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Allocations d’insertion et standstill

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 23 janvier 2023, R.G. 2022/AL/6, 2022/AL/8, 2022/AL/11 et 2022/AL/32

Mis en ligne le mardi 14 novembre 2023


C. trav. Liège (div. Liège), 23 janvier 2023, R.G. 2022/AL/6, 2022/AL/8, 2022/AL/11 et 2022/AL/32

Dans un arrêt du 23 janvier 2023, la Cour du travail de Liège (division Liège) repose la question, eu égard au préjudice du standstill, de la justification de la suppression des allocations d’insertion décidée par l’ONEm à l’encontre de deux cohabitants.

Les faits

Le litige soumis à la cour du travail est complexe. Il oppose, en degré d’appel, M. S. et Mme R. à l’ONEm. Ceux-ci ont admis vivre en couple à partir, à tout le moins, du 16 janvier 2017 et jusqu’au 26 août 2020. Ils ont un fils né en 2017.

A la date de cette cohabitation, M. S., né en 1994, bénéficiait d’allocations d’insertion depuis le 20 septembre 2013, avec des prestations sporadiques en intérim. Mme R., née en 1993, bénéficiait des allocations d’insertion depuis le 1er juillet 2015 et a été indemnisée par sa mutuelle du 16 janvier 2017 au 30 avril 2017, puis a à nouveau perçu des allocations d’insertion. Ils ont chacun déclaré leur cohabitation mais indiqué l’autre comme personne à charge pour n’avoir ni revenus professionnels ni revenus de remplacement et ils ont chacun signé la déclaration de l’autre. M. S. a en conséquence perçu les allocations d’insertion au taux chef de ménage à partir du 16 janvier 2017 jusqu’au 31 mai 2019 et Mme R. du 1er mai 2017 au 16 décembre 2018.

Entendu par l’ONEm le 28 mai 2019, M. S. a précisé : « Je vous déclare que j’ai effectué les démarches afin que Mme R. soit chef de ménage. J’avais reçu comme information que je pouvais travailler et gagner jusqu’à +/- 600 €. J’ai signé des documents auprès de l’organisme de paiement de Mme R. attestant que je renonçais au statut chef de ménage. J’ai reçu comme information de la part de mon organisme de paiement que je pouvais bénéficier du taux chef de ménage. Je ne suis pas d’accord que l’on revienne sur cette situation après plus de deux ans. »

Mme R. a également été entendue mais le contenu de sa déclaration ne ressort pas de l’arrêt.

Concernant M. S., l’ONEm a, par la première décision litigieuse du 7 juin 2019 :

  • exclu celui-ci du droit aux allocations comme travailleur ayant charge de famille et octroyé des allocations comme travailleur cohabitant,
  • décidé de récupérer la différence entre les deux taux,
  • prononcé une sanction administrative de treize semaines,
  • exclu M. S. du droit aux allocations à partir du 16 janvier 2017 et décidé de ne pas lui octroyer d’allocations comme travailleur cohabitant, étant donné que le droit aux allocations d’insertion est limité à une période de trente-six mois pour celui-ci.

La décision de récupération subséquente a porté sur la période du 16 janvier 2017 au 31 mai 2019, ce qui représente un montant, réclamé en deux temps, de 26.400,45 € (26.209,93 € + 190,52 €). Il s’agit de la totalité des allocations perçues par M. S., ce qui, selon l’arrêt commenté, semble s’expliquer par la circonstance que l’ONEm a considéré que M. S., étant requalifié comme simple cohabitant et indemnisé depuis septembre 2013, avait épuisé son capital de trente-six mois d’allocations d’insertion dès janvier 2017.

Quant à Mme R., l’ONEm a, par décision du 17 juin 2019 décidé :

  • de l’exclure du 1er mai 2017 au 16 décembre 2018 du droit aux allocations comme travailleur ayant charge de famille et de lui octroyer des allocations comme travailleur cohabitant,
  • de l’exclure à partir du 17 décembre 2018 du droit aux allocations comme travailleur ayant charge de famille et de ne pas lui accorder des allocations comme travailleur cohabitant car le droit aux allocations est limité à une période de trente-six mois pour celui-ci,
  • de récupérer les allocations indument perçues,
  • de l’exclure du droit aux allocations pendant treize semaines.

