe son grief en deux branches, la première portant sur l’interdiction de discrimination directe ou indirecte fondée sur l’état de santé et sur la violation du principe d’égal accès aux emplois publics, les stagiaires en bonne santé ayant plus de chances de conserver leur emploi et d’être régularisés dans leurs fonctions que les stagiaires handicapés. La deuxième branche conteste le R.G.P.S., fascicule 575, en ce qu’il ne prévoit la réaffectation ou le reclassement des agents inaptes à exercer leurs fonctions normales qu’au seul bénéfice des agents nommés à titre définitif. Il y a une différence de traitement à l’égard des agents en stage, différence fondée sur l’état de santé actuel ou futur. Outre une discrimination directe, cette condition s’accompagne du refus de mettre en place des aménagements raisonnables en faveur d’une personne handicapée, refus qui est également un manquement à l’article 5 de la Directive n° 2000/78/CE.

Le Conseil d’Etat reprend les moyens développés par les deux parties dans leurs mémoires successifs, après quoi il passe à l’examen de la question de la discrimination.

Il procède à un rappel de la jurisprudence de la Cour de Justice, dont il relève les arrêts RING (C.J.U.E., 11 avril 2013, Aff. n° C-335/11 et C-337/11, HK DANMARK, agissant pour RING c/ DANSK ALMENNYTTIGT BOLIGSELSKAB et HK DANMARK, agissant pour SKOUBOE WERGE c/ DANSK ARBEJDSGIVERFORENING agissant pour PRO DISPLAY A/S) et NOBEL (C.J.U.E., 11 septembre 2019, Aff. n° C-397/18, SW c/ NOBEL PLASTIQUES IBÉRICA SA), qui ont donné la définition du handicap au sens de la Directive n° 2000/78/CE. Le handicap est une limitation, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs. La cause de la décision d’inaptitude du requérant doit, pour le Conseil d’Etat, être qualifiée de handicap au sens de la loi du 10 mai 2007.

Se pose la question des aménagements raisonnables, qui visent, selon l’article 4, 12°, de la loi du 10 mai 2007, toutes les mesures appropriées prises en fonction des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder, de participer et de progresser dans les domaines pour lesquels cette loi est d’application, sauf si ces mesures imposent à l’égard de la personne qui doit les adopter une charge disproportionnée. Cette charge n’est pas disproportionnée lorsqu’elle est compensée de façon suffisante par des mesures existant dans le cadre de la politique publique menée concernant les personnes handicapées.

Le Conseil d’Etat pose la question de savoir s’il y a lieu d’envisager également la possibilité d’affecter à une autre fonction la personne qui, en raison de son handicap, n’est plus à même d’exercer celle qu’elle occupait avant la survenance de celui-ci, relevant que cette question n’est pas appréciée de manière uniforme par la jurisprudence. Elle renvoie à des décisions produites par les parties allant dans un sens et dans l’autre.

Reprenant l’arrêt NOBEL du 11 septembre 2019, il pointe que l’aménagement raisonnable porte, pour la Cour de Justice, sur « le poste de travail » et qu’il peut consister en des aménagements matériels ou immatériels, tels qu’une adaptation de la répartition des tâches, mais que l’obligation de non-discrimination n’oblige pas un employeur à garder un travailleur qui n’est plus capable de remplir les fonctions essentielles du poste concerné, et ce sans préjudice de l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables pour les personnes handicapées.

Il conclut que l’on ne peut déterminer, à partir de ces considérants de la C.J.U.E., si l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables emporte celle d’affecter une personne qui, en raison de son handicap, n’est plus capable de remplir les fonctions essentielles du poste concerné à un autre poste dans l’entreprise pour lequel elle dispose des compétences, des capacités et des disponibilités requises lorsqu’une telle obligation ne constitue pas pour l’employeur une charge disproportionnée (15e feuillet).

Une question est dès lors posée à titre préjudiciel à la Cour de Justice de l’Union européenne en ce sens.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat se tourne vers la Cour de Justice de l’Union européenne afin d’obtenir la réponse à la question qui lui est posée, étant de déterminer si l’obligation d’aménagements raisonnables inclut celle d’affecter le travailleur à une autre fonction, dès lors que son handicap ne lui permet plus d’exercer celle-ci.

La C.J.U.E. a, par le passé, précisé le contour de la notion dans plusieurs décisions.

Dans son arrêt RING (cité dans la décision du Conseil d’Etat), elle avait jugé que constitue de tels aménagements la réduction du temps de travail.

L’arrêt DAOUIDI (C.J.U.E., 1er décembre 2016, C-395/15 (DAOUIDI c/ BOOTES PLUS SL E.A) – précédemment commenté) rendu en matière d’incapacité temporaire consécutive à un accident du travail avait conclu que la notion de handicap est une notion autonome relevant du droit européen. La notion doit être interprétée de façon large et évolutive, et ce sous l’angle fonctionnel. Elle implique une limitation à la participation pleine et active de la personne à la vie professionnelle de longue durée. Il y a dès lors lieu de savoir s’il y a entrave à la participation pleine et effective à la vie professionnelle.

Enfin, l’arrêt NOBEL PLASTIQUES a reprécisé la définition comme suit : la Directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprétée en ce sens que l’état de santé d’un travailleur reconnu comme étant particulièrement sensible aux risques professionnels, au sens du droit national, qui ne permet pas à ce travailleur d’occuper certains postes de travail au motif que cela entraînerait un risque pour sa propre santé ou pour d’autres personnes, ne relève de la notion de « handicap », au sens de cette directive, que lorsque cet état entraîne une limitation de la capacité, résultant notamment d’atteintes physiques, mentales ou psychiques durables, dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à la pleine et effective participation de la personne concernée à la vie professionnelle sur la base de l’égalité avec les autres travailleurs. Il appartient à la juridiction nationale de vérifier si ces conditions sont remplies.

Pour ce qui est de l’affectation du travailleur à une autre fonction, la jurisprudence interne n’est pas unanime et le Conseil d’Etat n’a pas pris position directement.

Il y a lieu d’attendre en conséquence l’arrêt de la Cour de Justice, qui se voit ainsi interrogée, à notre connaissance, pour la première fois sur cette question précise.


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