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Nécessités de fonctionnement de l’entreprise et C.C.T. n° 109

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 12 février 2020, R.G. 2018/AL/781

Mis en ligne le mardi 12 janvier 2021


Cour du travail de Liège (division Liège), 12 février 2020, R.G. 2018/AL/781

Terra Laboris

Dans un arrêt du 12 février 2020, la Cour du travail de Liège (division Liège) rejette que puisse constituer des nécessités de fonctionnement de l’entreprise, au sens de la C.C.T. n° 109, la décision de l’employeur de diminuer les rémunérations alors qu’il n’est pas établi que celle-ci prise défend l’intérêt économique de l’entreprise et en assure la rentabilité.

Les faits

Une employée, occupant des fonctions de secrétaire de direction, est occupée par une société commerciale depuis 2003. Elle travaille exclusivement pour le directeur de la société, qui en est par ailleurs le propriétaire.

En 2012, une reprise intervient, la société devenant partie d’un groupe. Le directeur est maintenu à son poste jusqu’en 2014. Un avenant au contrat de travail est signé, les conditions de rémunération étant modifiées à la hausse. Est prévue en outre une augmentation ultérieure.

En 2015, une étude est demandée à un bureau spécialisé, aux fins de comparer les rémunérations des sociétés du groupe. Il en ressort que le salaire de l’intéressée serait de 144% d’une « rémunération mensuelle normale » pour la catégorie de fonction occupée. Des dispositions sont prises, au sein de la société, en vue de proposer une structure de rémunération plus homogène. Le plan laisse au personnel deux possibilités, soit de conclure un accord sur les conditions nouvelles, soit de mettre un terme au contrat avec préavis.

Dans ce contexte, il est proposé à l’intéressée, dans les nouvelles conditions de rémunération, de supprimer ses indemnités pour déplacements professionnels ainsi que pour frais forfaitaires. Une prime qualifiée d’« exceptionnelle » lui sera versée, mais sans pouvoir intervenir dans le calcul de fin d’année. En outre, une réduction progressive de son salaire de base est prévue en trois étapes. Il est également précisé que, si la fonction venait à être modifiée, la réduction du salaire pourrait être revue.

L’intéressée a refusé de signer un tel accord. Elle est licenciée cinq jours plus tard. Il est exposé dans la lettre de licenciement que sa rémunération n’est pas conforme au marché et est trop élevée pour la fonction exercée. La société précise que, interrogée quant à une réduction éventuelle de sa rémunération mensuelle de base, celle-ci a répondu qu’elle préférait qu’il soit mis un terme à son contrat. La société poursuit dès lors que c’est eu égard à son souhait que la décision de rupture a été prise.

La demanderesse a contesté aussitôt une quelconque volonté d’être licenciée et considère la rupture comme manifestement déraisonnable. Elle demande également communication des motifs concrets du licenciement. Une proposition de transaction lui est proposée et elle la refuse.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Verviers, la demanderesse postulant la condamnation de la société à une amende civile, conformément à l’article 7, § 1er, de la C.C.T. n° 109, et une indemnité de dix-sept semaines de rémunération, sur la base de la même C.C.T., pour licenciement manifestement déraisonnable. Elle fait également des réserves pour ce qui est de la régularisation de sa rémunération et autres avantages, pour lesquels elle introduit un chef de demande évalué à 1 euro provisionnel.

Le jugement du tribunal

Le tribunal a statué par jugement du 3 octobre 2018, faisant droit à la demande d’indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable. Il a alloué le maximum de la fourchette, étant dix-sept semaines de rémunération.

Dans sa motivation, le tribunal estime que la réduction des rémunérations – décision prise par la société – contrevient à l’article 1134 du Code civil, s’agissant de modifier un élément essentiel du contrat exécuté depuis de nombreuses années. La justification de la mesure n’apparaît pas et le tribunal conclut que celle-ci est purement arbitraire. Il renvoie à un avenant qui avait été signé en 2012 et qui prévoyait une augmentation de rémunération. Il constate qu’il n’y a pas de motif d’ordre économique et que le motif donné (après le licenciement), étant la disparition du poste, ne peut être retenu.

La société interjette appel.

L’employée n’interjetant pas d’appel incident, le débat est, devant la cour, limité à la seule question du caractère manifestement déraisonnable du licenciement.

La décision de la cour

La cour énonce en premier lieu les principes mis en place en ce qui concerne le contrôle du motif du licenciement par la C.C.T. n° 109. Pour ce qui est du contrôle judiciaire, le juge doit vérifier la légalité du motif invoqué par l’employeur, sa réalité, le lien de causalité nécessaire entre le motif et le licenciement et sa légitimité dans les limites du contrôle marginal prévu par le texte. Renvoyant à un arrêt de la même cour du 22 novembre 2017 (C. trav. Liège, div. Neufchâteau, 22 novembre 2017, R.G. 2017/AU/1), elle rappelle que le motif suppose de justifier de nécessités qui portent sur l’intérêt du fonctionnement de l’entreprise, celui-ci ne se confondant pas avec une logique d’intérêts purement financiers du groupe international dont l’employeur fait partie.

