Commentaire de C. trav. Bruxelles, 26 février 2020, R.G. 2019/AB/164
Mis en ligne le vendredi 13 novembre 2020
Cour du travail de Bruxelles, 26 février 2020, R.G. 2019/AB/164
Terra Laboris
Dans un arrêt du 26 février 2020, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que les parties peuvent convenir que la nature des fonctions ne constitue pas un élément essentiel du contrat de travail.
Les faits
Un employé est engagé par une société active dans le secteur automobile en 1981. Le contrat de travail prévoit qu’il accepte, si, le cas échéant, l’employeur le lui demande, d’exécuter un autre travail ou une autre fonction, pour autant que ce travail ou cette fonction corresponde à ses aptitudes professionnelles, et ce afin de garantir le cours normal de l’entreprise. Le lieu d’exécution est en principe Zaventem mais, ici également, il est prévu que, si le transfert de l’employé vers un autre siège d’exploitation devait sembler nécessaire ou utile, ou si l’employeur devait transférer son siège vers un autre lieu, l’employé accepte ce transfert à moins que celui-ci ne s’accompagne pour lui de difficultés exceptionnelles.
La carrière de l’intéressé évolue dans la société et il est désigné en qualité de « district manager » en 1999.
En 2017, la société décide de lui attribuer une nouvelle fonction. Elle lui expose que sa décision a été prise vu une perte de motivation et une baisse de performances dans son chef. Souhaitant que les relations « (repartent) sur de bonnes bases », elle lui expose les détails de la nouvelle fonction à laquelle il sera affecté, étant une fonction de même niveau, avec la même rémunération et avantages contractuels. Le lieu de travail sera dans les locaux de Bruxelles.
L’intéressé n’intégrera pas ses fonctions, tombant en incapacité de travail. Cette incapacité va se poursuivre de manière ininterrompue, depuis lors.
Des discussions interviennent entre la société et son conseil, ce dernier contestant une modification unilatérale de fonctions et mettant l’employeur en demeure de le réaffecter à ses fonctions antérieures. Par ailleurs, le front commun syndical suit la même position, demandant la réintégration de l’intéressé dans sa fonction.
Pour la société, cependant, la décision est conforme, la seule distinction importante par rapport à la fonction antérieure étant le fait que l’intéressé doit travailleur depuis l’entreprise.
Une demande est introduite en justice, devant le Président du Tribunal du travail francophone de Bruxelles siégeant en référé, et ce afin d’obtenir la réintégration dans la fonction. Cette mesure est sollicitée jusqu’à ce qu’un accord ait pu être trouvé entre les parties ou que le contrat de travail soit rompu par résolution judiciaire, par la volonté des parties, ou encore par celle de l’une d’entre elles.
La procédure
Le vice-président du tribunal du travail a rendu une ordonnance le 15 juin 2017, déclarant l’action non fondée, ce qui a été confirmé par arrêt de la cour du travail du 21 septembre 2017 pour d’autres motifs.
Des discussions ayant été reprises mais n’ayant pas abouti, une procédure a été lancée au fond le 24 janvier 2018 et celle-ci a donné lieu à un jugement du 7 janvier 2019, qui a débouté le demandeur.
Appel a dès lors été interjeté par celui-ci. Il demande à la cour du travail d’ordonner sa réintégration définitive dans sa fonction, demande figurant déjà en première instance, ou de prononcer la résolution judiciaire du contrat de travail à dater du prononcé de l’arrêt à intervenir, et ce aux torts et griefs de la société, avec paiement de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi.
La décision de la cour
La cour examine successivement la demande de réintégration dans la fonction, ainsi que celle en vue d’obtenir la résolution du contrat. Elle fait un rappel des règles juridiques, la modification du contrat de travail étant à examiner eu égard aux obligations contenues à l’article 1134 du Code civil et la résolution judiciaire par rapport à celles figurant à l’article 1184 du même Code.
De nombreuses décisions de la Cour de cassation et des juridictions de fond sont reprises, qui ont balisé les règles d’application de ces deux mécanismes. Pour ce qui est de la nature de la fonction, il est renvoyé notamment à un arrêt de la Cour de cassation du 16 septembre 2013 (Cass., 16 septembre 2013, n° S.10.0084.F), selon lequel la nature de la fonction exercée par le travailleur constitue en principe un élément essentiel du contrat de travail, à moins que le contraire puisse être déduit de la convention ou de l’exécution que les parties lui ont donnée.
La Cour du travail de Bruxelles a précisé, dans un arrêt du 17 décembre 2013 (C. trav. Bruxelles, 17 décembre 2013, R.G. 2013/AB/530), que la fonction convenue n’impose pas nécessairement une liste intangible de tâches qui devraient être réalisées selon un modus operandi figé. L’employeur est responsable de l’organisation de son entreprise et a le droit, dans le respect de la fonction du travailleur, de déterminer les tâches à effectuer et leurs modalités d’exécution. La nature de la fonction et le niveau de responsabilité doivent cependant être maintenus.
