Commentaire de C. trav. Bruxelles, 5 novembre 2019, R.G. 2017/AB/807 & 2017/AB/864
Mis en ligne le mardi 11 août 2020
Par arrêt du 5 novembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles, appliquant les principes dégagés par la Cour de Justice dans son arrêt FRANCISCO HERNANDEZ du 10 décembre 1998, retient qu’il y a transfert conventionnel d’entreprise lorsqu’une entreprise qui faisait appel à une autre pour l’exploitation d’une activité décide de mettre fin au contrat la liant à celle-ci et d’assurer désormais elle-même ces travaux.
Les faits
Une société active dans le secteur financier (intermédiaire indépendant) est chargée, suite à un contrat conclu avec une grande banque, d’étendre la clientèle de celle-ci pour tous produits bancaires et d’assurances. Elle perçoit en contrepartie des commissions. Elle a une agence dans le Brabant Wallon et par la suite en ouvre une deuxième.
Une employée est engagée en 2008.
Son licenciement lui est annoncé le 23 avril 2013 moyennant préavis à prester à partir du 1er mai. Pendant la durée de ce préavis, la convention d’intermédiaire indépendant liant la société à la banque est résiliée avec effet immédiat.
Tout en contestant devant le tribunal du commerce la décision de résiliation immédiate, la société notifie à l’employée un courrier, l’informant de l’existence d’un transfert d’entreprise, conformément à la CCT n° 32bis.
L’intéressée répond que son seul employeur est celui avec lequel elle est contractuellement liée et le met en demeure de fournir le travail convenu.
La société maintient l’existence d’un transfert d’entreprise, considérant par ailleurs qu’elle n’a aucune suite à réserver au courrier.
A la suite de cette réponse, l’intéressée notifie – ainsi qu’elle l’avait annoncé dans son courrier précédent – la rupture du contrat aux torts de la société pour non-respect des articles 16 et 20 de la loi du 3 juillet 1978. Elle sollicite le paiement de sommes liées à la rupture, ainsi que délivrance des documents sociaux.
La société fera ensuite appel à un huissier de justice, aux fins de constater la situation dans chacune des deux agences. Celui-ci en conclut, suite à sa visite sur chacun des deux lieux, qu’aucune information ne lui a été donnée qui donnerait à penser à une fermeture prochaine ou à un transfert des activités dans un autre lieu.
L’employée introduit une procédure devant le Tribunal du travail du Brabant Wallon (div. Wavre) contre la société qui l’avait engagée.
Elle assigne en intervention forcée la société vers laquelle l’employeur considère qu’un transfert a été opéré.
La décision du tribunal
Le tribunal a fait droit à la demande, condamnant l’employeur initial au paiement des sommes réclamées et à la délivrance des documents sociaux. L’action en intervention forcée est jugée irrecevable car tardive pour l’indemnité compensatoire de préavis et, pour les autres chefs de demande, recevable mais non fondée.
Appel est interjeté.
L’appel
Les deux parties interjettent appel, la société demandant à titre principal que l’employée soit déboutée de sa demande et à titre subsidiaire qu’une question soit posée à la Cour de Justice en ce qui concerne la notion de « transfert ».
Quant à l’employée, elle sollicite à titre principal la confirmation du jugement et – si celui-ci devait être reformé sur la question du transfert d’entreprise (qu’il n’a pas retenu) -, elle demande condamnation de la société cessionnaire au paiement des sommes faisant l’objet de la demande.
Quant à cette dernière, elle conclut au non fondement de l’appel en ce qui la concerne.
La décision de la cour
La cour reprend en premier lieu les règles relatives au transfert conventionnel d’entreprise, eu égard aux termes de la Directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001 et de la CCT 32bis du 7 juin 1985.
Elle rappelle que trois conditions sont posées à l’existence d’un transfert d’entreprise, étant (i) un changement d’employeur, (ii) un transfert d’entreprise ou de partie d’entreprise et (iii) un transfert ayant un caractère conventionnel.
La définition de l’entreprise a été donnée à diverses reprises par la Cour de Justice, étant qu’il faut entendre par là toute entité économique organisée de manière durable, quelle que soit sa forme juridique et la manière dont elle est financée. Constitue une telle entité tout ensemble de personnes et d’éléments permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre et qui est suffisamment structurée et autonome.
Pour que le transfert soit retenu, l’entité économique doit avoir conservé son identité après celui-ci.
La cour renvoie à diverses décisions de la Cour de Justice, la première étant son arrêt ABLER (CJUE, 20 novembre 2003, C-340/01, ABLER) dans laquelle elle a retenu que la cession de la mise à disposition de locaux et de l’équipement pour l’exécution d’une activité de restauration collective au sein d’un hôpital était suffisante pour qu’il y ait transfert.
