Terralaboris asbl

Conditions d’exportabilité des pensions hors Union européenne : la Cour de cassation interroge la Cour constitutionnelle

Commentaire de Cass., 27 mai 2013, R.G. S.12.0081.F

Mis en ligne le lundi 29 juillet 2013


Cour de cassation, 27 mai 2013, R.G. n° S.12.0081.F

Terra Laboris asbl

Dans un arrêt du 27 mai 2013, la Cour de cassation pose à la Cour constitutionnelle une question en matière de paiement à l’étranger des pensions de retraite, et ce eu égard aux exigences relatives à la condition de résidence.

Les faits

M. R., citoyen d’origine malgache, bénéficie depuis le 1er décembre 1999 d’une pension de retraite eu égard à une carrière de 21 ans de travail salarié en Belgique. Il bénéficie également d’un complément octroyé au titre de GRAPA.

Envisageant de retourner à Madagascar, il s’informe auprès de l’O.N.P. sur l’incidence de ce déménagement sur sa pension et la GRAPA. Des réponses lui sont données par l’O.N.P. au titre d’information : La GRAPA n’est pas exportable à l’étranger et la pension de retraite ne l’est pas davantage dans le cas d’espèce dès lors qu’il n’y a pas de convention de sécurité sociale entre la Belgique et Madagascar.

L’intéressé quitte la Belgique en décembre 2006. Sa pension et la GRAPA sont suspendues. L’O.N.P. décide également de la récupération de la GRAPA et de la pension de retraite mais il a été renoncé à cette récupération.

Le litige concerne dès lors uniquement la décision de suspension.

L’intéressé est débouté de sa contestation sur la suspension par le premier juge.

La huitième chambre de la cour du travail de Bruxelles a rendu deux arrêts qui ont été commentés sur le site www.terralaboris.be. Le présent commentaire est dès lors succinct sur ces arrêts et notamment ne reprend pas l’abondante jurisprudence de la Cour européenne à laquelle ils font référence.

Décision de la cour du travail

Dans un premier arrêt du 17 février 2011, la cour du travail, statuant par défaut contre l’intéressé, constate que celui-ci ne semble pas contester le non-paiement à l’étranger de la garantie de revenus aux personnes âgées et limite le litige à la suspension de la pension de retraite.

L’arrêt constate que l’intéressé soulève une discrimination sous l’angle des articles 10 et 11 de la Constitution et/ou sous l’angle de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 14 de cette Convention.

La cour du travail rappelle les règles dégagées par la Cour européenne quant à cet article 1er du premier Protocole et à l’article 14 de la Convention.

Elle précise également, quant à une éventuelle violation des articles 10 et 11 de la Constitution, que la discrimination invoquée trouve sa source dans l’article 27, alinéa 3, de l’arrêté royal n° 50 (qui donne au Roi le pouvoir de « déterminer pour quels bénéficiaires de nationalité étrangère et dans quels cas l’obligation de résider en Belgique n’est pas requise » et qui n’a pas en tant que tel été approuvé par le législateur) et dans l’article 65, § 1er, de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 portant règlement général du régime de pension de retraite et de survie des travailleurs salariés (qui l’exécute et qui prévoit que l’obligation de résider en Belgique n’est pas requise des apatrides et des réfugiés ainsi que des étrangers privilégiés étant les personnes visées à l’article 4, 2°, de l’arrêté royal du 6 décembre 1955 relatif au séjour en Belgique de certains étrangers privilégiés). Il appartiendrait donc à la cour du travail et non à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur la compatibilité de ces dispositions avec les articles 10 et 11 de la Constitution.

La cour du travail ordonne la réouverture des débats pour permettre à l’intéressé d’obtenir la désignation d’un avocat par le Bureau d’aide juridique et aux parties de s’expliquer sur la différence de traitement invoquée par celui-ci, en ce compris sur la question de savoir s’il appartient à la cour du travail et non à la Cour Constitutionnelle de se prononcer.

Par le second arrêt du 21 mars 2012, la Cour constate que les dispositions en cause introduisent une différence de traitement entre différentes catégories d’étrangers bénéficiaires d’une pension de retraite accordée sur base d’une activité salariée ayant été exercée en Belgique. L’étranger visé à l’article 65, § 1er, de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 conserve donc le bénéfice de sa pension même s’il réside à l’étranger, y compris s’il réside dans un pays n’ayant pas conclu de convention de sécurité sociale avec la Belgique, alors que l’étranger ordinaire perd le bénéfice de sa pension s’il quitte la Belgique.

La cour du travail décide que les catégories d’étrangers concernées par cette différence de traitement sont comparables. La différence de traitement repose certes sur un critère objectif : l’étranger ordinaire peut être distingué des autres catégories d’étrangers. Par contre, elle n’est pas raisonnablement justifiée, le contrôle des conditions de paiement de la pension ne se présentant pas de manière différente selon que l’étranger qui réside en dehors du royaume est un étranger privilégié ou un étranger ordinaire. Par ailleurs, les moyens utilisés – soit la suspension de la pension y compris lorsque la personne est isolée et a atteint un âge (76 ans) qui ne lui permet pas d’envisager la reprise d’une activité professionnelle – ne sont pas adéquats à l’objectif poursuivi, qui est le souci de faciliter le contrôle du respect des conditions de paiement de la pension.

La cour du travail décide dès lors que l’arrêté royal du 21 décembre 1967 viole les articles 10 et 11 de la Constitution et surabondamment méconnait l’article 14 de la Convention européenne.

