Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 15 janvier 2016, R.G. 15/5.837/A
Mis en ligne le mardi 29 novembre 2016
Tribunal du travail de Liège (division Liège), 15 janvier 2016, R.G. 15/5.837/A
Terra Laboris
Par jugement du 15 janvier 2016, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle qu’il faut faire une appréciation concrète et tenant compte du contexte et de toutes les caractéristiques du cas d’espèce lorsqu’il s’agit d’apprécier un motif grave de licenciement. Le règlement de travail contenant, en outre, toute une série de sanctions, il renvoie à celles-ci, dans la mesure où aucun avertissement n’avait même jamais été adressé à l’intéressée : la sanction doit être proportionnelle au manquement.
Les faits
Une société de la région liégeoise introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège aux fins d’obtenir l’autorisation de licencier une travailleuse qui bénéficie de la protection de la loi du 19 mars 1991.
Elle est au service de la société depuis 1998.
Le motif grave réside essentiellement dans des problèmes de pointage. La lettre qui lui a été adressée annonçant l’intention de la licencier rappelle le système de « badging » en vigueur dans l’entreprise, selon lequel les travailleurs sont tenus d’inscrire l’heure de départ en temps de midi ainsi que l’heure de retour. Le mesurage du temps du travail est ainsi effectué à partir du temps de midi effectivement pris par les travailleurs. Il a également pour effet de fixer les repos compensatoires ou les sursalaires. La lettre précise que ce système est « basé sur la confiance », puisque les travailleurs badgent eux-mêmes leurs prestations. Existe dans l’entreprise un deuxième système de badgeage, et ce à l’entrée du parking, mais celui-ci n’est pas utilisé pour mesurer le temps de travail.
La société expose avoir fait un contrôle de routine, contrôle croisé, et avoir constaté un « comportement anormal » dans le chef de l’intéressée, qui aurait à trois reprises omis d’encoder qu’elle prenait un temps de midi dans le badge SAP (étant celui qui sert à la mesure du temps de travail), alors qu’il était par ailleurs constaté qu’elle quittait l’entreprise en voiture. Les jours sont donnés, ainsi que les plages horaires.
La société conclut à de faux pointages. Elle rappelle qu’elle a convié l’intéressée à un entretien et qu’elle n’aurait pas pu fournir la moindre explication.
La procédure est dès lors initiée. Le Tribunal du travail de Liège statue par jugement du 15 janvier 2016.
La décision du tribunal
Le tribunal reprend, en premier lieu, les principes généraux en matière de motif grave, dont ceux relatifs à la précision des motifs. L’exigence de précision a pour but de préserver le pouvoir des juridictions d’apprécier la gravité du motif initialement dans sa notification ainsi que de vérifier s’il s’agit du même motif que celui qui est invoqué devant le juge. Le tribunal cite ici un extrait de l’arrêt de la Cour de cassation du 24 mars 1980 (Cass., 24 mars 1980, Pas., 1980, I, 960). Il insiste également sur le fait que l’appréciation du motif grave est toujours fonction des circonstances.
Il analyse ensuite la chronologie des événements, reprenant l’une après l’autre les sorties enregistrées. Alors que l’employeur fait état de fraudes (« occurrences frauduleuses »), le tribunal reprend les explications de l’intéressée, selon lesquelles elle ne se « rebadgeait » dans certains cas qu’après être revenue de l’extérieur du site (si elle était sortie pour faire une course), situations dans lesquelles, d’ailleurs, après avoir pris son repas de midi sur le site, son badgeage lui coûtait en réalité en temps d’absence la totalité du temps passé au déjeuner, ainsi que la course extérieure.
Le tribunal en vient à quatre « faux pointages » qui auraient été découverts lors de la notification du motif grave et faisant état d’un total de 2 heures et 28 minutes payées, auxquels la société ajoutera encore neuf occurrences découvertes ultérieurement.
En ce qui concerne les explications de la travailleuse, le tribunal constate que, lors de son entretien préalable, elle en ignorait l’objet et qu’elle a été surprise, d’autant qu’elle n’avait jamais eu de remarques auparavant. Elle expose ne jamais avoir oublié de pointer et que, par ailleurs, elle avait, à d’autres occasions, accompli des prestations de travail pour la société qui n’étaient pas rémunérées (ainsi en déplacement à l’étranger, lors de prestations en dehors de l’horaire normal ainsi qu’à domicile avec son laptop). Elle rappelle encore qu’elle a reçu la décoration du travail de première classe du SPF Emploi, ainsi que la médaille de l’Ordre de la Couronne, et expose ne jamais avoir eu l’intention de « voler des heures ».
Après avoir repris ses explications, le tribunal fait un examen approfondi des griefs à partir de recoupements faits par la société entre les deux systèmes de pointage. Il note que la décision a été prise de demander l’autorisation de licencier après, malgré tout, quelques explications reprises dans des notes manuscrites prises lors de l’entretien préalable, étant que, mise face aux griefs, l’intéressée n’avait pas nié mais avait contesté toute intention frauduleuse dans son chef et avait proposé de décompter les heures. C’est dès lors sur la base des éléments de connaissance qu’avait l’employeur à ce moment que le motif grave est examiné.
Eu égard aux divergences dans les versions des parties, le tribunal a organisé la comparution personnelle de celles-ci et constate que cette comparution n’a pas permis de faire la part des choses. Il conclut à un doute dans l’emploi du temps pour certaines journées et à l’absence d’explications pour d’autres.
Il existe des anomalies et le tribunal relève que les explications de l’intéressée ne sont pas incontestables mais que la charge de la preuve de la fraude, étant le fait d’avoir volontairement effectué un faux pointage, incombe à l’employeur. Celui-ci a en effet plaidé qu’il y avait vol de rémunération.
Dans une dernière appréciation, il retient encore que l’intéressée, qui avait une ancienneté importante dans l’entreprise, y exerçait des fonctions de cadre sans en avoir le statut et que, en fin de compte, son comportement ressemble plus à celui d’un cadre qui ne compte pas les heures en plus et les heures en moins avec « une précision d’horloger ».
Le non-respect des règles en matière de pointage est acquis mais le tribunal conclut à l’absence de preuve apportée par l’employeur du caractère frauduleux du comportement de la travailleuse, étant qu’elle était animée par la volonté de commettre un faux. Il renvoie encore au règlement de travail, qui prévoit, en cas de manquement, sept sanctions. Vu l’absence de tout avertissement et le contexte dans lequel la faute a été reprochée, la sanction n’est pas proportionnelle au manquement.
Intérêt de la décision
Ce jugement du Tribunal du travail de Liège rappelle à juste titre que le motif grave, tel que défini dans la lettre demandant l’autorisation de licencier (ou, pour les travailleurs ne bénéficiant pas d’une telle protection, dans la lettre de licenciement), doit être établi dans tous ses éléments.
En l’occurrence, ce ne sont pas uniquement des anomalies de badgeage qui ont été relevées, mais une intention frauduleuse de tromper l’employeur. Le tribunal a exigé – comme il se doit – la preuve de ce fait, qui n’a pu être rapportée par l’employeur. Il a en conséquence débouté celui-ci de sa demande d’autorisation de licencier.
La question des faux pointages est certes sensible. Il ne peut trop être attiré l’attention sur les usages plus ou moins laxistes rencontrés dans le quotidien de la vie des entreprises. Dans cette affaire, le tribunal avait relevé que des difficultés de contrôle étaient dues au fait que, notamment lors d’arrivées et de départs en heure de pointe, certains travailleurs passent la barrière en même temps sans prendre la peine de tous se badger…