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Production par une employée de courriels qui ne lui étaient pas destinés : motif grave ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 avril 2023, R.G. 2019/AB/937

Mis en ligne le vendredi 18 août 2023


Cour du travail de Bruxelles, 4 avril 2023, R.G. 2019/AB/937

Terra Laboris

Dans un arrêt du 4 avril 2023, la Cour du travail de Bruxelles rappelle qu’un travailleur ne peut accéder sans la moindre autorisation à une boîte mails d’un de ses collègues ni a fortiori en prendre copie alors qu’ils ne lui étaient pas destinés.

Les faits

Une employée, en service depuis 2007, est en congé de maternité en novembre 2012. A l’issue de celui-ci, elle demande à prendre un congé parental de quatre mois. La demande n’ayant pas été faite dans le délai légal, la société la refuse. Celle-ci réagit, adressant divers reproches à la société (pressions diverses, objectifs irréalisables, refus de paiement de primes, etc.), reproches contestés par un courrier du conseil de celle-ci.

Une nouvelle demande de congé parental ayant été faite pour une période de quatre mois dont le point de départ est postposé est alors acceptée. L’employée tombe en incapacité de travail, pour la période allant jusqu’au début de ce congé parental. Via son conseil, elle communique alors au conseil de la société une clé USB contenant un dossier de pièces, ce dépôt intervenant un mercredi et la clé étant transmise à l’employeur le vendredi.

La société réagit en licenciant l’intéressée pour motif grave le mardi suivant. Il lui est reproché d’avoir transmis en date du vendredi le dossier de pièces en cause, dans lequel figuraient des courriels qui ne lui étaient pas destinés et dont elle ne devait, ainsi, pas avoir connaissance. En outre, une vérification de la boîte mails d’un gérant de la société fit apparaître des connexions avec une adresse IP étrangère à celle-ci. D’autres précisions sont encore apportées, dont il découle que l’intéressée aurait accédé sans autorisation au contenu d’échange de courriels, accès opéré par des tiers et/ou que celle-ci, à tout le moins, avait fait usage de courriels dont elle savait et/ou dont elle devait savoir qu’ils étaient obtenus de manière totalement illicite.

Des éléments de contexte sont également détaillés, soulignant la gravité des comportements reprochés. La société précise demander une indemnisation des préjudices subis et exige de l’intéressée qu’elle précise les mécanismes par lesquels accès avait été obtenu aux courriels susmentionnés, qu’elle confirme la cessation immédiate des pratiques d’accès illicite et qu’elle transmette, sans en conserver copie, l’intégralité des courriels en sa possession. Un état détaillé et documenté d’une série de démarches et communications est également demandé.

Les parties poursuivent leurs échanges, mais sans succès, et l’employée introduit une procédure devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, sollicitant – outre une indemnité compensatoire de préavis – l’indemnité de protection pour congé parental, la réparation d’un préjudice moral du fait d’une discrimination dans les relations de travail et des arriérés de primes et de rémunération.

Rétroactes de la procédure

La société dépose plainte avec constitution de partie civile pour infraction (article 550bis du Code pénal). Sur le plan pénal, la Chambre du conseil a considéré que l’action publique était éteinte par prescription et le tribunal du travail a, pour sa part, débouté l’intéressée de ses demandes.

Celle-ci interjette appel, reprenant les chefs de demande de sa requête initiale.

La décision de la cour

La cour s’attache, en premier lieu, à la question du licenciement pour motif grave. Elle rappelle particulièrement la question de la preuve du respect des délais. Cette preuve incombe à la partie qui invoque l’existence d’un motif grave. Ce délai commence à courir lorsque la personne ou l’organe qui a le pouvoir de donner congé a une connaissance de tous les éléments de fait qui lui permettent de prendre position sur le caractère de gravité des faits à reprocher à la partie qui s’en est rendue coupable (renvoyant ici à Cass., 7 décembre 1998, n° S.97.0166.F).

Il s’agit dès lors de vérifier si le délai légal de notification du congé a été respecté. Les deux parties marquent accord pour considérer que la clé USB a été déposée au cabinet du conseil de la société un mercredi (celle-ci contenant l’ensemble des courriels dont l’intéressée n’était ni expéditrice ni destinataire). Pour la cour, même si le dépôt est intervenu de manière officielle entre avocats et qu’il remplaçait « une communication de partie à partie », cette règle déontologique n’a pas pour conséquence que le client de l’avocat destinataire en soit immédiatement informé. La cour précise que le conseil de l’employeur ne se confond pas avec l’employeur ni, surtout, avec la personne ou l’organe qui, en son sein, dispose du pouvoir de licencier.

