Terralaboris asbl

Paiement de pensions alimentaires par le chômeur et droit au taux de travailleur ayant charge de famille

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 24 novembre 2022, R.G. 2021/AB/113

Mis en ligne le jeudi 3 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 24 novembre 2022, R.G. 2021/AB/113

Terra Laboris

Dans un arrêt du 24 novembre 2022, la Cour du travail de Bruxelles, statuant à propos du taux des allocations de chômage en cas de paiement d’une pension alimentaire dans une hypothèse non prévue par la réglementation, rappelle que le juge ne peut suppléer à la lacune d’un texte réglementaire en créant une hypothèse que celui-ci ne prévoit pas.

Les faits

M. D. a eu quatre enfants de son union avec Mme L. : A., née le en 1987, N., né en 1988, S., née en 1992 et S. né en 1994. Alors que tous les enfants étaient encore mineurs, les époux se sont séparés puis ont divorcé.

Par un jugement du 1er octobre 2002, le Tribunal de première instance de Bruxelles a condamné M. D. à payer en faveur de chacun des enfants une pension alimentaire de 86,76 euros à partir du 6 mars 2001, condamnation assortie d’une délégation de sommes.

M. D. a perçu des allocations de chômage à partir du 1er novembre 2002, au taux réservé aux travailleurs ayant charge de famille.

M. D. s’est remarié le 20 mai 2005 et a eu trois enfants de cette union. Son épouse et ses enfants vivent au Maroc.

En 2019, l’ONEm, dans le cadre d’une enquête, constate que les trois fils nés de la première union de M. D. perçoivent des revenus depuis l’année 2014. Lors de son audition, M. D. déclare que sa fille s’est mariée et qu’il ne paie plus de pension alimentaire pour elle mais qu’il en paie encore une pour le dernier fils, S., dont il ne connait pas la situation sur le plan personnel.

Le 25 septembre 2019, l’ONEm décide de l’exclure du droit aux allocations de chômage au taux réservé aux travailleurs ayant charge de famille et de lui octroyer les allocations au taux isolé à partir du 12 novembre 2014, de récupérer la différence de taux à partir du 1er juillet 2016 et de l’exclure du bénéfice des allocations de chômage pendant treize semaines à partir du 30 septembre 2019. L’ONEm considère que tous les fils issus de sa première union bénéficient d’un revenu et ne sont pas en état de besoin, de sorte que la poursuite éventuelle du paiement d’une pension alimentaire constitue un paiement volontaire ne donnant plus droit aux allocations en tant que travailleur ayant charge de famille. Par un formulaire C31 de la même date, le montant de la récupération est fixé à 8.114,90 euros.

M. D. a déposé au greffe du Tribunal du travail francophone de Bruxelles deux requêtes recevables.

L’ONEm a introduit par voie de conclusions une demande de condamnation au paiement de la somme de 8.114,90 euros.

Par jugement du 5 janvier 2021, le tribunal réforme la décision en ce que l’exclusion ne peut débuter qu’à partir du 1er février 2015, M. D. ayant payé une contribution alimentaire en faveur de N. jusqu’au mois de janvier 2015 et rien ne prouvant que celui-ci aurait travaillé ou terminé sa formation avant cette date. Le tribunal remplace également la sanction administrative d’exclusion par un avertissement. Il confirme pour le surplus la décision administrative et condamne M. D. à payer à l’ONEm la somme réclamée.

M. D. forme contre ce jugement un appel recevable. L’ONEm demande la confirmation du jugement.

La décision de la cour

1. La catégorie de M. D. examinée par rapport aux enfants issus de son premier mariage

L’arrêt commenté relève que la contribution a été payée en vertu du jugement du 1er octobre 2002, dont les effets n’étaient pas limités dans le temps. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de limite dans le temps aux paiements. Il existe en effet deux types d’obligation alimentaire dans le chef d’un parent :

  • Celle prévue par l’article 203, § 1er, de l’ancien Code civil, qui instaure une obligation alimentaire pour les enfants mineurs, qui cesse en principe à partir de la majorité, sauf si la formation n’est pas achevée ;
  • Celle prévue par l’article 205 de l’ancien Code civil, qui n’existe qu’à la condition que les enfants soient dans le besoin et que les parents aient des ressources et dans la mesure de ces ressources (avec renvoi à C. appel Bruxelles, 17 décembre 2002, R.G. 2001/KR/277).