Quant à cette dernière disposition, l’arrêt relève que toute personne relevant de la juridiction de la Cour européenne, ce qui est le cas de celui qui sollicite une prestation sociale, doit pouvoir bénéficier des droits et libertés définis au titre 1 de la Convention, même si l’Etat n’est pas lié par des accords de réciprocité. Elle écarte également le moyen de l’O.N.P. qu’il conviendrait de distinguer les régimes de retraite selon que leur financement repose sur un principe de capitalisation ou de répartition, se référant à des arrêts de la Cour européenne.

En conclusion, sur la base de l’article 159 de la Constitution, la cour du travail écarte l’article 27, 3°, de l’arrêté royal n° 50 et l’article 65, § 1er, de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 en ce qu’ils prévoient une différence de traitement injustifiée entre certaines catégories d’étrangers privilégiés et les étrangers ordinaires. Elle biffe à l’article 65 la référence aux étrangers privilégiés et lit l’alinéa 2 de cette disposition comme autorisant l’exportation des prestations en particulier lorsque, comme en la cause, le bénéficiaire de la pension est âgé de plus de 76 ans et a droit à une pension au taux isolé.

L’O.N.P. est donc condamné à rétablir le paiement de la pension de retraite de l’intéressé à partir de sa suspension et à payer les arriérés restant dus sur cette base.

La procédure devant la Cour de cassation

Le pourvoi de l’O.N.P. est dirigé contre le second arrêt.

Il soutient en sa première branche que la discrimination retenue par l’arrêt attaqué ne gît pas dans l’article 65 de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 mais dans l’article 27 de l’arrêté royal n° 50 du 24 octobre 1967 et que, depuis son remplacement par l’article 9 de la loi du 5 juin 1970, cette disposition a le caractère d’une norme législative. Le contrôle de la conformité de cette norme aux articles 10 et 11 de la Constitution appartient en conséquence à la Cour Constitutionnelle.

La seconde branche fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir écarté les articles 27, alinéa 3, AR n° 50 et 65, §1er, AR du 21 décembre 1967 alors que ces dispositions n’instaurent pas une discrimination contraire aux articles 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et 10 et 11 de la Constitution.

La Cour de cassation examine cette seconde branche. Elle relève que l’arrêt attaqué n’est pas critiqué en ce qu’il décide que le droit à la pension de retraite est un bien protégé par l’article 1er du premier Protocole additionnel. Elle décide qu’elle est tenue, avant de statuer sur la conformité des dispositions nationales avec les articles 1er du premier Protocole additionnel et 14 de la Convention, de poser une question préjudicielle à la Cour Constitutionnelle. Elle rappelle que « aux termes de l’article 26, § 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour Constitutionnelle, lorsqu’il est invoqué devant une juridiction qu’une loi, un décret ou une règle visé à l’article 134 de la Constitution viole un droit fondamental garanti de manière totalement ou partiellement analogue par une disposition du titre II de la Constitution ainsi que par une disposition de droit européen ou droit international, la juridiction est tenue de poser d’abord à la Cour Constitutionnelle la question préjudicielle sur la compatibilité avec la disposition du titre II de la Constitution".

La question préjudicielle posée est libellée comme suit : « L’article 27 de l’arrêté royal n° 50 du 24 octobre 1967 relatif à la pension de retraite et de survie des travailleurs salariés, remplacé par l’article 9 de la loi du 5 juin 1970 modifiant certaines dispositions relatives aux régimes de pension des travailleurs salariés, des ouvriers, des employés, des ouvriers mineurs et des assurés libres et au revenu garanti aux personnes âgées et modifié par l’article 10 de l’arrêté royal n° 415 du 16 juillet 1986 modifiant certaines dispositions en matière de pension pour travailleurs salariés, qui n’astreint à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 1er de cette disposition que certains étrangers, à l’exclusion des étrangers qui peuvent se prévaloir d’une disposition, en vigueur en Belgique, d’une convention internationale de sécurité sociale, des apatrides, des réfugiés reconnus et de certains étrangers privilégiés, et qui permet au Roi de déterminer pour quels bénéficiaires de nationalité étrangère et dans quels cas cette obligation n’est pas requise, viole-t-il les articles 10, 11, 16 et 191 de la Constitution ? »

Intérêt de la décision

Cet arrêt était attendu, après les deux arrêts de la cour du travail de Bruxelles commentés par Terra Laboris.

Même si la Cour de cassation statue sur la seconde branche du moyen, sa décision de poser une question préjudicielle et le libellé de celle-ci impliquent que la discrimination gît dans l’article 27 de l’arrêté royal n° 50 et que celui-ci, depuis son remplacement par l’article 9 de la loi du 5 juin 1970 est une loi au sens de l’article 26, § 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour Constitutionnelle.

Par arrêt n° 86/2014, cette dernière y a apporté réponse négative à tous points de vue, disant pour droit que l’article 27 de l’arrêté royal n° 50 :

  • ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la CEDH, avec l’article 14 de la même Convention et avec l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
  • n’est pas incompatible avec l’article 16 de la Constitution combiné avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la CEDH ;
  • ne viole pas l’article 191 de la Constitution, lequel n’est susceptible de l’être que lorsque qu’il y a différence de traitement entre certains étrangers et les Belges et non lorsqu’une différence de traitement est instaurée, comme en l’espèce, entre deux catégories d’étrangers selon qu’ils sont ou non privés de leur droit de toucher une pension en fonction de leur lieu de résidence.

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