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Conditions de l’existence d’un harcèlement au travail

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 6 avril 2022, R.G. 2019/AB/194

Mis en ligne le lundi 14 novembre 2022


Cour du travail de Bruxelles, 6 avril 2022, R.G. 2019/AB/194

Terra Laboris

Dans un arrêt du 6 avril 2022, la Cour du travail de Bruxelles rappelle que le harcèlement moral existe même en l’absence d’un comportement intentionnel de son auteur de porter atteinte à la personne qui en est l’objet, de mettre en péril son emploi, ou encore de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.

Les faits

Un ouvrier a été engagé par une administration communale en 2011 pour travailler à temps plein en qualité de gardien de la paix. Il a ultérieurement signé un contrat de travail à durée indéterminée en qualité d’adjoint administratif à temps plein. Il a ensuite réussi un examen de promotion.

Etant affecté à une école de la commune, il est placé sous l’autorité de la direction. Celle-ci change fin décembre 2015. Les relations avec la nouvelle directrice, si elles sont cordiales au départ, vont se dégrader, celle-ci faisant rapidement un rapport reprenant toute une série de remarques le concernant. Elle lui notifie ensuite une série de manquements professionnels et établit un nouveau rapport pointant ceux-ci. L’intéressé remet sur ce rapport une note d’« éclaircissements ». Une évaluation de ses compétences (savoir-être, savoir-faire, combinaison du savoir-être et du savoir-faire dans les contacts sociaux, qualités et capacités de gestion) est effectuée, présentant des notes souvent insuffisantes ou justes satisfaisantes. Des objectifs lui sont donnés pour l’avenir, l’appréciation générale étant « défavorable ».

Le travailleur sollicite une mutation interne, en expliquant avoir eu une étroite et fructueuse collaboration avec l’ancienne directrice et souhaiter retravailler dans de bonnes conditions. Un nouveau rapport est rédigé par la nouvelle directrice, reprenant des « comportements fautifs » dans l’exercice des fonctions de secrétaire. L’intéressé signe ce rapport pour prise de connaissance en indiquant qu’il ne marque pas accord sur son contenu. Un échange d’écrits intervient, la directrice lui adressant finalement un courrier recommandé extrêmement détaillé, lui demandant de faire parvenir ses remarques dans les trois jours ouvrables. Celui-ci expose, en réponse, les difficultés rencontrées depuis plusieurs mois et, étant tombé en incapacité de travail, il lie ces difficultés à son état de santé. Il est alors convoqué par la commune et licencié moyennant un préavis de sept jours et douze semaines.

Convoqué à l’ONEm ultérieurement, l’intéressé sera suspendu du bénéfice des allocations de chômage pendant une durée de six semaines.

La directrice, étant en contact avec l’ONEm dans le cadre de l’enquête sur les motifs du licenciement, rédige un rapport, qu’elle communique à l’intéressé, dans lequel elle fait globalement état de l’absence de remarques et souligne l’attitude très correcte de celui-ci pendant le préavis, concluant que la position de l’ONEm en matière de sanction « devrait pouvoir être revue ».

Le travailleur consulte ultérieurement un avocat, qui contacte la commune. Il fait valoir dans son courrier que celui-ci a été discriminé sur la base de la couleur de sa peau et renvoie à l’article 30 de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie. Le conseil de la commune conteste pour sa part toute discrimination.

Une requête est dès lors déposée devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.

La décision du tribunal

Par jugement du 20 décembre 2018, le tribunal condamne la commune à une indemnité pour cause de harcèlement moral.

Position des parties devant la cour

La commune sollicite la réformation du jugement et fait valoir que la demande basée sur les faits de harcèlement visée à l’article 32ter de la loi du 4 août 1996 est prescrite. Elle en demande le rejet et sollicite la confirmation du jugement en ce qu’il a déclaré non fondée la demande basée sur la loi du 30 juillet 1981.

La partie intimée sollicite la confirmation du jugement, sauf sur le point de départ des intérêts de retard. A titre subsidiaire, elle demande, au cas où le harcèlement ne serait pas retenu au motif de prescription, la condamnation de la commune à la même indemnité, par application de la loi du 30 juillet 1981.

La décision de la cour

La cour règle en premier lieu la question de la prescription. Elle rappelle que le délai de prescription d’un an s’applique à toute action ayant pour objet l’exécution d’une obligation contractuelle ou, plus généralement, toute action qui tend à l’exécution d’une obligation qui prend sa source dans le contrat de travail, ceci s’appliquant également aux actions en réparation d’un dommage fondé sur la responsabilité contractuelle.

Pour savoir si une demande est virtuellement comprise dans la demande initiale, l’article 2244 du Code civil ayant pour effet d’interrompre la prescription pour celle-ci également, la Cour de cassation a précisé qu’il convient d’avoir égard à l’objet de la demande (la cour renvoyant à Cass., 16 février 2018, n° C.17.0328.F et Cass., 24 avril 2017, n° S.16.0078.F).

