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Droit-passerelle pour indépendants : des précisions

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 18 novembre 2022, R.G. 2021/AB/653

Mis en ligne le mardi 13 juin 2023


Cour du travail de Bruxelles, 18 novembre 2022, R.G. 2021/AB/653

Terra Laboris

Dans un arrêt du 18 novembre 2022, la Cour du travail de Bruxelles précise ce qu’il y a lieu d’entendre par « moment de la cessation » de l’activité d’indépendant, aux fins d’obtenir le droit-passerelle.

Les faits

Un graphiste est affilié en qualité de travailleur indépendant auprès d’une caisse d’assurances sociales depuis 1985. Suite à la constitution par son fils d’une S.P.R.L. en 2018, il est nommé second gérant de celle-ci et y possède une part sociale sur cent-quatre-vingt-six (les autres étant détenues par le fils).

En 2019, il s’informe auprès de sa caisse d’assurances sociales afin d’obtenir le droit-passerelle pour indépendants (difficultés économiques). Il précise, quant à sa situation par rapport à la société, qu’il a été nommé gérant à titre symbolique et qu’il n’a perçu aucune rémunération ni avantage.

Trois mois plus tard, il cesse son activité de travailleur indépendant et, le lendemain, démissionne de sa fonction de gérant de la société.

En janvier 2020, il introduit une demande de dispense de cotisations sociales pour les quatre trimestres de l’année 2019, demande qui est acceptée (motif : diminution des activités professionnelles), l’I.N.A.S.T.I. admettant une situation économique difficile, de nature temporaire.

L’intéressé est alors informé par Partena qu’il ne peut apporter ses connaissances de gestion à son fils, qu’il doit modifier sa qualité d’aidant à la gestion et démissionner, ainsi que céder la part qu’il détient dans la société.

Il répond, confirmant la cessation d’activité intervenue le mois précédent et donnant toutes explications utiles. L’affiliation est alors clôturée fin décembre.

En avril 2020, il demande le bénéfice du droit-passerelle pour cause de cessation en raison de difficultés économiques et celui-ci lui est refusé, au motif qu’au moment de la cessation d’activité, il était gérant de la société en cause et qu’aucune procédure de dissolution ou de liquidation n’avait été entamée.

Un recours est introduit devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.

Par jugement du 24 juin 2021, celui-ci accueille la demande.

Appel est interjeté par Partena, qui demande la confirmation de sa décision.

Position des parties devant la cour

La caisse d’assurances sociales fait valoir que l’intéressé exerçait deux activités et que, pour ce qui est de celle de gérant, il n’établit pas la gratuité en droit de son mandat (disposition statutaire ou décision de l’organe compétent – article 2 de l’arrêté royal du 19 décembre 1967 portant exécution de l’arrêté royal n° 38 du 27 juillet 1967. Elle fait grief au premier juge d’avoir conclu à l’absence d’assujettissement au motif que les statuts n’excluaient pas la gratuité. Le demandeur originaire ayant par ailleurs mis en cause la responsabilité de la caisse sur la base de l’article 1382 du Code civil, celle-ci oppose un déclinatoire de compétence, considérant que les juridictions du travail ne peuvent connaître de questions de responsabilité aquilienne des institutions de sécurité sociale. Subsidiairement, elle estime que la faute n’est pas établie.

Quant à l’intimé, il fait valoir de grosses difficultés économiques pendant l’année 2019, rappelant qu’il a effectué les démarches requises après avoir pris conseil auprès de sa caisse, avec qui il a été en contact pendant plusieurs mois. Il réexpose les événements intervenus pendant l’année 2019, ainsi que, plus précisément, ses contacts avec la cellule « droit-passerelle » de Partena. Il confirme avoir suivi à la lettre les conseils qui lui avaient été donnés. Il confirme, par le dépôt des éléments financiers ad hoc, l’absence de rémunération ou d’avantage économique perçu. Il conclut à la gratuité du mandat, rappelant qu’il a aidé son fils à la gestion de base, et ce en l’absence totale de lucre. Enfin, il met en cause la responsabilité de la caisse, qui lui aurait donné de mauvais conseils.

La décision de la cour

La cour reprend la loi du 22 décembre 2016 instaurant un droit-passerelle en faveur des travailleurs indépendants. Celle-ci prévoit l’octroi d’une prestation financière ainsi que le maintien des droits sociaux en matière A.M.I. Le droit-passerelle est accordé dans quatre hypothèses, étant (i) la faillite, (ii) le règlement collectif de dettes, (iii) l’interruption forcée et (iv) les difficultés économiques.

C’est cette dernière hypothèse qui a été invoquée par l’intimé et la cour rappelle qu’il doit répondre à des conditions communes aux divers cas autorisés par la loi ainsi qu’à des conditions propres.

Le motif du refus de la caisse est que, au moment de sa cessation d’activité, l’intéressé était encore gérant de la société et qu’aucune procédure de dissolution ou de liquidation de celle-ci n’avait été entamée. Est ainsi en cause la condition de l’article 6, § 2, alinéa 3, 1°, de l’arrêté royal du 8 janvier 2017 exécutant la loi du 22 décembre 2016. La cour précise que le litige ne concerne que cette seule condition.