Les jugements du tribunal du travail

Ces deux décisions ont été soumises au tribunal du travail de Liège (division Liège).

Dans le litige opposant M. S. à l’ONEm, la 8e chambre a, par un jugement du 14 décembre 2021 (R.G. 19/2.669/A), confirmé la décision en ce qu’elle excluait celui-ci du bénéfice des allocations de chômage au taux chef de ménage et les octroyait au taux cohabitant à partir du 16 janvier 2017 et l’a condamné à rembourser à l’ONEm la différence entre le taux chef de ménage et le taux cohabitant pour la période retenue par cet organisme. Elle a réduit la sanction à 6 semaines d’exclusion à partir du 24 juin 2019. Elle a annulé la décision du 17 juin 2019 en ce qu’elle fait application du nouvel article 63 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage, au motif qu’il violait l’obligation de standstill consacrée par l’article 23 de la Constitution. Elle a dit pour droit que M. S. pouvait toujours bénéficier des allocations d’insertion à partir du 16 janvier 2017 aussi longtemps que les autres conditions d’admissibilité étaient réunies.

Concernant Mme R., la 8e chambre a, par jugement du 14 décembre 2021 (R.G. 19/2.670/A), dit sa requête recevable et partiellement fondée, tout comme la demande reconventionnelle. Elle a confirmé la décision en ce qu’elle excluait Mme R. du bénéfice des allocations de chômage au taux chef de ménage et les octroyait au taux cohabitant à partir du 17 mai 2017. Le jugement a validé la récupération de la différence entre les indemnités au taux chef de ménage et au taux cohabitant du 1er mai 2017 au 16 décembre 2018 mais a annulé la suppression du droit aux allocations d’insertion à partir du 17 décembre 2017, estimant qu’il s’agissait là d’une violation du principe du standstill. Enfin, le tribunal a ramené la sanction à 6 semaines et condamné l’ONEm aux dépens.

Tant l’ONEm que M. S. et Mme R. ont formé appel de ces jugements.

L’avis du Ministère public

Le Ministère public a conclu à la confirmation des jugements en ce qu’ils ont requalifié M. S. et Mme R. de travailleurs cohabitants et ont validé la récupération de l’indu pour ce qui excède ce taux. Concernant leur droit aux allocations d’insertion à partir de la date retenue par l’ONEm comme celle de leur fin, il invite la cour du travail à confirmer les jugements mais pour un autre motif, étant qu’ils n’avaient pas atteint leur trentième anniversaire lors de l’adoption des décisions querellées et pouvaient se prévaloir de la qualité de cohabitants privilégiés au sens de l’article 65, § 2, alinéa 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, en sorte que la limitation dans le temps de leurs allocations n’était pas applicable.

L’arrêt de la cour du travail

Par l’arrêt commenté, la cour du travail, après avoir dit les appels recevables, joint les causes sur la base de l’article 30 du code judiciaire.

Elle décide ensuite que, pendant la période litigieuse, M. S. et Mme R. « ne remplissaient pas les conditions pour être indemnisés en qualité de chef de ménage » et confirme les jugements en ce qu’ils ont dit pour droit qu’ils ne pouvaient être indemnisés comme travailleurs ayant charge de famille, le premier à partir du 17 janvier 2017 et la seconde à partir du 1er mai 2017 et qu’ils devaient l’être au taux cohabitant.

Elle réserve à statuer pour le surplus et ordonne la réouverture des débats pour permettre aux parties de mettre le dossier en état sur la question de savoir si M. S. et Mme R. étaient cohabitants ordinaires ou cohabitants privilégiés et sur la façon de leur appliquer l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 (ce qui implique, pour parer à toutes les hypothèses, de lister les catégories de bénéficiaires auxquelles ils ont appartenu depuis leur admission).

Concernant cette disposition, l’arrêt analysé rappelle dans ses motifs que, pour calculer la limite de trente-six mois, il n’est pas tenu compte selon l’article 63, § 2, 2°, de la période qui précède le mois qui suit le trentième anniversaire, peu importe la situation familiale du jeune travailleur pendant cette période antérieure, pour le jeune travailleur qui est considéré comme travailleur ayant charge de famille ou comme travailleur isolé, conformément à l’article 110, §§ 1er et 2, ou qui est considéré comme travailleur cohabitant, conformément à l’article 110, § 3, et satisfait aux conditions de l’article 124, alinéa 2.