En l’espèce, la cour estime qu’il est permis de déduire du contrat de travail que les parties n’ont pas considéré la fonction comme un élément essentiel du contrat. Cette clause est à lire en tenant compte d’une disposition du règlement de travail, qui prévoit l’hypothèse où un travailleur peut se voir confier à titre temporaire l’exécution d’un autre travail correspondant à ses compétences, et ce afin de pourvoir à la bonne marche de l’entreprise. Celui-ci prévoit également que chaque travailleur doit exécuter son travail selon les prescriptions du contrat de travail individuel, une affectation temporaire à un autre travail étant prévue dans certaines hypothèses.
Pour la cour du travail, le règlement de travail ne modifie pas la portée de la clause contractuelle, renvoyant au principe de la hiérarchie des sources repris à l’article 51 de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. La portée de chacune des deux dispositions (contrat de travail et règlement de travail) est distincte, la cour précisant que rien n’empêche les parties à un contrat de travail de déroger aux dispositions d’un règlement de travail en ce qui les concerne. Par ailleurs, la clause litigieuse n’est pas contraire à l’article 25 de la loi du 3 juillet 1978, étant admis que les parties peuvent se mettre d’accord pour considérer que la fonction n’est pas un élément essentiel du contrat. Le renvoi est encore fait, sur ce point, à l’arrêt de la Cour de cassation du 16 septembre 2013. La cour précise encore que l’évolution de la carrière a amené l’intéressé à exercer une fonction de « district manager », et ce sans avenant contractuel. Ceci confirme que les parties ne considéraient pas la fonction comme un élément essentiel du contrat, étant entendu que, dans le cas contraire, elles auraient conclu un avenant pour éviter toute contestation.
Reste la modification du lieu du travail, mais ici également il ne s’agit pas davantage d’un élément essentiel du contrat de travail, eu égard aux termes du contrat.
La nouvelle fonction proposée est considérée comme répondant aux aptitudes intellectuelles de l’intéressé, exigeant des compétences dans le domaine informatique, dans lequel celui-ci a travaillé de 1981 à 1999 et lui assurant des contacts avec les concessions de vente – ce qu’il connaît bien. Les organigrammes déposés démontrent que la fonction nouvelle est du même niveau hiérarchique et, par ailleurs, la rémunération est inchangée.
La cour examine encore les rapports d’évaluation des trois dernières années et, se référant au contexte ultra-concurrentiel de celui de la vente automobile et à l’image de la marque, elle conclut que l’intéressé ne remplissait plus sa fonction à la satisfaction de l’employeur et que celui-ci était autorisé à organiser cette modification de fonction afin de garantir le cours normal de l’entreprise.
Il n’y a dès lors pas méconnaissance du principe d’exécution de bonne foi des conventions.
Enfin, en faisant le choix de ne pas licencier un travailleur dont elle n’était plus satisfaite – ce qui, compte tenu de l’âge de celui-ci, aurait rendu illusoire la perspective de retrouver un travail équivalent – mais en lui en proposant une nouvelle fonction d’un niveau équivalent pour le remotiver, la société a adopté une attitude positive dans l’intérêt du travailleur.
La cour conclut qu’il ne peut lui être reproché aucune faute. Elle déboute dès lors l’appelant à la fois de sa demande de réintégration et de celle de résolution judiciaire du contrat.
Intérêt de la décision
Est au cœur de cette espèce la question de l’importance de la fonction contractuellement convenue. L’on notera que, dès l’engagement, les parties ont à la fois prévu contractuellement la possibilité de modifier la fonction ainsi que le lieu du travail. Ces clauses contractuelles ne peuvent cependant déroger aux principes généraux contenus à la fois dans la loi du 3 juillet 1978 (article 25) et dans le Code civil (article 1134). C’est dès lors dans le respect des conditions de rémunération, de responsabilité et de place dans l’entreprise que la question d’une modification doit s’apprécier. La cour tient également en compte les aptitudes intellectuelles de l’intéressé ainsi que les fonctions successives qu’il a remplies pendant sa longue carrière au sein de l’entreprise.
Cette affaire est l’occasion de rappeler l’arrêt de la Cour de cassation du 16 septembre 2013, selon lequel la nature de la fonction exercée par le travailleur constitue en principe un élément essentiel du contrat de travail, à moins que le contraire puisse être déduit de la convention ou de l’exécution que les parties lui ont donnée. La cour a également rappelé que la partie qui modifie unilatéralement de manière importante un élément essentiel du contrat de travail met immédiatement fin à celui-ci de manière illicite.
Dès lors que, en l’espèce, il est constaté que les parties ont expressément prévu lors de la signature du contrat (et exécuté ce contrat) que la fonction n’est pas un élément essentiel, la solution dégagée par la cour du travail est conforme à cette jurisprudence, étant que le « contraire » – soit que la nature de la fonction ne constitue pas un élément essentiel du contrat de travail – peut être admis s’il se déduit de la convention ou de l’exécution que les parties lui ont donnée.