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Assujettissement des médecins en formation au statut social des travailleurs indépendants : conditions

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 5 décembre 2022, R.G. 2021/AL/518

Mis en ligne le lundi 26 juin 2023


Cour du travail de Liège (division Liège), 5 décembre 2022, R.G. 2021/AL/518

Terra Laboris

Dans un arrêt du 5 décembre 2022, la Cour du travail de Liège (division Liège) aborde la question complexe de l’assujettissement des médecins (généralistes ou spécialistes) en formation au statut social en tant que travailleurs indépendants à titre principal ou complémentaire.

Les faits

Un médecin a entamé, en septembre 2011, une spécialisation en médecine d’urgence, qui a été achevée en septembre 2018. Il était, pendant cette période, médecin en cours de spécialisation. Un litige est survenu quant à son assujettissement au statut social des travailleurs indépendants, la période allant du troisième trimestre 2014 au troisième trimestre 2018. Pendant cette période, il a été, selon les moments, indépendant à titre principal ou à titre complémentaire.

En juin 2018, alors qu’il allait achever sa spécialisation, l’intéressé a, par la voie de son conseil, interpellé sa caisse d’allocations sociales, renvoyant à deux documents sur la question, étant d’une part l’avis rendu le 27 mars 2014 par le Comité général de gestion pour le statut social des travailleurs indépendants (C.G.G. – Comité institué par la loi du 30 décembre 1992 portant des dispositions sociales et diverses) ainsi qu’une note de l’I.N.A.S.T.I. du 29 avril 2014. En substance, il considère que la garde exercée hors du cadre strict de formation mais en prolongement de celle-ci dans un quelconque hôpital en tant que personne physique ne peut engendrer d’assujettissement comme indépendant à titre principal. En conséquence, il demande à être exonéré des cotisations sociales pour celle-ci pour la période du troisième trimestre 2014 au troisième trimestre 2018.

D’une enquête de l’I.N.A.S.T.I., il ressort que les revenus bruts taxables de l’intéressé ont été, pour 2014, 2015 et 2016, de près de 50.000 euros par an et qu’il a perçu des honoraires pour son activité au sein de deux cabinets, pour des montants biens inférieurs (quelques milliers d’euros).

En conséquence, l’I.N.A.S.T.I. a fait savoir à la caisse que, l’intéressé ayant perçu des honoraires de cabinets médicaux, ainsi d’ailleurs que du SPF Justice, en plus de ses gardes d’urgence, il ne pouvait être établi de lien pour la totalité des honoraires avec la formation de médecin spécialiste et qu’il y avait lieu de maintenir l’assujettissement.

Ayant été réinterpellé par l’intéressé, l’I.N.A.S.T.I. lui fit directement une réponse le 17 juin 2019. Dans celle-ci, il est précisé que les activités médicales qui sont le prolongement de la formation ne requièrent pas d’assujettissement au statut social, ne s’agissant pas d’activités professionnelles indépendantes (ces instructions administratives s’appliquant à partir du troisième trimestre 2014). Pour les heures de travail, cependant, les médecins entrent dans le champ d’application du régime des travailleurs salariés / statut « sui generis » (soins de santé, indemnités, allocations familiales – pensions et chômage exclus). Ayant perçu des honoraires de cabinets privés et du SPF Justice en sus des gardes d’urgence, lesdites prestations ne font pas partie des activités de formation et donnent dès lors lieu à la perception de cotisations.

Un recours a été introduit devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), qui a statué par jugement du 27 septembre 2021 (R.G. 20/1.969/A), accueillant celui-ci et annulant l’assujettissement. Le médecin avait en effet fait valoir que les prestations rémunérées par un confrère étaient des gardes réalisées au sein de l’hôpital au service de réanimation et non au sein du service des urgences auquel il était rattaché, que d’autres prestations consistaient en des interventions en Service mobile d’urgence et de réanimation dans le cadre d’accidents lors de courses automobiles (courses de Francorchamps) et que les honoraires du SPF Justice rémunéraient des prises de sang à la demande des autorités judiciaires dans le cadre de prestations de garde (contrôles d’alcoolémie).

L’I.N.A.S.T.I. interjette appel.

Position des parties devant la cour

L’I.N.A.S.T.I. sollicite la réformation complète du jugement, estimant que les cotisations sont dues pour tout ce qui sort du cadre de la formation réglementée de candidat médecin spécialiste. Ces activités, par ailleurs, n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 15bis de l’arrêté royal du 28 novembre 1969 pris en exécution de la loi du 27 juin 1969, de même qu’elles n’ont pas été exercées dans l’établissement de soins agréé pour le stage. Il s’agit d’activités indépendantes entrant dans le champ d’application de l’article 3, § 1er, alinéas 1er et 2, de l’arrêté royal n° 38.

L’intimé sollicite pour sa part la confirmation du jugement en toutes ses dispositions et, subsidiairement, demande, comme en première instance, la suppression de toute majoration, frais et intérêts, ainsi que l’octroi de termes et délais.