La cour du travail s’interroge alors sur l’application de cette disposition à M. S. et Mme R., étant de savoir s’il faut considérer que le capital de trente-six mois d’allocations d’insertion du titulaire des allocations d’insertion a été amputé des mois où le cohabitant a travaillé, même s’il n’a travaillé qu’un jour, car le titulaire était alors cohabitant ordinaire et non cohabitant privilégié.

A supposer que ce soit la solution à retenir, il faut également déterminer si M. S. et Mme R. avaient antérieurement à leur cohabitation déjà entamé leur capital de trente-six mois ou s’ils étaient dans un des trois statuts prévus par l’article 36, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 (travailleur ayant charge de famille, travailleur isolé ou travailleur cohabitant privilégié) qui permettent de décaler au trentième anniversaire le point de départ du compte à rebours.

De même, dès lors qu’ils n’avaient pas atteint leur trentième anniversaire lors de l’adoption de la décision, s’il faut au contraire regarder quel était le statut (cohabitant ou cohabitant privilégié) de chaque membre du couple au jour de la décision litigieuse ou à tout autre moment à déterminer et clicher les droits en fonction d’un instantané.

Bien entendu, d’autres interprétations sont possibles et la cour souhaite que les parties prennent position sur la façon d’appliquer l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 dans le présent litige.

Elle précise encore que la qualité de cohabitant ordinaire ou de cohabitant privilégié a en outre une incidence sur le montant de l’indu (19e et 20e feuillets de l’arrêt).

Les parties sont en conséquence invitées à préciser clairement quels ont été les statuts (cohabitant non privilégié, isolé, etc.) successifs de M. S. et de Mme R. depuis leur admission au bénéfice des allocations d’insertion.

Intérêt de la décision

La décision de joindre les causes permet d’avoir une vision de la situation financière du couple en tant que tel, avec, depuis février 2017, un enfant.

A ce stade, la cour du travail ne se prononce pas expressément sur les appels de l’ONEm contre les décisions des premiers juges que le nouvel article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage, inséré par l’article 9, 2°, de l’arrêté royal du 28 décembre 2011, qui limite dans le temps le bénéfice des allocations d’insertion, ne pouvait être appliqué pour violation du principe du standstill. Cependant, de nombreux arrêts de cette chambre 2-A ont validé cette disposition pour des travailleurs de moins de cinquante ans lors de leur fin de droit (cf. notamment C. trav. Liège, div. Liège) 25 avril 2022, R.G. 2021/AL/542 – précédemment commenté). Les décisions rendues entre janvier et juin 2023 par les autres chambres de la Cour du travail de Liège (divisions Liège et Neufchâteau) vont dans le même sens avec une motivation plus ou moins semblable.

Les motifs de la réouverture des débats mettent en évidence le caractère peu soigné de la rédaction de cet article 63, § 2, 2°, de l’arrêté royal, susceptible donc, selon la cour du travail, de plusieurs interprétations. Or, il s’agit d’une disposition qui, dans l’hypothèse selon laquelle la limitation dans le temps des allocations d’insertion ne viole pas l’effet de standstill consacré par l’article 23 de la Constitution, constitue à tout le moins un filet de protection.

L’interprétation de cette disposition a depuis fait l’objet d’un arrêt de la Cour de cassation suite à un pourvoi de l’ONEm contre un arrêt du 2 septembre 2022 de la chambre B de la Cour du travail de Liège (R.G. 2020/AL/281).

En l’espèce, M. J. avait introduit un recours devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège) contre la décision de l’ONEm qui estimait qu’il n’avait droit qu’au taux cohabitant et avait perçu illégalement des allocations au taux isolé du 1er septembre 2015 au 3 décembre 2017 suite à une déclaration inexacte. Il ne pouvait donc bénéficier des allocations qu’au taux cohabitant au 1er septembre 2015. L’ONEm avait alors procédé à un recalcul des trente-six mois à partir du premier jour de l’ouverture du droit et en avait conclu que le jeune chômeur avait perdu tout droit à ces allocations à partir du 13 novembre 2015, en sorte que la totalité des allocations devait être remboursée à partir de cette date. Une sanction administrative de treize semaines a en outre été prononcée.

