Commentaire de Prés. trav. Bruxelles, Chambre des Référés, 16 novembre 2015, R.G. 13/7.830/A
Mis en ligne le lundi 28 décembre 2015
Prés. trav. Bruxelles, Chambre des Référés, 16 novembre 2015, R.G. 13/7.830/A
Terra Laboris ASBL
Le litige oppose une employée contractuelle d’Actiris à son employeur. En réalité, trois personnes, dans une situation similaire, ont saisi le Président du tribunal siégeant comme en référé, de telle sorte que trois ordonnances ont été rendues, ordonnances similaires.
Ces demandes ont pour objet d’obtenir du Président du tribunal siégeant comme en référé la cessation d’une discrimination, sous peine d’astreinte. Il est soutenu que le règlement de travail d’Actiris, en ce qu’il aboutirait à l’interdiction du voile islamique au travail, contient une disposition discriminatoire interdite. Il est dès lors demandé d’ordonner à Actiris de cesser de reprendre celle-ci dans son règlement de travail.
Dans chacune des trois affaires, l’employée était en service depuis plusieurs années. Une modification du règlement de travail est intervenue en 2012, concernant notamment les vêtements de travail, modification qui a donné lieu à des adaptations de texte, dont il ressort finalement qu’ont été ajoutés deux alinéas, selon lesquels (i) tous les membres du personnel s’engagent à respecter le principe de neutralité des services publics et le traitement égalitaire des citoyens dans toutes les situations et (ii) durant leurs prestations, ils n’affichent leurs préférences religieuses, politiques ou philosophiques ni dans leur tenue vestimentaire ni dans leur comportement. Par ailleurs, il est fait interdiction de se livrer à des activités à caractère religieux, politique ou philosophique sur le lieu du travail, et ce sans préjudice des activités et opinions syndicales autorisées dans le cadre des lois et conventions en vigueur.
Les intéressées ayant continué de porter le voile, des notes internes et courriers leur ont été adressés et, en fin de compte, elles ont déposé une plainte formelle pour discrimination.
Une proposition de licenciement ayant été formulée, le tribunal du travail a été saisi aux fins de faire suspendre toute mesure en ce sens, sous peine d’astreinte. Une première ordonnance a ainsi été rendue le 24 juin 2013, enjoignant de suspendre la procédure pouvant mener au licenciement des intéressées. Cette ordonnance a été confirmée par un arrêt de la cour du travail du 7 mai 2015.
Position des parties
La partie demanderesse se fonde à la fois sur la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination et sur l’Ordonnance bruxelloise du 4 septembre 2008 visant à promouvoir la diversité et à lutter contre la discrimination dans la fonction publique régionale bruxelloise. Elle fait état à la fois d’une discrimination directe (basée sur la conviction religieuse) qui ne peut être justifiée par une exigence professionnelle essentielle déterminante, ainsi que d’une discrimination indirecte dénuée de justification objective et raisonnable. Est également invoqué le principe de neutralité des services publics, la demanderesse demandant qu’il soit interprété de manière inclusive et que soit prise en compte la diversité culturelle et religieuse des travailleurs.
Quant à Actiris, il conteste l’existence d’une discrimination, directe ou indirecte, et soutient que le respect du principe de neutralité des services publics constitue un objectif légitime permettant de justifier une ingérence dans la liberté religieuse. Le principe de neutralité doit, pour lui, avoir une interprétation exclusive, étant que non seulement le service rendu mais également l’apparence de l’agent doivent être neutres. Il doit également avoir une portée générale et viser tous les travailleurs sans distinction. Il estime avoir le droit de déterminer la conception du principe de neutralité en toute autonomie et affirme respecter les normes de droit international, dont essentiellement l’article 9, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme. Il se fonde également sur la jurisprudence de la Cour européenne.
L’avis de l’auditeur du travail
M. l’auditeur du travail conclut que l’interdiction généralisée du port de signes manifestant l’appartenance religieuse, philosophique ou politique constitue en l’espèce une discrimination indirecte interdite par l’Ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 4 septembre 2008.
La décision du tribunal
Le tribunal retient en premier lieu que le fondement adéquat de l’action doit être l’Ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale. Celle-ci est en effet venue combler un vide juridique créé par le législateur (article 4, 1°, de la loi du 10 mai 2007). Cette ordonnance prend assise dans la Directive n° 2000/78/CE (qu’elle est venue transposer pour les agents statutaires et contractuels bruxellois), ainsi que dans la Convention européenne des droits de l’homme. Elle fait par ailleurs référence dans son préambule à divers instruments internationaux, dont la C.E.D.H. Le tribunal rappelle ici que les droits fondamentaux garantis par la Convention font partie du droit de l’Union européenne en tant que principes généraux (article 6 du Traité sur l’Union européenne).
Après avoir repris les définitions données dans l’Ordonnance sur la discrimination directe et la discrimination indirecte, le tribunal examine le point au cœur du débat, étant le principe de neutralité de l’Etat et des services publics. Le principe de neutralité est un principe constitutionnel, étant une notion juridique et non une conception philosophique, ainsi que l‘a rappelé le Conseil d’Etat (C.E., 21 décembre 2010, arrêt n° 210.000). Ce principe peut faire l’objet de deux conceptions tout à fait différentes, étant d’une part la conception de neutralité inclusive (ou neutralité d’agir), qui impose aux prestataires du service public de traiter de façon égale et non-discriminatoire les usagers (ceux-ci ne pouvant être traités moins bien que d’autres vu leurs convictions) et, d’autre part, la neutralité exclusive (dite également neutralité d’apparence), selon laquelle l’agent doit donner l’apparence de la neutralité et s’abstenir, dans l’exercice de ses fonctions, d’une quelconque manifestation extérieure d’une expression religieuse, philosophique, politique, etc.