Tous les enfants étant mineurs lors du jugement ayant fixé les contributions alimentaires, celles-ci ont été fondées sur l’article 203 du Code civil.

A dater du 1er février 2015, tous les enfants étaient majeurs et percevaient un revenu, de sorte que les paiements ne résultaient plus dudit jugement. Ils ont donc été effectués en dehors de toute obligation légale et ne permettaient pas à M. D. d’avoir la qualité de bénéficiaire ayant charge de famille.

2. La catégorie de M. D. au regard de la seconde épouse et des enfants issus de son deuxième mariage

Il est acquis que le chômeur a effectué des paiements en faveur des enfants. Mais il ne cohabite ni avec son épouse ni avec aucun des enfants et ne paie pas de pension ou de contribution alimentaire à leur profit en exécution d’une décision judiciaire ou d’un acte notarié. Sa situation ne correspond donc à aucune des hypothèses visées à l’article 110, § 1er, 1°, 2° ou 3°, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.

L’arrêt analysé décide que, contrairement à ce qu’il soutient, M. D. ne peut se fonder sur la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne qu’il invoque, étant l’arrêt du 16 octobre 2001 (C.J.U.E., 16 octobre 2001, Aff. n° C-212/00, STALLONE c. ONEm, EU:C:2001:548). En effet, sa seconde épouse et leurs enfants ne résident pas dans un Etat membre de l’Union européenne.

L’arrêt analysé examine ensuite le soutènement de M. D. qu’en ne prévoyant pas l’hypothèse spécifique d’une épouse et d’enfants ne cohabitant pas avec le chômeur, ne résidant pas dans le territoire de l’Union européenne et à qui le chômeur verse des montants en dehors de toute décision judiciaire ou acte notarié l’y obligeant, l’arrêté royal du 25 novembre 1991 contiendrait une lacune discriminatoire.

L’arrêt analysé y oppose que « la cour ne pourrait pas, ici, simplement écarter l’application d’une disposition réglementaire, mais devrait, pour mettre fin à la discrimination alléguée, combler une lacune réglementaire en créant une hypothèse que l’arrêté royal du 25 novembre 1991 ne prévoit pas ». L’arrêt analysé fait sien l’enseignement de l’arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 2020 (Cass., 5 novembre 2020, J.T., 2021, p. 116) et conclut qu’« un éventuel constat d’illégalité de l’article 110, § 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 ne permettrait donc pas à la cour de combler la lacune réglementaire qui eût permis d’y mettre fin ».

L’appel de M. D. est donc déclaré non fondé en ce qu’il conteste son exclusion du droit aux allocations de chômage au taux réservé aux travailleurs ayant charge de famille.

Par contre, l’appel de M. D. est déclaré fondé en ce qu’il tend à obtenir le bénéfice de l’article 169, alinéas 1er et 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991. M. D. est en effet de bonne foi car il ne pouvait avoir conscience du caractère indu des allocations au taux réservé aux travailleurs ayant charge de famille au-delà du mois de janvier 2015. La modification de la nature du paiement effectué est une notion juridique et l’ONEm n’a jamais attiré son attention à cet égard. En outre, M. D. est crédible lorsqu’il précise qu’il n’a quasi plus de contacts avec son ex-épouse et ses enfants et pouvait donc ignorer que ces derniers avaient commencé à percevoir un revenu.

La récupération est donc limitée aux cent-cinquante derniers jours d’indemnisation indue.

Intérêt de la décision

Tout d’abord, cette décision permet d’attirer l’attention sur ce qu’un jugement condamnant un parent au paiement d’une pension pour un (ou des) enfant(s) mineur(s), même s’il ne limite pas ses effets dans le temps, ne permet pas nécessairement à ce parent de se prévaloir de ses paiements pour ce qui concerne la qualité de travailleur ayant charge de famille au sens de l’article 110, § 1er, 3°, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 lorsque cet (ou ces) enfant(s) devien(nen)t majeur(s).

Ensuite, la situation de M. D. au regard de son second mariage permet à la cour d’aborder la question d’une éventuelle lacune dans cette disposition réglementaire à défaut pour le Roi d’avoir prévu la possibilité pour un chômeur ayant des obligations à l’égard d’une épouse et/ou des enfants vivant dans un pays autre qu’un pays de l’Union européenne et s’acquittant desdites obligations en dehors de toute décision judiciaire ou acte notarié l’y obligeant d’avoir cette qualité de travailleur ayant charge de famille.

