Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 20 septembre 2021, R.G. 19/5.271/A et 20/3.157/A
Mis en ligne le mardi 15 février 2022
Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 20 septembre 2021, R.G. 19/5.271/A et 20/3.157/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 20 septembre 2021, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, faisant application des quatre critères généraux en vue de la qualification de la relation de travail au sens de la loi-programme du 27 décembre 2006, conclut en l’espèce par l’affirmative, la demanderesse en justice (qui avait préalablement saisi la Commission administrative de règlement de la relation de travail) ne bénéficiant pas de la liberté d’organisation de son temps de travail, non plus que de celle du travail lui-même, et étant soumise à contrôle hiérarchique.
Les faits
Une société, active dans le secteur du tourisme à destination d’un public principalement hispanophone, fait appel à des guides. Sur le plan de la rémunération, ceux-ci facturent leurs prestations à la société, les visites étant payées par les clients à celle-ci. Existent également des « free tours », étant des visites gratuites mais pour lesquelles le guide est rétribué, et ce à la libre appréciation des clients. Il doit reverser un montant de deux euros par client à la société.
Une de ces guides, qui preste depuis octobre 2017 avec le statut de travailleur indépendant, a saisi la Commission administrative de règlement de la relation de travail en juin 2018. Immédiatement après, elle n’a plus effectué de prestations pour la société.
La décision de la Commission administrative a été que les éléments soumis contredisaient la qualification de travail indépendant et que, au contraire, existaient suffisamment d’éléments permettant de conclure à une relation de travail salariée. La Commission a repris les critères généraux, étant la volonté des parties, la liberté d’organisation du temps de travail, la liberté d’organisation du travail et la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique. Les modalités d’exercice ont été jugées incompatibles avec une qualification de relation de travail indépendante.
La société a introduit un recours devant le tribunal du travail.
La décision du tribunal
Le rappel des principes effectué par le tribunal porte essentiellement sur les critères généraux.
La volonté des parties constitue le premier de ceux-ci et elle est retenue à la condition que la convention soit exécutée conformément aux dispositions de l’article 331 de la loi-programme, qui dispose que les parties choisissent librement la nature de leur relation de travail, dont l’exécution effective doit être en concordance avec la nature de celle-ci. La priorité est à donner à la qualification qui se révèle de l’exercice effectif si celle-ci exclut la qualification juridique choisie par les parties. Est ainsi consacré le principe de l’autonomie de la volonté : le juge se fonde sur l’écrit et son exécution pour apprécier celle-ci. Il en découle que le seul intitulé de la convention n’est pas déterminant.
Le deuxième des principes généraux est relatif à la liberté d’organisation du temps de travail, principe à propos duquel la Cour de cassation avait rendu un arrêt important le 18 octobre 2010 (Cass., 18 octobre 2010, n° S.10.0023.N), où elle avait souligné que le simple fait que le travailleur ait toute liberté de donner suite ou non à une offre de travail n’implique pas que celui-ci soit également libre de l’organisation de son temps de travail une fois la mission acceptée. Le tribunal du travail précise que ce critère vise l’obligation de respect des horaires, de celui de la durée du travail, ou encore de périodes de vacances et de la justification des absences.
Vient ensuite la liberté d’organisation du travail, étant ici visés la définition des tâches à accomplir, la détermination du lieu de travail, les moyens et les procédés à mettre en œuvre, ainsi que la faculté de se faire assister ou remplacer.
Enfin, vient la question du contrôle hiérarchique, étant le lien de subordination lui-même, le fait de pouvoir être contrôlé ou surveillé, contrôle effectif ou non.
Le tribunal souligne encore les termes de l’article 333 de la loi, étant que certains éléments ne sont pas « contributifs » pour la qualification de la relation de travail. Il s’agit de l’intitulé de la convention lui-même, de l’inscription auprès d’un organisme de sécurité sociale et à la Banque-carrefour des entreprises ou à l’administration de la TVA et, enfin, la manière dont les revenus sont déclarés à l’administration fiscale.
Ces critères doivent être examinés conjointement avec les articles 2 et 3 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, étant que le travailleur doit s’engager contre rémunération à fournir un travail sous l’autorité de l’employeur, s’agissant ici des trois éléments caractéristiques de la relation de travail subordonnée : le travail, la rémunération et le lien de subordination.
En l’espèce, le tribunal passe en revue ces critères et conditions.
Pour ce qui est de la volonté des parties, aucun contrat écrit n’a été conclu et, en déposant une demande auprès de la Commission administrative, la travailleuse a manifestement exprimé son opposition au statut d’indépendante.