Le principe constitutionnel de neutralité vise la neutralité inclusive. Se pose dès lors la question de savoir si l’administration est autorisée à imposer une neutralité exclusive à tous les membres de son personnel, sans réserve ou justification. Le tribunal passe en revue la jurisprudence de la Cour européenne, dont l’important arrêt EWEIDA et autres c/ ROYAUME-UNI (Cr.E.D.H., 15 janvier 2013, EWEIDA et autres c/ ROYAUME-UNI, Req. 48.420/10 et autres). La Cour européenne y laisse une marge d’appréciation aux Etats, mais celle-ci a des limites variant selon les circonstances, les domaines et le contexte et soumises à un contrôle de légitimité et de proportionnalité, à effectuer dans chaque cas in concreto.
En ce qui concerne la neutralité exclusive dans la fonction publique régionale bruxelloise, un premier constat est fait par le tribunal, étant qu’il n’y a pas d’appui pour cette position dans une volonté du législateur régional. Au contraire, l’Ordonnance du 4 septembre 2008 vise à promouvoir la diversité (et non à la réduire, comme le relève le juge).
Il n’y a pas davantage d’appui dans une volonté du Gouvernement de la Région.
La question est dès lors d’examiner si la liberté de manifester sa religion ou ses convictions - qui peut faire l’objet de restrictions (prévues par la loi) pour autant qu’elles constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou encore à celle des droits et libertés d’autrui – n’est pas entravée illégalement.
Le tribunal examine dès lors s’il y a distinction prohibée, susceptible d’entraîner un traitement moins favorable ou désavantageux pour les personnes adhérant à une religion qui prescrit, selon elles, le port d’un signe particulier ou pour lesquelles le port de ce signe revêt une importance plus grande. Dès lors qu’elles expriment leur liberté de religion à porter un voile, les personnes en cause font l’objet d’un traitement désavantageux de par cette circonstance particulière. Il est relevé qu’aucun autre membre du personnel n’a en effet fait l’objet d’un tel traitement (entame d’une procédure de licenciement), de telle sorte que chaque demanderesse fait la preuve des faits laissant présumer une discrimination sur la base du critère de la religion.
L’administration doit dès lors donner des causes de justification légale, étant qu’elle doit prouver que l’objectif poursuivi par le nouveau règlement de travail est légitime, à savoir que l’exigence professionnelle (interdiction générale) est essentielle et déterminante pour tous les membres du personnel en raison de la nature de l’activité professionnelle ou des conditions de son exercice et, encore, qu’elle est proportionnée à cet objectif. Dans le cas de l’examen d’une discrimination indirecte, il devrait être établi que la nouvelle disposition du règlement de travail est fondée objectivement et raisonnablement par un objectif légitime et que les moyens pour atteindre celui-ci sont appropriés et nécessaires. C’est à l’employeur d’apporter la preuve de la légitimité de la règle qu’il impose.
Par ailleurs, s’agissant de vérifier si l’administration a une marge d’appréciation lui permettant d’opter pour une interdiction générale de tout signe conventionnel, celle-ci est soumise à un contrôle de proportionnalité, qui doit être d’autant plus rigoureux qu’il porte atteinte à un droit fondamental. Est exigée la preuve d’un besoin social « impérieux » (au sens où l’a retenu le Conseil d’Etat dans son avis sur le texte de l’ordonnance), imposant dans cette administration, à la différence de la fonction publique bruxelloise, cette interdiction générale.
Comme toutes les institutions publiques de la Région de Bruxelles-Capitale, l’administration a une obligation positive, fixée par l’article 5 de l’Ordonnance du 4 septembre 2008, qui est de promouvoir la diversité. Celle-ci est d’ailleurs reprise dans le contrat de gestion. A cet égard, le principe de mobilité interne ne suffit pas à justifier la décision prise.
Le tribunal relève encore, avec l’auditeur du travail, qu’Actiris ne semble avoir procédé à aucune étude sérieuse de faisabilité de réorganisation des mutations (front office-back office), qui permettrait de vérifier si l’interdiction généralisée du port de signes conventionnels pourrait être le seul moyen d’atteindre l’objectif de neutralité prôné. Enfin, aucun signe ni aucun fait ne permettrait de retenir une attitude prosélyte accompagnée ou non de pressions sur d’autres collègues musulmanes souhaitant exercer différemment leur propre liberté. Aucune plainte d’un usager ou d’un agent n’est par ailleurs produite.
La conclusion est que n’existent pas des considérations objectives et proportionnées à l’objectif poursuivi. Il y a dès lors discrimination indirecte.
Note
En ce qui concerne le secteur privé, l’on peut rappeler que par arrêt du 9 mars 2015 (Cass., 9 mars 2015, n° S.12.0062.N, commenté ici), la Cour de cassation a posé à la C.J.U.E. la question de savoir si l’article 2.2.a) de la Directive 2000/78/CE doit être interprété en ce sens que l’interdiction faite à une employée musulmane de porter le foulard au travail constitue ou non une discrimination directe lorsqu’existe chez l’employeur une interdiction générale adressée à l’ensemble du personnel de port de signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques ou religieuses.