Concernant la prise en compte des membres de la famille résidant dans un autre Etat membre de l’Union européenne que celui du chômeur, la situation est régie par les règlements européens (pour plus de détails à ce sujet, on peut se référer à la contribution de A.-S. TSHILEMBE, « Particularités du droit aux allocations de chômage pour le travailleur étranger et migrant (UE et hors UE) », La réglementation du chômage : 20 ans d’application de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, Etudes pratiques de droit social, Kluwer, 2011/5, pp. 192 à 196).

La règle est que, lorsque la législation d’un Etat membre prévoit que le calcul des prestations varie en fonction du nombre des membres de la famille, les membres de la famille résidant dans un autre Etat membre sont censés résider dans l’Etat membre compétent, étant précisé que cette règle ne s’applique pas lorsque les membres de la famille sont pris en considération pour le calcul des prestations de chômage dans l’Etat membre de résidence.

L’arrêt analysé ne se prononce pas sur le caractère discriminatoire de la différence de traitement dans la mesure où la cour du travail estime qu’elle ne peut pas y remédier.

L’arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 2020 (Cass., 5 novembre 2020, n° C.18.0541.F, accessible sur Juportal avec les conclusions du ministère public) a été rendu dans un litige portant en l’espèce sur la manière – qualifiée de discriminatoire par une fonctionnaire de la police – dont l’Etat belge avait, dans le cadre de la réforme « Copernic », aligné progressivement le pécule de vacances du personnel du secteur public, dont celui des services de police, sur les travailleurs du secteur privé.

Ainsi que le précisent les conclusions de l’Avocat général de KOSTER, en ce qui concerne le personnel des services de police, un arrêté royal du 16 janvier 2003 a accordé à certains membres du personnel du cadre administratif et logistique de la police intégrée, structurée à deux niveaux, une prime destinée à compléter le pécule de vacances, mais uniquement pour les membres du cadre administratif et logistique (ou personnel non policier). Les personnes relevant du cadre opérationnel, qui seules exercent des missions de police administrative et judiciaire, n’ont vu leur situation réglée que par un arrêté royal du 29 avril 2009.

L’intéressée entendait obtenir le paiement des primes « Copernic » depuis 2002, soit l’année au cours de laquelle la catégorie favorisée du personnel avait commencé à recevoir cette prime. L’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles soumis à la censure de la Cour de cassation l’avait déboutée de cette prétention en se référant à des arrêts antérieurs ayant décidé qu’à supposer que l’arrêté royal du 16 janvier 2003 accordant une prime « Copernic » à certains membres du personnel du cadre administratif et logistique de la police intégrée, structurée à deux niveaux ait opéré une discrimination injustifiée, il n’appartiendrait pas à la cour d’appel de réparer cette discrimination en allouant à l’appelante la prime elle-même, qu’aucun texte légal ou réglementaire ne lui confère le droit de percevoir.

L’intéressée s’est pourvue en cassation. La troisième branche du premier moyen soutenait que :

« Aux termes de l’article 159 de la Constitution, toute juridiction contentieuse a le pouvoir et le devoir, avant de donner effet à l’acte administratif sur lequel sont fondées une demande, une défense ou une exception, d’en vérifier la légalité tant interne qu’externe.

Il est dès lors au pouvoir du juge régulièrement saisi de la question de remédier, au besoin par un écartement des termes discriminatoires, à toute inconstitutionnalité ou lacune réglementaire dont l’illégalité est alléguée, lorsqu’il peut suppléer à cette insuffisance dans le cadre des dispositions légales existantes pour rendre l’arrêté réglementaire litigieux conforme aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Il s’ensuit également que le juge ainsi saisi ne peut dénier légalement son pouvoir de juridiction aux motifs que l’inconstitutionnalité alléguée d’une disposition réglementaire serait constitutive d’une lacune ‘’extrinsèque’’ et, dès lors, appliquer cette disposition inconstitutionnelle. »

Par son arrêt du 5 novembre 2020 (Cass., 5 novembre 2020, n° C.18.0541.F, accessible sur Juportal avec les conclusions du ministère public), la Cour de cassation rejette le moyen en cette branche en relevant que, aux termes de l’article 159 de la Constitution, les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois. Toute juridiction contentieuse a ainsi le pouvoir et le devoir de contrôler la légalité interne et externe de tout acte administratif sur lequel se fonde une action, une défense ou une exception. Le juge, qui constate l’illégalité d’un acte administratif, est tenu de le priver d’effet.