La Cour de cassation a encore précisé (Cass., 12 janvier 2010, R.G.D.C., 2010, p. 401) que l’effet interruptif de la prescription attaché à la citation introductive d’instance s’étend aux demandes qui y sont virtuellement comprises et que bénéficient de l’effet interruptif de la prescription toutes les demandes fondées sur la même cause, entendues comme l’ensemble des faits et des actes sur lesquels la partie poursuivante base son action.

Par contre, les moyens de droit invoqués à l’appui de la demande ne s’incorporent pas à l’objet de la demande. Dès lors, la modification de ces moyens de droit ne constitue pas une modification de son objet (Cass., 27 mars 2017, n° S.16.0058.F).

En conséquence, il y a lieu de vérifier si la demande, introduite sur les dispositions de la loi du 30 juillet 1981, contient des faits en lien avec une discrimination liée à la couleur de peau de l’intéressé qui sont en lien avec le harcèlement moral (celui-ci étant déjà invoqué dans la requête introductive, mais sans mentionner la loi du 4 août 1996).

La cour constate que le dispositif de la demande porte sur une indemnité de six mois et que celle-ci va rester constante dans les écrits de procédure ultérieurs. Sont visés dans la requête les agissements de la directrice, préposée de la commune, inspirés par le racisme et constitutifs de harcèlement. Elle ne suit dès lors pas l’employeur, qui considère que, à supposer des faits de harcèlement établis – quod non –, il faudrait encore constater que ceux-ci ne relèvent pas de l’un des critères protégés par la loi du 30 juillet 1981 et que le tribunal ne pourrait requalifier les faits sur la base d’un autre texte légal.

Pour la cour, au contraire, la demande doit être considérée comme virtuellement comprise dans celle formée dans la requête introductive déposée moins d’un an après la fin des relations de travail. Celle-ci, fondée sur l’indemnisation d’un harcèlement moral, n’est dès lors pas prescrite, la cour constatant ne pas être amenée à trancher la question de savoir si une demande d’indemnisation fondée sur l’article 32decies de la loi du 4 août 1996 devrait se voir appliquer le délai de prescription de l’article 15 de la loi du 3 juillet 1978.

Sur le fond, elle va retenir l’existence de harcèlement, tout en relevant encore qu’elle n’est pas saisie d’une demande de dommages et intérêts fondée sur la responsabilité de la commune pour ne pas avoir pris les mesures adéquates sur la base de la loi « bien-être » alors qu’elle était informée par l’intéressé des difficultés rencontrées avec la directrice, non plus que d’une demande de dommages et intérêts pour licenciement abusif.

Sont seuls examinés dès lors les faits relatifs au comportement de la directrice. Sont particulièrement pointés les entretiens de fonction ainsi que l’entretien d’évaluation.

La cour constate qu’existe au sein de la commune une charte sociale relative au statut administratif et que certaines dispositions concernent la formation du personnel ainsi que son évaluation. La commune n’a visiblement pas mis en œuvre la procédure prévue par la charte et n’a, en outre, pas pu expliquer la procédure suivie. S’il n’est pas anormal qu’une nouvelle directrice mette quelques semaines pour prendre ses marques et ait des entretiens avec ses collaborateurs, la rédaction d’un premier rapport, très rapide, pose question, tant au niveau du timing que du contenu.

La cour reprend les éléments de celui-ci et note qu’à aucun moment la commune n’a démontré la réalité des griefs contenus dans les divers rapports de la directrice, ceci étant particulièrement le cas du dernier, alors que l’intéressé avait contesté le même jour.

Pour la cour, la preuve est suffisamment rapportée de l’existence d’un ensemble abusif de plusieurs conduites correspondant à la définition légale. Elle souligne que le harcèlement existe même en l’absence d’un comportement intentionnel de l’auteur.

Enfin, elle rejette qu’il y ait un hyperconflit, thèse de la commune. Elle fait dès lors droit à la demande d’indemnité postulée.

Intérêt de la décision

Outre la question du harcèlement – la cour illustrant dans cet arrêt l’étendue du contrôle judiciaire quant aux faits, écrits, documents et comportement des parties –, l’arrêt rendu rappelle le débat important relatif à la question de la demande virtuellement comprise dans l’acte introductif.

En l’espèce, une loi a été invoquée, qui n’est pas celle permettant à la demande d’aboutir et « le tir est corrigé » en cours d’instance, mais au-delà du délai de prescription d’un an (dont la cour a précisé qu’elle ne le tranche pas en l’espèce).

La règle, peaufinée au fil de ses arrêts par la Cour de cassation, est qu’il y a lieu de se référer à l’édifice de faits figurant dans la requête introductive. Celle-ci faisait déjà état de harcèlement de la part de la directrice de l’établissement scolaire et les faits tels que visés au départ étaient ceux qui se retrouvent dans le débat judiciaire ensuite. C’est dès lors à juste titre que la cour retient qu’il y a effet interruptif de prescription, la demande étant fondée sur la même cause. Comme précisé par la Cour de cassation dans son arrêt du 12 janvier 2010 ci-dessus, c’est l’ensemble des faits et des actes sur lesquels la partie poursuivante base son action qui est le critère.


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