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Limitation des allocations d’insertion : comment calculer la période de trente-six mois ?

Commentaire de Cass., 12 juin 2023, n° S.22.0089.F

Mis en ligne le mardi 14 novembre 2023


Cass., 12 juin 2023, n° S.22.0089.F

Dans un arrêt du 12 juin 2023, la Cour de cassation écarte l’interprétation de l’ONEm sur le calcul de la période pendant laquelle le jeune chômeur a droit aux allocations d’insertion lorsqu’il est considéré comme travailleur ayant charge de famille, comme travailleur isolé ou comme cohabitant privilégié.

Les faits

M. J., né en 1988, a été admis au bénéfice des allocations d’insertion à partir du 13 novembre 2012.

Le 15 septembre 2015, il a déclaré sur un formulaire C1 vivre seul à l’adresse qu’il a indiquée. Une enquête de police a établi qu’il ne vivait pas à cette adresse. Il a été convoqué par l’ONEm pour s’expliquer et n’a pas donné suite à cette convocation.

L’ONEm a, alors, par une décision du 9 novembre 2018 :

  • exclu M. J. du 1er septembre 2015 au 12 novembre 2015 du droit aux allocations au taux isolé, le taux cohabitant lui étant octroyé ;
  • exclu M. J. du droit aux allocations d’insertion du 13 novembre 2015 – date à laquelle la limite de trente-six mois prévue par l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 inséré dans la réglementation par l’arrêté royal du 28 décembre 2011 a été atteinte selon l’ONEm – au 3 décembre 2017 ;
  • décidé de récupérer les allocations indûment perçues du 1er décembre 2015 au 3 décembre 2017 ;
  • prononcé une sanction administrative de 13 semaines à partir du 12 novembre 2018.

M. J. a introduit contre cette décision un recours devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège) et l’ONEm a demandé un titre pour la récupération.

Par un jugement du 12 mai 2020, le tribunal a dit le recours et la demande reconventionnelle recevables et partiellement fondés. La décision litigieuse est confirmée quant au principe de l’exclusion, de la récupération et quant à la sanction.

Par contre, le tribunal décide qu’en application de l’article 63, § 2, alinéa 3, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, les allocations d’insertion n’ont pris fin au plus tôt que le 31 août 2018 et invite en conséquence l’ONEm à déposer un calcul actualisé de l’indu.

C’est cette décision qui est soumise par l’ONEm à la cour du travail.

L’arrêt de la cour du travail

Après une première décision qui reçoit l’appel et ordonne la réouverture des débats sur son fondement, la cour du travail, par son arrêt du 2 septembre 2022, interprète l’article 63, § 2, alinéa 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 en ce sens « que la période antérieure au mois qui suit le trentième anniversaire, durant laquelle le chômeur justifie de l’un des trois statuts protecteurs visés dans cette disposition, demeure neutralisée (c’est-à-dire ne peut être prise en compte pour le calcul du délai de 36 mois) même si le chômeur devient ultérieurement cohabitant non privilégié », confirmant ainsi la décision du tribunal sur cette question. L’arrêt ordonne la réouverture des débats « pour permettre aux parties de préciser, pièces à l’appui, les périodes qui en l’espèce doivent être considérées comme des périodes durant lesquelles (M. J.) a eu le statut de cohabitant non privilégié ».

Contrairement aux premiers juges, la cour du travail ne fixe donc pas la date à laquelle les allocations d’insertion ont pris fin au plus tôt.

La requête en cassation de l’ONEm

Cette requête a été jointe à l’arrêt sur le site Juportal.

L’ONEm soutient, en substance, que la disposition de l’article 63, § 2, alinéa 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 doit être interprétée en ce sens que son bénéfice, étant de neutraliser, pour les chômeurs bénéficiaires d’un statut protecteur, la période qui précède le mois qui suit leur trentième anniversaire, ne vaut que si le chômeur a eu cette qualité durant toute cette période.

Dans ses développements (p. 12), la requête précise d’une part que cette interprétation est conforme au texte de cette disposition, qui se limite « à prévoir une neutralisation de la période d’indemnisation précédant le trentième anniversaire pour le travailleur isolé, chef de ménage ou cohabitant privilégié, et ce uniquement aussi longtemps que ce travailleur conserve l’un des statuts protégés, et d’autre part que cette interprétation n’a pas pour effet de faire perdre rétroactivement une période de suspension puisque le travailleur bénéficie toujours des règles applicables à sa catégorie familiale. (…) Ce n’est que s’il redevient cohabitant (non privilégié) que la période de 36 mois sera recalculée à partir du premier jour de l’octroi des allocations. Mais même dans ce cas, il ne s’agit pas d’une perte rétroactive du bénéfice de la neutralisation mais de l’application immédiate à sa situation des règles propres aux travailleurs cohabitants (non privilégiés) ».

L’ONEm ajoute que si ce travailleur a bénéficié des allocations pendant plus de trente-six mois, son droit aux allocations prendra certes fin immédiatement, mais que « les allocations perçues au-delà de la période initiale de 36 mois restent cependant acquises et aucune récupération n’est ordonnée par l’ONEm ».