L’avis du Ministère public

Le Ministère public sollicite dans son avis la réouverture des débats sur la portée de l’article 5bis de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail et la présomption de travail salarié qu’elle comporte. Cette disposition est opposée à l’article 3, § 1er, alinéa 1er, de l’arrêté royal n° 38, qui établit une présomption de travail indépendant en fonction des revenus fiscalement déclarés dans ce régime.

Il estime que l’intimé était dans les liens d’un contrat de travail avec les hôpitaux qui l’ont employé et invite les parties à s’expliquer en conséquence sur la présomption de travail salarié contenue à l’article 5bis, de même que sur le rattachement de prestations intervenues en dehors de l’hôpital à la formation de spécialiste.

La décision de la cour

La cour procède en premier lieu au rappel de plusieurs dispositions légales, étant l’article 1er de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, ainsi que l’article 15bis de l’arrêté royal d’exécution, qui dispose que l’application de la loi est étendue pour certains secteurs (assurance obligatoire contre la maladie et l’invalidité, secteur des soins de santé et secteur des indemnités) aux médecins en formation de médecin spécialiste (au sens de l’article 153, § 4, de la loi du 9 août 1963) et en formation de généraliste.

La cour note que, pour l’I.N.A.S.T.I., le médecin en formation ne relève pas entièrement du régime des travailleurs salariés, mais qu’il aurait une position « sui generis », le statut d’indépendant ayant par ailleurs un caractère résiduaire, également qualifié de « pompe aspirante ». Pour la cour, le Ministère public a soulevé une question particulière, susceptible d’avoir une influence sur la solution du litige, étant l’article 5bis de la loi du 3 juillet 1978, selon lequel des prestations de services complémentaires exécutées en application d’un contrat d’entreprise sont présumées l’être en application d’un contrat de travail sans que la preuve du contraire puisse être apportée lorsque le prestataire des services et le bénéficiaire de ceux-ci sont par ailleurs liés par un contrat de travail pour l’exercice d’activités similaires.

En l’espèce, les prestations sont présentées comme des services de garde déguisés en faveur de l’hôpital mais ont formellement été rémunérées par un tiers.

La cour pose dès lors diverses questions, étant de savoir qui était le bénéficiaire de l’activité du médecin et s’il est possible de requalifier la relation en travail salarié.

Elle ordonne dès lors une réouverture des débats sur cette question ainsi que sur celles abordées par M. le substitut général. Elle souligne enfin la complexité du dossier et invite dès lors les parties à le documenter au maximum.

Intérêt de la décision

L’arrêt que rendra la cour dans le cadre de la réouverture des débats est évidemment attendu avec grand intérêt.

L’on peut d’ores et déjà rappeler que le Comité général de gestion pour le statut social des travailleurs indépendants a rendu un avis d’initiative en date du 27 mars 2014 relativement aux activités médicales, abordant la situation des médecins généralistes et des médecins spécialistes en formation. Il a rappelé que ceux-ci bénéficient d’un statut social « sui generis », statut qui relève du champ d’application de la législation O.N.S.S., mais qui ne leur accorde que des droits sociaux limités, ceux-ci n’étant assurés que dans le régime de l’assurance maladie-invalidité, des allocations familiales, ainsi que du risque professionnel (accidents du travail et maladies professionnelles). Aucune protection légale n’existe contre le risque de chômage et ce statut ne leur permet pas davantage de se constituer une pension légale.

Le Comité a développé dans cet avis des considérations fouillées sur la problématique issue de ce statut. Il rappelle que ces médecins en formation sont actuellement supposés assujettis comme des indépendants à titre principal pour les activités indépendantes exercées à côté de leur formation et que, dans le passé, une autre pratique administrative existait pour les médecins spécialistes en formation.

Il fait dès lors un rappel historique des décisions encadrant le statut depuis les années 1980 ainsi que de la pratique administrative restée inchangée jusqu’à l’application d’une note de l’I.N.A.S.T.I. de 2010 faisant suite à l’introduction du statut « sui generis » pour les médecins généralistes en formation à l’époque. Cette note conclut que ni les M.S.F. (médecins spécialistes en formation) ni les M.G.F. (médecins généralistes en formation) ne peuvent être considérés comme des indépendants à titre complémentaire. Par ailleurs, la pratique administrative a également été modifiée pour les services de garde et d’urgence, pour lesquels il y a également lieu de retenir le statut d’indépendant à titre principal.

Aussi, le Comité général de gestion a-t-il fait des propositions, faisant une distinction entre les actes médicaux effectués dans le prolongement de la formation, les autres activités médicales (non autorisées) exercées à côté de la formation et d’autres activités indépendantes non médicales.

L’I.N.A.S.T.I. a alors pris de nouvelles instructions en date du 29 avril 2014 (P.720.21/14/14), rappelant que les médecins en formation n’ont cotisé ni pour l’assurance chômage ni pour la pension et qu’ils ne pouvaient dès lors être considérés comme ayant une activité professionnelle en ordre principal, qui suppose une couverture sociale complète. Lorsqu’ils exercent une activité principale en dehors de leur activité comme M.S.F. ou M.G.F., ils doivent cependant être considérés comme travailleurs indépendants à titre principal pour celle-ci et payer les cotisations correspondantes. La note prévoit également des distinctions en ce qui concerne les activités des services de garde.

Affaire à suivre, donc...


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