La procédure s’était poursuivie en l’absence de M. J. Le Tribunal du travail de Liège (division Liège) a, par jugement du 12 mai 2020, confirmé la décision litigieuse quant au principe d’exclusion, de récupération et à la sanction administrative. Il a toutefois décidé que le jeune chômeur ne pouvait perdre le droit aux allocations d’insertion qu’au plus tôt le 31 août 2018, en sorte que les allocations perçues entre le 1er septembre 2015 et le 3 décembre 2017 ne pouvaient être récupérées qu’à concurrence de la différence entre le taux isolé et le taux cohabitant.

L’appel de l’ONEm portait sur l’interprétation par les premiers juges de l’article 63, § 2, 2°, de l’arrêté royal.

Par un premier arrêt du 7 décembre 2021, la cour du travail a ordonné la réouverture des débats afin de permettre à l’ONEm de s’expliquer sur la conformité de la disposition litigieuse au principe du standstill.

L’arrêt du 2 septembre 2022 décide que, s’agissant à tout le moins des chômeurs dont le droit aux allocations d’insertion a débuté postérieurement à l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions les limitant dans le temps, la modification réglementaire ne violait pas le principe de standstill.

Concernant l’interprétation de l’alinéa 2 du § 2 de l’article 63, la cour du travail décide qu’elle ne peut suivre la thèse de l’ONEm selon laquelle aucune suspension n’est prévue lorsque le travailleur perd un des trois statuts (travailleur ayant charge de famille / travailleur isolé / cohabitant privilégié) avant son trentième anniversaire, ce dont cet organisme déduit que cette perte implique un recalcul des trente-six mois depuis le premier jour du droit aux allocations.

Pour la cour du travail, cette interprétation est contraire au passage suivant de la disposition : « (…) peu importe la situation familiale du jeune travailleur pendant cette période antérieure », comme le souligne le Ministère public. Il y a donc « lieu de considérer que la période antérieure au mois qui suit le trentième anniversaire, durant laquelle le chômeur justifie d’un des trois statuts protecteurs, demeure neutralisée. »

L’ONEm a formé à l’encontre de cette décision un pourvoi en cassation, qui a été rejeté par un arrêt de la 3e chambre F de la Cour du 12 juin 2023 (n° S.22.0089.F – également précédemment commenté), qui confirme l’interprétation de l’alinéa 2 du § 2 de l’article 63 adoptée par la cour du travail :

« L’alinéa 2 précité a pour but de préserver jusqu’au mois de son trentième anniversaire le droit aux allocations d’insertion du jeune chômeur qui se trouve dans une des situations familiales visées, la période de trente-six mois prenant cours au plus tard le mois suivant.

Il s’ensuit que la période de trente-six mois ne court pas lorsque le jeune chômeur se trouve dans une de ces situations familiales, jusqu’au plus tard le premier jour du mois qui suit son trentième anniversaire.

Le moyen, qui soutient au contraire que, même s’il s’est trouvé dans une des situations familiales visées, lorsque le chômeur devient cohabitant non privilégié avant son trentième anniversaire, la période de trente-six mois est calculée à partir du jour où le droit aux allocations d’insertion a été accordé pour la première fois, de sorte que ce droit prend fin immédiatement si trente-six mois se sont écoulés depuis lors, manque en droit. »

Le but de cette disposition est ainsi clairement précisé.

Cette décision de la Cour de cassation était attendue par diverses chambres de la Cour du travail de Liège. Ainsi, un arrêt de la 2e chambre G du 26 mai 2023 (R.G. 2022/AL/138) réforme le jugement dont appel ayant refusé d’appliquer l’article 63, § 2, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 tel que modifié par l’article 9, 2, de l’arrêté royal du 28 décembre 2011 limitant dans le temps les allocations d’insertion au motif que cette disposition violait l’obligation de standstill. Elle ordonne la réouverture des débats sur la question de l’interprétation du § 2, alinéa 2, de cette disposition et la fixe sine die afin de connaître le sort réservé au pourvoi de l’ONEm dans l’affaire J.

Cela étant, il subsiste, dans l’affaire de M. S. et de Mme R. ici commentée, des interrogations quant à l’interprétation de ce § 2, alinéa 2, de l’article 63.


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