Commentaire de Cass., 14 décembre 2015, n° S.13.0015.F
Mis en ligne le jeudi 26 mai 2016
Cour de cassation, 14 décembre 2015, n° S.13.0015.F
Terra Laboris
Par arrêt du 14 décembre 2015, la Cour de cassation confirme sa jurisprudence antérieure : sous réserve de l’application de règlements européens ou de conventions internationales réglant l’assujettissement au statut social belge des travailleurs indépendants pour l’exercice d’une activité indépendante exercée à titre complémentaire, seules les activités exercées sur le territoire de la Belgique sont prises en considération au titre d’activité professionnelle exercée à titre principal.
Les faits et antécédents de la cause
M. K. a, à partir du 9 avril 2000 et jusqu’au 30 décembre 2005, exercé les fonctions d’administrateur de la s.a. de droit belge A&A. En 2001, il a perçu une rémunération pour cette activité. M. K. est russe, réside à Moscou et exerce une activité de professeur à l’institut physico-technique.
M. K. a été affilié d’office à la caisse de l’INASTI. Des cotisations de sécurité sociale comme indépendant à titre principal lui ont été réclamées pour le deuxième trimestre 2000 jusqu’au quatrième trimestre 2005.
Ces cotisations n’ayant pas été payées, l’INASTI a cité la société à comparaître devant le tribunal du travail de Bruxelles en vue de la voir condamner à payer les cotisations en qualité de solidairement responsable de son administrateur.
Par un jugement du 5 juin 2008, la treizième chambre du tribunal décide que M. K. était redevable des cotisations de sécurité sociale d’indépendant et que la société doit être condamnée solidairement. Le tribunal considère toutefois que cette activité avait un caractère accessoire, en sorte que les cotisations ne sont dues que sur la base des revenus perçus résultant de son imposition d’office pour la seule année 2001.
L’INASTI a interjeté appel de ce jugement contestant le caractère complémentaire de l’activité indépendante de M. K., tandis que la société a interjeté appel de la décision d’assujettissement de celui-ci au statut social des travailleurs indépendants.
Par un premier arrêt du 13 janvier 2012 (C. trav. Brux., 13 janvier 2012, R.G. 2010/AB/823), la cour du travail de Bruxelles déboute la s.a. A&A de son appel incident. M. K. a géré de l’étranger une société ayant son siège en Belgique. Il est donc présumé irréfragablement en vertu de l’article 3, § 1er, de l’arrêté royal du 18 novembre 1996 avoir exercé cette activité en qualité de travailleur indépendant.
La question est alors le bien-fondé de l’appel principal de l’INASTI et, plus particulièrement, si l’activité salariée de M. K. en Russie, pays avec lequel la Belgique n’a pas signé de convention bilatérale de sécurité sociale, permet de conférer à M. K. la qualité d’indépendant à titre complémentaire. La cour du travail ordonne la réouverture des débats. Elle relève que dans un arrêt du 5 décembre 2011 (J.T.T., 2012, p. 102), la Cour de cassation a décidé que – lorsque, comme en l’espèce, l’activité salariée exercée à l’étranger ne l’a pas été dans un Etat de l’Union européenne ou avec lequel la Belgique a signé une convention bilatérale – seules les activités salariées exercées sur le territoire de la Belgique étaient prises en considération. La cour du travail s’interroge si dans cette interprétation l’article 35, § 1er, de l’arrêté royal du 19 décembre 1967 ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution dans sa version actuelle. Cette version est celle résultant de la modification de cet article 35 par l’arrêté royal du 12 décembre 1991. Avant cette modification, la notion d’activités habituelles et en ordre principal faisait référence au régime de pension applicable à ces travailleurs et contenait donc un ancrage territorial. Celui-ci n’est plus repris dans le nouveau texte. L’activité habituelle et en ordre principal comme salarié doit répondre à la condition de comporter un minimum d’heures de travail mensuelles par rapport à une occupation à temps plein.
L’arrêt du 8 juin 2012 sur réouverture des débats (précédemment commenté) décide que l’interprétation adoptée par la Cour de cassation le 5 novembre 2011 crée une distinction fondée sur le lieu d’exécution de l’activité principale en relation avec l’existence ou non d’une convention bilatérale de sécurité sociale lorsque cette activité n’est pas exercée dans un Etat de l’Union européenne. Cette différence de traitement doit pouvoir être justifiée.
Or, selon la cour du travail, il n’est pas établi que l’exercice d’une activité salariée dans un pays sans convention rende plus indispensable l’assujettissement en Belgique de l’activité indépendante complémentaire que lorsque l’activité salariée est exercée dans un pays avec lequel la Belgique a conclu une convention bilatérale. La cour du travail relève que le titulaire de l’activité indépendante, à défaut de résider en Belgique, dans l’espace économique européen ou dans un pays ayant conclu une convention bilatérale avec la Belgique, ne peut bénéficier des prestations prévues par le régime belge de sécurité sociale des travailleurs indépendants, eu égard au caractère non exportable desdites prestations.
