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Lanceur d’alerte : un arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme

Commentaire de Cr.E.D.H. (Grande Chambre), 14 février 2023, Req. n° 21.884/18 (HALET c/ LUXEMBOURG)

Mis en ligne le mardi 13 juin 2023


Cour européenne des droits de l’homme (Grande Chambre), 14 février 2023, Req. n° 21.884/18 (HALET c/ LUXEMBOURG)

Terra Laboris

Dans un affaire luxembourgeoise, fort médiatisée à l’époque, un employé d’une société privée a transmis des documents confidentiels protégés par le secret professionnel à un journaliste. Il s’agissait de quatorze déclarations fiscales de sociétés clientes de son employeur, étant des sociétés multinationales connues du grand public, ainsi que de deux courriers d’accompagnement.

Dans son arrêt, la Grande Chambre souligne deux caractéristiques de l’affaire, étant que l’employeur est une personne privée et que le travailleur était tenu au secret professionnel, ceci s’ajoutant ainsi au devoir de loyauté qui préside normalement aux relations de travail entre un travailleur et son employeur. S’ajoutaient également des révélations antérieures concernant les activités du même employeur, faites par un tiers.

La Cour souligne que les parties s’accordent pour considérer que la condamnation pénale qui est intervenue (postérieure au licenciement) constitue une ingérence dans l’exercice par le travailleur du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Elle précise dès lors devoir trancher la question de savoir si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

Elle rappelle que les principes fondamentaux concernant la nécessité d’une telle ingérence sont bien établis dans sa jurisprudence et reprend notamment les critères définis dans son arrêt GUJA (Cr.E.D.H., 12 février 2008, Req. n° 14.277/04, GUJA c/ MOLDOVA), étant que sont pris en compte : (i) l’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation, (ii) l’intérêt public présenté par les informations divulguées, (iii) l’authenticité des informations divulguées, (iv) le préjudice causé à l’employeur, (v) la bonne foi du lanceur d’alerte et (vi) la sévérité de la sanction. Ces critères sont repris et affinés au fil de sa jurisprudence aux fins de décider si l’auteur d’une divulgation portant sur des informations confidentielles obtenues dans le cadre d’une relation professionnelle peut bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention.

Vu les évolutions survenues depuis 2008, elle précise estimer opportun de saisir l’occasion pour confirmer et consolider les principes qui s’en dégagent et affiner les critères de mise en œuvre à la lumière du contexte européen et international actuel.

La Cour rappelle qu’elle exerce un contrôle à titre subsidiaire, étant que c’est au premier chef aux autorités internes, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il revient d’interpréter et d’appliquer le droit interne d’une manière qui donne plein effet à la Convention et que, quant à elle, elle dira en dernier ressort si la manière dont ce droit est appliqué entraîne des conséquences conformes aux principes de celle-ci.

Le principe de subsidiarité qu’elle a développé implique qu’elle vérifie en premier lieu si les juridictions nationales ont appliqué de manière adéquate les principes de la Convention tels qu’interprétés par sa jurisprudence, de telle sorte que leurs décisions se concilient avec elle. Dès lors que la juridiction nationale n’a pas motivé sa décision de manière suffisamment circonstanciée ni apprécié le litige dont elle se trouvait saisie à la lumière des principes définis dans la jurisprudence de la Cour, cette dernière constatera une violation de la Convention.

La Cour reprend dès lors les critères appliqués à l’espèce, s’agissant d’abord de vérifier s’il existait d’autres moyens pour procéder à la divulgation. Il est admis ici tant par le juge luxembourgeois que par la Cour que le requérant ne pouvait pas agir autrement, une information du public par un média étant en l’occurrence – et vu les circonstances – la seule alternative réaliste pour lancer l’alerte. Sont également rencontrés les critères de l’authenticité de l’information divulguée et de la bonne foi du requérant, qui n’a pas agi dans un but de lucre ou pour nuire à son employeur.

Elle passe à la mise en balance entre l’intérêt public que présentait l’information divulguée et les effets dommageables de cette divulgation, question sur laquelle elle conclut que, dans la mesure où elles concernaient des multinationales connues du grand public, les déclarations en cause se trouvaient dotées d’un fort pouvoir d’illustration des pratiques fiscales en vigueur au Luxembourg ainsi que des choix fiscaux des sociétés bénéficiant de ces pratiques, les documents divulgués contribuant à la transparence des pratiques fiscales des multinationales cherchant à bénéficier d’implantations là où la fiscalité est la plus avantageuse et pouvant, en ce sens, aider le public à se former une opinion éclairée sur un sujet d’une grande complexité technique tel que la fiscalité des entreprises mais portant sur d’importants enjeux économiques et sociaux (paragraphe 191).

La Cour conclut son examen par le constat que le juge luxembourgeois n’a pas, dans son opération de mise en balance, répondu aux exigences de la Convention, le juge national s’étant livré à une interprétation trop restrictive de l’intérêt public que revêtaient les informations divulguées et n’ayant pas intégré, dans le second plateau de la balance, l’ensemble des effets dommageables de la divulgation.

Elle considère dès lors qu’il lui revient de procéder elle-même à la mise en balance des intérêts en présence. Que les informations révélées présentaient un intérêt public a été admis plus haut dans l’arrêt et, si la Cour ne peut ignorer que la divulgation en cause s’est faite au prix d’un vol de données et de la violation du secret professionnel, elle relève l’importance relative des informations divulguées eu égard à leur nature et à la portée du risque s’attachant à leur révélation. Ceci, à l’échelle tant nationale qu’européenne du débat public sur les pratiques fiscales des multinationales auquel les informations divulguées ont apporté une contribution essentielle.

En conclusion, la Cour estime que l’intérêt public attaché à la divulgation de ces informations l’emporte sur l’ensemble des effets dommageables. Elle conclut l’examen du caractère proportionné ou non de l’ingérence litigieuse en examinant la sanction infligée (amende de 1.000 euros – procédure pénale). Cette condamnation pénale ne peut être considérée comme proportionnée au regard du but légitime poursuivi. Elle accorde une indemnisation au requérant.


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