Pour ce qui est du montant de l’indemnité, la cour rappelle qu’il a été jugé que le licenciement qui repose sur un refus justifié d’occuper une nouvelle fonction ou sur l’usage par le travailleur de sa liberté de consentement légitime, autrement dit qui se heurte à un droit fondamental apprécié sous l’angle du droit du travail, peut justifier l’octroi d’une indemnité maximale. La cour renvoie ici à un jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles (Trib. trav. fr. Bruxelles, 20 juin 2018, J.T.T., 2018, p. 49, note S. GILSON et F. LAMBINET).

Viennent ensuite les règles de preuve, selon les diverses hypothèses pouvant être rencontrées quant à la demande de communication des motifs concrets et à la réponse de l’employeur. La cour considère à ce sujet que la réglementation n’exclut pas que l’employeur puisse invoquer d’autres motifs que ceux repris dans la lettre de licenciement. Il a toutefois la charge de la preuve des faits qu’il allègue, devant en établir la réalité.

En l’espèce, est invoqué par la société au titre de motif celui tiré des nécessités de fonctionnement de l’entreprise. La cour examine dès lors si celui-ci est réel. Le contrôle de la réalité du motif est un contrôle strict et non marginal (au contraire du contrôle de proportionnalité, qui a ce caractère), la cour renvoyant à la doctrine de A. FRY (A. FRY, « La C.C.T. n° 109 : amende civile et indemnité pour licenciement manifestement déraisonnable », Actualités et innovations en droit social, sous la dir. de J. CLESSE et H. MORMONT, C.U.P., vol. 182, Anthémis, 2018, pp. 68 et s.).

Il s’agit de la première étape de l’analyse et l’employeur échoue à ce stade du contrôle judiciaire, puisque, selon la cour, il est démontré que la politique salariale ne répond pas au critère légal de « nécessités de fonctionnement de l’entreprise », qui recouvre une exigence de nécessité. Selon les propres termes de la cour, il ne s’agit pas de discuter l’opportunité d’un choix de gestion (ce qui ne peut se faire dans le cadre du contrôle judiciaire) mais, en amont, de vérifier ce qui rend nécessaire de poser un choix, de modifier, d’adapter le fonctionnement de l’entreprise qui repose sur une base contractuelle entre le travailleur et l’employeur (12e feuillet).

Les nécessités recoupent des besoins, des impératifs dans le contexte de l’entreprise, et non un objectif abstrait. L’étude à laquelle il a été procédé unilatéralement est le soutien méthodologique du choix opéré mais ne justifie pas de la nécessité de le poser, puisqu’aucun élément d’ordre financier n’est produit et qu’aucune précision à cet égard n’est apportée qui viendrait justifier la nécessité de réaliser des économies et légitimerait le droit de poser un choix de gestion, la cour rappelant ici que l’employeur est le seul juge de celle-ci.

Il est en effet constaté que le contexte économique de l’entreprise est positif. La volonté de l’employeur de rétablir un salaire équilibré par rapport « au marché », alors que les capacités financières de l’entreprise ne sont pas mises à mal, impose en fin de compte une autre norme contractuelle au travailleur et la cour précise encore que le rachat d’une société par une autre ne permet pas d’atténuer la force du lien contractuel. La décision prise est dès lors arbitraire et ne repose pas sur des nécessités de fonctionnement de l’entreprise.

Vient ensuite l’examen de la causalité, étant rapidement conclu que le licenciement est en lien avec l’application du plan salarial, qui prévoit deux possibilités, étant soit que le travailleur accepte la modification, soit qu’il est licencié avec préavis.

Enfin, pour ce qui est du montant de la sanction, le montant maximum est retenu, ainsi que l’avait décidé le tribunal, le licenciement sanctionnant le refus légitime de l’intéressée de consentir à une modification importante d’un élément essentiel de son contrat.

Le jugement est dès lors confirmé dans toutes ses dispositions.

Intérêt de la décision

La cour entame son analyse par le contrôle de la réalité du motif, comme il se doit. Elle précise sur cette question qu’il s’agit ici d’un contrôle strict et non d’un contrôle marginal (contrôle de légalité).

Sur la notion de nécessités de fonctionnement de l’entreprise, elle conclut que ne répond pas à ce critère légal une politique salariale telle que celle mise en application en l’espèce. Celle-ci doit être conforme aux exigences de l’article 1134 du Code civil et la cour fait très précisément la distinction entre un choix de gestion (dont l’opportunité est décidée par l’employeur, le contrôle judiciaire ne pouvant intervenir sur celle-ci) et la nécessité de poser un tel choix, qui aboutira à adapter le fonctionnement de l’entreprise.

Sur ce second point, l’employeur est resté muet, la cour déplorant que ne soient pas produits des éléments permettant de justifier l’existence de telles nécessités. Aucun plan financier ni aucune prévision financière ne sont apportés au débat, alors que l’employeur est tenu de justifier la nécessité de modifier le fonctionnement de l’entreprise en réalisant des économies, nécessité qui, si elle est établie, légitimerait le droit de poser un choix de gestion. La cour déplore encore le caractère très général et théorique de l’argumentation de la société et l’absence de toutes données concrètes permettant d’établir l’existence du motif.

C’est dès lors à juste titre que la cour a considéré que la première étape du contrôle judiciaire n’est pas franchie, étant la réalité des nécessités invoquées.


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