La connaissance des faits ne pouvait dès lors être acquise que lorsque la société a elle-même reçu la clé USB. La preuve de la réception le vendredi est tirée de la copie d’un courriel de l’avocat. Pour la cour, indépendamment même des investigations menées par la société à partir de ce vendredi et de la date à laquelle la personne pouvant licencier au sein de l’entreprise a eu une connaissance certaine et suffisante des faits, le congé notifié le mardi suivant l’a été le troisième jour ouvrable suivant celui au cours duquel la société a pu acquérir cette connaissance. Le motif grave notifié n’est dès lors pas tardif.

Sur le fond, la question se pose de savoir si le fait d’avoir accédé à des courriels de collègues, et ce à distance, au départ de l’adresse IP de sa compagne (ex-employée de la société) est constitutif de motif grave. En l’espèce, la cour constate qu’un accès aux courriels des collègues était possible, ainsi que l’employée le fait valoir via des attestations déposées, en vue d’assurer la continuité du service. Or, en l’espèce, celle-ci était en congé de maternité et, ensuite, en incapacité de travail au moment de la consultation, de telle sorte que la seule éventualité dans laquelle la consultation et l’utilisation des courriels étaient autorisées n’était pas rencontrée. Aucune autorisation spéciale n’avait par ailleurs été donnée à l’intéressée.

Pour la cour, en conséquence, le fait d’accéder, sans la moindre autorisation, au contenu de la boîte mails d’un de ses collègues et de prendre copie de courriels qui ne lui étaient aucunement destinés en vue d’en faire un usage à son profit dans le cadre d’un différend avec son employeur constitue une faute d’une gravité telle qu’elle justifie un congé pour motif grave, un tel manquement étant de nature à rompre de manière immédiate et définitive la confiance de son employeur envers elle (10e feuillet). La gravité de la faute ne peut être diminuée ni par la circonstance que l’intéressée aurait entendu se constituer un dossier pour se « défendre », ni par les tensions entre son employeur et elle, ni encore par l’absence d’intention frauduleuse.

Le motif grave est dès lors confirmé.

Par ailleurs, celui-ci autorisait l’employeur à licencier, conformément à l’article 15, § 1er, de la C.C.T. n° 64, sans devoir justifier d’un motif suffisant.

Quant à la demande de l’intéressée de se voir allouer, par ailleurs, une indemnité pour discrimination du fait de sa grossesse, la cour rappelle que, certes, celle-ci est un critère protégé, mais que les éléments déposés par l’employée au titre de faits permettant de présumer celle-ci ne peuvent être retenus. L’employée fait état du fait que sa fonction aurait été « vidée de son contenu » (ce qu’elle n’établit pas). Par ailleurs, le non-respect du délai de prévenance pour la première demande de congé parental ne peut être retenu comme élément à ce titre, non plus que les griefs faits par son employeur quant au manque de résultat de son action.

Enfin, la cour va également rejeter la demande d’arriérés de primes et de commissions, celle-ci n’étant pas suffisamment étayée.

Intérêt de la décision

Cet arrêt reprend, en matière de motif grave, un point qui n’est pas dénué d’intérêt, étant de vérifier l’incidence d’une règle déontologique de la profession d’avocat sur le respect du délai de notification du congé au sens de l’article 35 de la loi du 3 juillet 1978.

Sur le plan déontologique, les échanges entre avocats ont par principe un caractère purement confidentiel. Des exceptions existent à cette règle, notamment lorsque l’échange entre ces conseils remplacent une communication directe qu’auraient pu se faire les parties elles-mêmes, s’agissant d’une communication qui a un caractère officiel, remplaçant, selon le Code de déontologie, « une communication de partie à partie ». Les avocats et les parties elles-mêmes (ainsi que le juge ensuite) pourront dès lors invoquer cette communication, qui a un caractère officiel. Du fait qu’elle est supposée être faite directement à la partie elle-même, se pose cependant la question de la compatibilité de cette règle avec le délai de trois jours relatif à la notification du congé. La cour rappelle à cet égard que la règle déontologique n’a aucune conséquence sur le respect de la règle légale, la connaissance au sens de l’article 35 devant émaner de l’employeur (en l’espèce) lui-même. C’est dès lors la société et – comme le précise la cour – la personne en son sein qui a le pouvoir de licencier qui doivent avoir la connaissance du fait reproché.

Quant au fond, la cour apporte une confirmation d’une règle généralement admise en ce qui concerne les courriels, confirmant que le fait d’accéder sans la moindre autorisation au contenu de la boîte mails d’un collègue et, en outre, d’en prendre copie (ces courriels n’étant pas destinés à l’auteur) en vue d’en faire un usage à son profit dans le cadre d’un différend avec son employeur est constitutif d’un motif grave.


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