Il y a également application des règles relatives au transfert conventionnel dans l’hypothèse où aucune convention n’est signée entre les deux employeurs. C’est la jurisprudence SÜZEN (CJUE, 11 mars 1997, C-13/95, SÜZEN), principe confirmé dans l’arrêt FRANCISCO HERNANDEZ (CJUE, 10 décembre 1998, C-127/96, C-229/96 et C-74/97 (affaires jointes), FRANCISCO HERNANDEZ), s’agissant d’une entreprise qui faisait appel à une autre pour le nettoyage de ses locaux ou d’une partie de ceux-ci et qui a décidé de mettre fin au contrat la liant à cette société et d’assurer elle-même ces travaux.
En ce qui concerne les effets du transfert, les droits et obligations résultant pour le cédant des contrats de travail qui existent à la date de celui-ci sont, du fait du transfert, transférés au cessionnaire. Le cessionnaire paiera sa propre dette, au paiement de laquelle le cédant est tenu in solidum avec lui (articles 7 et 8 de la CCT 32bis). Par contre le cédant n’est pas tenu des dettes nées après le transfert, la cour du travail rappelant ici l’arrêt de la Cour de cassation du 10 novembre 2014 (Cass., 10 novembre 2014, S.11.0086.N).
En l’espèce, s’appuyant notamment sur le constat de l’huissier dressé à la demande du cédant, la cour retient que le cessionnaire (qui est précisément la banque avec laquelle le contrat d’intermédiaire avait été signé) a poursuivi les activités dans les agences concernées, où il a placé de nouveaux exploitants. Il y a dès lors gestion de ces agences dans les mêmes locaux, sous la même enseigne, avec le même matériel et les mêmes services offerts à la même clientèle. Ces éléments permettent de considérer que l’entité économique a été maintenue et qu’elle a ainsi gardé son identité au-delà de l’opération.
Le cessionnaire est dès lors devenu l’employeur de l’intéressée, puisque celle-ci était occupée par la société cédante au moment du transfert. L’ensemble des droits et obligations à charge de la société sont transférés à la banque et celle-ci était tenue de maintenir les droits des travailleurs repris.
En conséquence, la cour accueille la demande d’indemnité compensatoire de préavis, constatant que la banque cessionnaire n’a aucun moment manifesté son intention de maintenir l’intéressée à son service pendant celui-ci. La demande est cependant prescrite, ayant été formée au-delà du délai d’un an à dater de la rupture. Quant à la société cédante, elle n’est pas tenue des dettes nées après le transfert et l’indemnité ne doit pas être mise à sa charge non plus.
Pour ce qui est des pécules de vacances et de la prime de fin d’année, ces postes ne sont pas frappés de prescription.
Les pécules réclamés se réfèrent à deux exercices situés dans les trois ans à partir de la fin de l’année de vacances à laquelle ils se rapportent.
Par ailleurs, pour la prime de fin d’année, la cour retient la prescription quinquennale, celle-ci étant applicable à toute demande tendant à une condamnation civile qui se fonde sur des faits révélant l’existence d’une infraction. La cour reprend de nombreuses décisions de la Cour de cassation sur la question de la nature de l’infraction en cas de non-paiement de rémunération. Il s’agit d’une infraction instantanée mais elle peut, si les conditions constitutives du délit continué sont remplies, avoir cette nature, s’agissant ici de vérifier l’existence de l’unité d’intention délictueuse. Ce chef de demande n’est dès lors pas prescrit. Il ne peut cependant être mis à charge du cédant.
Intérêt de la décision
Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles couvre spécifiquement l’hypothèse de transfert tranchée par la Cour de Justice dans son arrêt FRANCISCO HERNANDEZ du 10 décembre 1998.
La Cour de justice y avait statué dans le cadre de la Directive 77/187/CEE du Conseil du 14 février 1977, considérant que celle-ci s’applique à une situation dans laquelle une entreprise, qui confiait le nettoyage de ses locaux à une autre, avait décidé de mettre fin au contrat en cause et d’assurer elle-même les travaux.
La Cour de Justice avait précisé que cette solution vaut pour autant que l’opération s’accompagne du transfert d’une entité économique entre les deux entreprises et elle avait repris la définition de celle-ci, précisant qu’elle renvoie à un ensemble organisé de personnes et d’éléments permettant l’exercice d’une activité économique qui poursuit un objectif propre.
Cependant, la seule circonstance que les travaux d’entretien assurés tour à tour par l’entreprise de nettoyage et l’entreprise propriétaire de locaux soient similaires ne permet pas de conclure au transfert d’une telle entité.
Dans l’espèce commentée, la Cour du travail de Bruxelles a conclu qu’il y avait exploitation des agences bancaires dans les mêmes locaux, sous la même enseigne, avec le même matériel et que les services rendus visaient la même clientèle et étaient identiques.
La cour du travail a encore très utilement rappelé, dans sa décision, les indications rencontrées dans la jurisprudence de la Cour de Justice, permettant au Juge national de vérifier concrètement l’existence d’un transfert. Il s’agit du type d’entreprise ou d’établissement, du transfert (ou non) d’éléments corporels, de la valeur des éléments incorporels au moment du transfert, de la reprise (ou non) de l’essentiel des effectifs, du transfert (ou non) de la clientèle ainsi que du degré de similarité des activités exercées et de la durée d’une éventuelle suspension de celles-ci.