La cour du travail ajoute qu’il n’est pas établi que l’existence d’une convention bilatérale permettrait de mieux contrôler l’effectivité de l’activité salariée exercée à l’étranger. En effet, une majorité de conventions bilatérales de sécurité sociale ne concerne pas le statut de travailleur indépendant et en outre il n’est pas établi que les conventions bilatérales concernant ce statut organiseraient de manière effective le contrôle des prestations salariées accomplies dans l’autre pays.
La cour du travail décide que le refus de principe de prendre en considération des attestations émanant des autorités administratives ou des employeurs de pays sans convention bilatérale peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire en Belgique. Ce refus de principe de prise en considération va donc au-delà de ce que requiert l’objectif légal de disposer d’éléments fiables concernant la réalité et l’importance de l’activité salariée. A défaut de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens utilisés et l’objectif visé, l’article 35, § 1er, de l’arrêté royal du 19 décembre 1967 viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
La cour du travail n’écarte pas cette disposition sur la base de l’article 159 de la Constitution dans la mesure où elle considère que celle-ci permet une interprétation conforme. En effet, l’interprétation littérale du texte ne fait aucune distinction en fonction du lieu d’exercice de l’activité salariée. La cour adopte dès lors une interprétation qui n’est pas discriminatoire et autorise la société A&A à rapporter la preuve que M. K. exerçait une activité salariée à mi-temps au moins en Russie. Elle décide que la société apporte la preuve qui lui incombe sur la base d’une attestation de l’employeur de M. K. Elle confirme dès lors le jugement dont appel en ce qui concerne le caractère complémentaire de l’activité indépendante exercée en Belgique.
La procédure en cassation
L’INASTI s’est pourvu en cassation. Il a proposé un moyen unique divisé en deux branches.
La première branche fait spécialement grief à l’arrêt d’avoir violé l’article 35, § 1er, de l’arrêté royal du 19 décembre 1967. La seconde lui fait grief d’avoir violé les articles 10 et 11 de la Constitution.
L’arrêt commenté accueille les deux branches du moyen.
Sur la première branche, la cour confirme la jurisprudence de son arrêt du 5 décembre 2011 : « sous réserve de l’application de règlements européens ou de conventions internationales réglant l’assujettissement au statut social belge des travailleurs indépendants pour l’exercice d’une activité indépendante exercée à titre complémentaire, seules les activités exercées sur le territoire de la Belgique sont prises en considération au titre d’activité professionnelle exercée à titre principal pour déterminer si le travailleur exerce une activité indépendante à titre complémentaire ».
Sur la seconde branche, elle rappelle : « les règles constitutionnelles de l’égalité des Belges devant la loi et de la non-discrimination dans la jouissance des droits et libertés qui leur sont reconnus n’interdisent pas l’instauration de traitements différents selon des catégories déterminées de personnes pour autant que le critère de distinction soit objectivement et raisonnablement justifié. L’existence de cette justification doit être appréciée à la lumière du but et des effets de la mesure prise. Le principe de l’égalité est violé lorsque les moyens utilisés et le but visé ne sont pas raisonnablement proportionnés ».
Elle relève que le régime de cotisations pour une activité complémentaire « a pour but de dispenser de cotisations certains travailleurs indépendants qui participent d’ailleurs au financement de la sécurité sociale belge. Eu égard à ce but, la distinction faite dans l’article 35, § 1er, de l’arrêté royal du 19 décembre 1967 entre les activités exercées sur le territoire de la Belgique et celles qui sont exercées à l’étranger est, sous réserve de l’application des règlements européens ou des conventions internationales réglant l’assujettissement au statut social belge des travailleurs indépendants pour l’exercice d’une activité indépendante exercée à titre complémentaire, raisonnablement justifiée. En décidant autrement, l’arrêt attaqué viole dès lors les articles 10 et 11 de la Constitution ». La Cour casse l’arrêt du 8 juin 2012 et renvoie la cause devant la cour du travail de Liège.
Intérêt de la décision
Sur la question tranchée par la première branche du moyen, la Cour de cassation avait déjà adopté la solution dans son arrêt du 5 décembre 2011. On observera qu’il n’est fait exception au principe de la localisation en Belgique de l’activité salariée dans l’hypothèse de conventions bilatérales que si celles-ci règlent l’assujettissement au statut social des travailleurs indépendants.
L’intérêt de la décision commentée réside surtout dans la réponse à la seconde branche du moyen sur la conformité aux articles 10 et 11 de la Constitution de la distinction en fonction du lieu de l’activité salariée.