Elle reprend dans son arrêt le questionnement du Ministère public à l’audience de plaidoiries, sur le fait que la cessation est intervenue d’abord pour l’activité de graphiste et, le lendemain, pour le mandat de gérant et que celui-ci a posé la question de savoir si le droit aurait été reconnu en cas de cessation du mandat de gérant d’abord.

Pour la cour, la question est importante, l’arrêté royal précisant en son article 6, § 2, alinéa 3, 1°, qu’il faut examiner le « moment de sa cessation », étant de savoir si le travailleur était alors assujetti en tant que gérant ou administrateur. Elle note que les deux activités ont effectivement cessé au cours du même mois, à un jour d’intervalle, et qu’il y a lieu en conséquence de déterminer quand l’activité indépendante elle-même a légalement pris fin, aucun texte ne réglant la question.

Elle souligne que, s’il avait déclaré la cessation de l’activité de graphiste après la démission de son mandat, l’intéressé aurait pu bénéficier du droit-passerelle, dans la mesure où il n’aurait plus été assujetti en tant que gérant au moment de sa cessation.

Elle reprend, pour la notion de cessation, l’article 4 de la loi du 22 décembre 2016 (qui énonce les hypothèses visées), selon lequel il y a lieu de se référer à un « fait » donnant lieu à l’ouverture du droit et que ce « fait » est défini dans la loi elle-même en son article 5. Dans le cas de la demande faite suite à des difficultés économiques, le « fait » doit se comprendre comme « la cessation de l’activité indépendante », et ce conformément à l’article 5, § 2, 2° (le texte précisant que, par « fait » visé au § 1er, il faut entendre « la cessation de l’activité indépendante elle-même ») et rappelle que les règles relatives aux conditions d’octroi se réfèrent au trimestre au cours duquel le « fait se produit », et ce sans avoir égard au jour de sa survenance.

La cour constate encore que, selon le cas, c’est le mois ou le trimestre au cours duquel le fait se produit qui détermine le début de la période d’octroi du droit. L’unité de temps visée dans la loi pour situer le fait générateur du droit-passerelle est donc le mois ou le trimestre.

Elle ajoute que, de façon plus générale, la réglementation en la matière ne se fonde sur une temporalité définie en jours mais tient compte d’unités de temps plus larges, étant des trimestres ou des années. Ainsi, un début d’activité donne lieu au paiement de cotisations pour tout trimestre au cours duquel il intervient et une fin d’activité ne met fin à l’obligation de cotisations qu’à partir du trimestre qui suit celle-ci. Le jour où les faits prennent place n’a ici pas d’incidence.

En conséquence, que la cessation de l’activité de graphiste ait été actée avant celle de la démission du mandat de gérant n’a pas d’incidence sur l’ouverture du droit-passerelle.

La cour passe ensuite à l’examen des difficultés économiques, dont elle constate la réalité, et précise encore que la situation de l’intéressé a été reconnue par l’I.N.A.S.T.I., qui a accordé la dispense des cotisations pour toute une année. S’agissant par ailleurs d’un mandat exercé pendant très peu de temps et en vue d’aider son fils en lui apportant ses compétences de gestion, la cour note que, vu ces circonstances particulières, admettre l’existence du mandat de gérant-administrateur ou associé actif au moment de la cessation reviendrait à nier la réalité de la carrière (trente-quatre ans) et irait à l’encontre de la volonté du législateur de prévoir un « filet de sécurité » beaucoup plus large pour les travailleurs indépendants contraints de cesser leur activité à cause de difficultés économiques (16e feuillet – la cour renvoyant également au Projet de loi, Exposé des motifs, Doc. parl., Ch., 2016-2017, n° 54, 2167/001, p. 5).

Elle conclut que l’intéressé peut prétendre au droit-passerelle qu’il revendique et statue encore sur la période d’octroi, la caisse faisant grief au premier juge d’avoir accordé celui-ci pour une période de vingt-quatre mois ainsi que la garantie de droits sociaux pour huit trimestres. Elle fait ici droit à la position de la caisse, sur la base de l’article 7, § 3, alinéa 3, qui fixe la durée maximum du droit-passerelle pour chaque fait, sans avoir égard au nombre de trimestres de cotisations. Le droit doit dès lors être accordé pour douze mois de prestations financières et quatre trimestres de maintien des droits sociaux.

Intérêt de la décision

La chronologie des faits (cessation de l’activité d’indépendant en personne physique et démission du mandat de gérant) était pour le moins malheureuse en l’espèce, puisqu’elle a entraîné un litige quant à l’application de l’article 5 de la loi du 22 décembre 2016, qui fait référence, pour le bénéfice du droit-passerelle, à un « fait », fixant la date de la cessation de l’activité indépendante.

La cour a, à juste titre, rappelé que la réglementation en matière de statut social des travailleurs indépendants ne tient pas compte des jours mais d’unités plus larges, étant les trimestres ou les années.

La solution retenue ne peut dès lors qu’être approuvée.

Sur le droit-passerelle lui-même, rappelons que les quatre situations spécifiques admises ont été modifiées à partir du 1er janvier 2023, le droit-passerelle ayant été réformé en profondeur pour toutes les interruptions ou cessations ayant lieu à partir du 1er janvier 2023, suite à la loi-programme du 26 décembre 2022, à laquelle il y a lieu de renvoyer pour ce qui est du système actuel.


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