L’examen du critère relatif à la liberté d’organisation du temps de travail est plus délicat, la société considérant que les guides touristiques n’ont aucune obligation de prester des services et qu’ils ne sont astreints à aucun horaire. L’intéressée était dès lors, pour elle, libre d’organiser son temps de travail.
Dans les faits, cependant, le tribunal constate que la demanderesse devait s’expliquer sur son emploi du temps et justifier (à plusieurs reprises) la raison pour laquelle elle refusait des demandes qui lui étaient envoyées. Il relève également que la société menaçait les guides de mettre fin à leur relation de travail en cas de refus d’une visite, qui devrait être annulée. Ces éléments amènent à la conclusion que l’intéressée ne pouvait organiser librement son temps de travail. Le tribunal renvoie à l’avis de l’auditeur du travail, selon lequel il ne peut être question de liberté d’organisation du temps de travail lorsque le droit de refuser de prester n’est pas absolu, comme en l’espèce.
Vient ensuite la question de la liberté d’organisation du travail lui-même. Le matériel de formation ainsi que les informations sur les lieux à visiter et un « kit » du bon guide étaient remis par la société. Le tribunal examine les instructions et informations qui y figurent et les reprend, notamment pour ce qui est du paiement de prestations déterminées. Des vêtements et accessoires spécifiques sont fournis (tee-shirt, veste, parapluie), avec des instructions spécifiques relatives à l’usage du parapluie, au port de l’uniforme pour l’image de la société, le tribunal relevant également que sont communiquées aux guides les anecdotes à raconter lors des tours. Un rapport de visite doit être remis.
Sur ce point, il est également constaté qu’existent des pénalités financières au cas où le guide ne serait pas allé dans un magasin ou dans un musée, point qui confirme la surveillance exercée. Ainsi des pénalités de vingt euros sont appliquées si le guide est peu visible et laisse les autres entreprises le cacher, s’il n’arrive pas trente minutes à l’avance, s’il n’a pas le parapluie ouvert jusqu’à la fin de la première explication, etc. Enfin, existe une obligation de prendre des photos de groupe et de les transmettre à la société avec référence.
Le tribunal aborde, ensuite, le dernier des quatre critères, qui est la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique. Celle-ci est constatée, eu égard aux éléments ci-dessus, ainsi qu’aux courriels et messages WhatsApp déposés.
La décision de la Commission administrative se trouve ainsi confirmée et la société est condamnée à payer un montant d’un euro provisionnel au titre d’arriéré de rémunération.
L’O.N.S.S. étant également présent à la cause, la société est tenue de payer les cotisations sociales pour la période d’occupation. Un décompte ayant été déposé par l’Office, le tribunal fait droit à la demande de condamnation à un montant provisionnel, étant celui déposé.
Intérêt de la décision
La question s’était posée, précédemment, de la compétence des juridictions du travail pour connaître d’un recours contre une décision de la Commission administrative du règlement de la relation de travail. L’on peut ici renvoyer à un jugement du 3 juillet 2019 du même tribunal (Trib. trav. fr. Bruxelles, 3 juillet 2019, R.G. 18/2.076/A – précédemment commenté). Celui-ci a considéré que la loi-programme (I) du 27 décembre 2006 dispose qu’aucune décision ne peut intervenir au niveau de la Commission de la relation de travail lorsqu’au moment de l’introduction de la demande les services compétents des institutions de sécurité sociale ont ouvert une enquête ou une instruction pénale concernant la nature de la relation de travail ou lorsqu’une juridiction du travail a été saisie ou s’est déjà prononcée sur celle-ci. Pour le tribunal, le législateur a visé toute enquête administrative ouverte par une inspection sociale et toute enquête pénale.
Le jugement du Tribunal du travail francophone de Bruxelles ici commenté a la particularité de statuer sur une demande de requalification de la relation de travail au départ des principes généraux uniquement. Dans sa motivation, le jugement reprend chacun de ceux-ci avec les éléments et critères qui y sont liés. Renvoi a été fait à la jurisprudence de la Cour de cassation, qui a été intégrée dans le dispositif de la loi-programme du 27 décembre 2006.
Le tribunal a accordé une attention particulière à l’arrêt de la Cour de cassation du 18 octobre 2010 (Cass., 18 octobre 2010, n° S.10.0023.N). Celle-ci a apporté une précision importante, étant que le critère de la liberté d’organisation du temps de travail concerne la question de l’indépendance ou non en matière d’emploi du temps au cours de la plage de travail pendant laquelle le travail doit être effectué ou l’exécutant du travail doit être disponible selon l’accord conclu entre les parties, ceci ne visant pas la circonstance que celui qui exécute le travail dispose de la liberté de donner suite ou non à une offre de travail.