Les conclusions du ministère public

Les conclusions prises par M. l’Avocat général H. MORMONT soulignent que la portée exacte des termes de l’article 63, § 2, alinéa 2, 2°, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, introduit dans la réglementation par l’arrêté royal du 28 décembre 2011, n’est pas d’emblée évidente : il n’y a pas de Rapport au Roi, le préambule de cet arrêté royal est particulièrement bref et général et l’avis du Conseil d’Etat, donné dans le délai de cinq jours ouvrables, n’est pas plus éclairant. Il en est de même de la doctrine (voir les références citées note 4, p. 3).

Les conclusions relèvent néanmoins que l’article 63, § 2, alinéa 2, 2°, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 constitue un tempérament au principe introduit par l’arrêté royal du 28 décembre 2011 de limitation dans le temps des allocations d’insertion qui, comme les allocations de chômage, ne l’étaient pas. Ce tempérament vise à protéger contre l’écoulement du crédit de trente-six mois trois catégories familiales.

Lorsque le chômeur reste pendant les trente-six mois dans la même situation familiale, les deux interprétations aboutissent au même résultat.

Tel n’est pas le cas lorsque la situation familiale du bénéficiaire a évolué. L’interprétation de l’ONEm – soit le système de « tout ou rien » – et l’interprétation de l’arrêt attaqué peuvent mener à des résultats fort différents.

L’interprétation de l’ONEm peut, dans ce cas, aboutir à des effets peu proportionnés ou mal adaptés à la finalité que cette disposition poursuit.

Clicher la situation à un moment déterminé et alors que l’indemnisation a déjà pu excéder trente-six mois peut impliquer une perte rétroactive d’allocations et l’ONEm ne s’explique pas sur l’absence de récupération, absence a priori dérogatoire au droit commun.

Cette interprétation peut également aboutir à traiter de manière extrêmement différente des bénéficiaires se trouvant dans des situations qui, du point de vue de l’objectif poursuivi, apparaissent fort proches. Les conclusions (p. 4 et note 7 en bas de page) prennent l’exemple de deux bénéficiaires des allocations cohabitants « privilégiés » : l’un devient cohabitant « ordinaire » au cours du mois de son trentième anniversaire, l’autre au cours du mois suivant. Le premier verra son indemnisation de trente-six mois prendre cours le premier jour de son indemnisation, le second pourra bénéficier des allocations jusqu’à ses trente-trois ans.

Le ministère public souligne que « l’interprétation retenue par l’arrêt attaqué – qui prend en compte toutes les périodes d’appartenance à une des catégories protégées avant trente ans et prolonge l’indemnisation à concurrence de ces périodes – permet d’éviter l’ensemble de ces effets et paraît ainsi mieux servir la finalité que poursuit la disposition en cause ».

Il conclut que le moyen de cassation, qui soutient une interprétation différente de ce texte, manque en droit, invitant la Cour de cassation à le rejeter.

L’arrêt commenté

La Cour souligne que l’alinéa 2 de l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 « a pour but de préserver jusqu’au mois de son trentième anniversaire le droit aux allocations d’insertion du jeune chômeur qui se trouve dans une des situations familiales visées, la période de 36 mois prenant cours au plus tard le mois suivant ».

Elle en déduit « que la période de 36 mois ne court pas lorsque le jeune chômeur se trouve dans une de ces situations familiales, jusqu’au plus tard le premier jour du mois qui suit son trentième anniversaire ».

Le moyen, qui soutient une autre interprétation de cette disposition légale, manque donc en droit et la Cour rejette le pourvoi.

Intérêt de la décision

Les juridictions du travail et la Cour de cassation ont été amenées à vérifier si la limitation dans le temps des allocations d’insertion violait le principe de standstill consacré par l’article 23 de la Constitution. Terra Laboris a publié et commenté sur son site de nombreuses décisions sur cette question, qui ont mis en exergue les déficiences du processus réglementaire rappelées dans la présente espèce par les conclusions du ministère public.

Dans le litige opposant M. J. à l’ONEm, la question soulevée n’est pas celle du respect de l’article 23 de la Constitution, mais, comme le rappellent les conclusions du ministère public, « a trait à la manière dont joue la règle de neutralisation (des) 36 mois durant la période précédant le trentième anniversaire pour les jeunes travailleurs protégés », question très peu explorée par la doctrine et par la jurisprudence.

Si, compte tenu précisément de ces déficiences du processus d’élaboration de l’arrêté royal, le texte peut se lire de deux manières, encore faut-il, comme le relèvent ces conclusions et l’arrêt commenté, avoir égard au but de protection de cet alinéa 2.

Cela implique d’examiner quels peuvent être les effets de la disposition en cause dans ses deux interprétations. Dans l’interprétation de l’ONEm, soit celle du tout ou rien, ils peuvent être dévastateurs. Les conclusions du ministère public donnent des éclairages à ce sujet.

On peut encore, comme le ministère public, s’étonner de l’affirmation de l’ONEm que son interprétation ne risque pas d’engendrer un indu récupérable. La matière du chômage est, comme toutes les réglementations de sécurité sociale, d’ordre public et, si l’ONEm modifie sa position, une interprétation administrative contraire à la réglementation ne pourra être validée par les juridictions du travail.

Et au-delà de la question de la récupération, il reste la question du sort de ces prestations rétroactivement non dues dans les autres secteurs de la sécurité sociale.


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