Il ne s’ensuit en revanche pas que, lorsque l’illégalité de l’acte administratif résulte d’une lacune contraire aux principes constitutionnels d’égalité et de non-discrimination, le juge puisse y remédier en étendant l’application de cet acte à la catégorie discriminée, fût-ce en écartant de la définition de son champ d’application les termes où gît la discrimination.

Le moyen, qui, en cette branche, est tout entier fondé sur le soutènement contraire, manque en droit.

L’arrêt analysé conclut dès lors que la cour du travail ne peut, en l’espèce, créer « une hypothèse que la réglementation ne prévoit pas ».

Les juridictions du travail ont eu à de nombreuses reprises l’occasion d’utiliser, dans le contentieux du chômage, cet article 159 de la Constitution, qui dispose que les cours et tribunaux n’appliqueront un arrêté que s’il est conforme aux lois.

Ainsi, lorsque l’auteur de l’acte a estimé pouvoir se dispenser de solliciter l’avis du Conseil d’Etat avant de modifier une disposition de l’arrêté royal organique du chômage et n’a pas justifié pourquoi cette consultation, même dans un délai de trois jours, était impossible, la solution est simple : on écarte la version illégale et on applique la dernière version légale de la disposition (cf. notamment Cass., 9 septembre 2000, n° S.00.0125.F.).

C’est la même démarche qu’adoptent les juridictions du travail lorsqu’elles estiment devoir écarter, pour violation de l’effet de standstill qu’emporte l’article 23 de la Constitution, l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 dans la version introduite par l’arrêté royal du 28 décembre 2011, qui limite dans le temps le droit aux allocations d’insertion. Il s’agit dans tous ces cas d’espèce d’un refus d’appliquer.

La solution est plus complexe quand un assuré social entend se prévaloir d’une disposition de la réglementation mais invite les tribunaux à en supprimer certains termes. Telle était la demande de M. D., qui entendait bénéficier du taux de travailleur ayant personne à charge en se prévalant soit de sa seconde épouse, en supprimant la condition de cohabitation, soit des pensions payées aux enfants issus du second mariage en dehors de toute décision judiciaire ou acte notarié l’y obligeant.

Un arrêt de la Cour de cassation du 12 décembre 2016 (Cass., 12 décembre 2016, n° S.14.0104.F, accessible sur Juportal avec les conclusions du ministère public) permet de considérer qu’il n’est pas exclu d’effacer une des conditions d’une disposition réglementaire en la remplaçant par une autre ayant le même effet. La Cour rejette un pourvoi de l’ONEm contre un arrêt du 9 septembre 2014 de la Cour du travail de Liège (division Namur), ayant admis au bénéfice des allocations d’attente (devenues d’insertion) un jeune n’ayant pas suivi préalablement au moins six années d’études dans un établissement d’enseignement organisé, reconnu ou subventionné par une Communauté. Par contre, le jeune travailleur était de nationalité belge, disposait d’un certificat d’équivalence d’un diplôme étranger, avait accompli la majeure partie de ses études primaires en Belgique, avait suivi ensuite des études secondaires à l’étranger, s’était installé en Belgique avec ses parents sans interruption depuis dix ans et avait accompli non moins de huit années d’études supérieures, fût-ce sans succès. Il présentait donc, selon le ministère public et l’arrêt, un lien réel avec le marché belge du travail au moins aussi pertinent que la seule exigence de six années d’études préalables.

Les conclusions soulignent que l’effacement ainsi limité à la condition que les études en Belgique soient préalables à celles ouvrant le droit, soit à ce qui est strictement nécessaire à assurer une conformité constitutionnelle, ne peut avoir pour effet de remettre en cause toute la disposition concernée. C’est ce que décide la Cour de cassation pour rejeter la seconde branche du moyen proposé par l’ONEm, pris de la violation de l’article 159 de la Constitution.

Il ne ressort pas de l’arrêt ici commenté que les conclusions prises pour M. D. auraient ouvert la voie à ce raisonnement.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be