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Allocations d’insertion : Abaissement de l’âge, recevabilité de l’appel et violation de l’obligation de standstill

Commentaire de C. trav. Mons, 4e chbre, 21 juin 2023, R.G. 2021/AM/394

Mis en ligne le vendredi 29 mars 2024


C. trav. Mons, 4e chbre, 21 juin 2023, R.G. 2021/AM/394

Dans un arrêt du 21 juin 2023, la Cour du travail de Mons conclut que l’abaissement de la limite d’âge pour solliciter le bénéfice des allocations d’insertion constitue une violation de l’article 23 de la Constitution et, en application de son article 159, décide d’écarter la norme nouvelle et d’appliquer celle en vigueur avant son adoption.

Faits de la cause

M. V.I.F. a terminé un bacalauréat en études graphiques le 10 février 2017, à l’âge de 23 ans et s’est inscrit comme demandeur d’emploi auprès du FOREm le 21 février 2017 à l’âge de 24 ans. Les 6 juillet et 28 septembre 2017, il a fait l’objet d’évaluations positives de cet organisme.

Le 24 octobre 2019, Il a demandé le bénéfice des allocations d’insertion à partir du 24 août 2019, ce qui lui a été refusé par une décision de l’ONEm du 31 octobre 2019, M. V.F. étant âgé de plus de 25 ans et ne remplissant pas les conditions dans lesquelles cette limite d’âge peut être reportée.

Il a introduit contre cette décision un recours devant le tribunal du travail du Hainaut division de Charleroi.

Par jugement prononcé le 19 novembre 2021, ce tribunal a dit le recours recevable et, « avant dire droit », a ordonné d’office la réouverture des débats afin que M. V.I.F. s’explIque sur les formations suivies et/ou les activités exercées entre la date de son inscription au FOREm et celle de sa demande d’allocations ainsi que sur sa situation après la décision de refus. M. V.I.F. a interjeté appel de ce jugement.

La décision commentée

1. La recevabilité de l’appel

L’arrêt analysé souligne que cet examen requiert de déterminer la nature du jugement dont appel, étant s’il s’agit d’un jugement mixte qui prononce à la fois une mesure avant dire droit et tranche une question litigieuse touchant à la recevabilité ou au fondement des prétentions.

Le tribunal statue certes sur la recevabilité du recours initial en admettant celle-ci mais cela n’en fait pas pour autant un jugement mixte dans la mesure où cette question n’était pas litigieuse et qu’en tout état de cause cette décision ne fait pas grief à M. V.I.F.

Il convient donc d’examiner si, bien que la décision ait été qualifiée d’avant dire droit par le tribunal, elle tranche implicitement une question litigieuse.

La cour du travail retient notamment, en citant G. de LEVAL (G. de LEVAL, « § 1. - Conditions » Droit judiciaire — Tome 2 : Procédure civile — Volume 2 : Voies de recours, 2e édition, Bruxelles, Larcier, 2021, p. 41) que la jurisprudence a clairement rappelé qu’un jugement mixte n’est pas appelable pour le tout « dans l’abstrait », mais que, pour pouvoir faire appel immédiat des mesures avant dire droit qu’il contient, il faut bien faire également (et concomitamment) appel d’au moins un des chefs tranchés définitivement. Or, dans bien des cas, et particulièrement quand le seul chef définitif ne concerne que la recevabilité de l’action, celui-ci n’est pas frappé d’appel, la partie demanderesse n’y ayant pas d’intérêt, ni au sens commun, ni au sens judiciaire du terme.

Analysant le jugement dont appel, l’arrêt commenté retient que, de façon implicite mais certaine, le tribunal a considéré qu’existait un recul significatif par rapport à la protection sociale antérieure et a estimé que l’ONEm justifiait, pièces à l’appui, ce recul par des motifs d’intérêt général. Bien qu’ordonnant avant dire droit une réouverture des débats, ce jugement comporte donc des chefs définitifs faisant de celui-ci un jugement mixte immédiatement appelable, M. V.I.F. critiquant notamment le fait que le tribunal ait admis, sans réel examen, les motifs d’intérêt général avancés par l’ONEm.

La cour du travail suit l’avis du ministère public qui, sur l’analyse de l’obligation de standstill prévue par l’article 23 de la Constitution, a considéré que le tribunal avait statué par des motifs décisoires sur les deux premières étapes du raisonnement, étant (i) la vérification de la justification de ce recul par un ou des motifs d’intérêt général et (ii) l’examen de la proportionnalité de la mesure par rapport à l’objectif poursuivi, considérant qu’il existait un recul significatif par rapport à la protection sociale antérieure, l’ONEm justifiant, pièces à l’appui, ce recul par des motifs d’intérêt général. Or, M. V.I.F. critique ces motifs.

La requête d’appel contre ce jugement mixte, introduite dans les formes et délais légaux, est donc recevable.

2. Le fondement de la requête d’appel

L’arrêt analysé dresse d’abord un aperçu historique de la possibilité pour les jeunes de bénéficier d’allocations sur la base des études, qui existe depuis 1945. Au départ, les jeunes ayant terminé des études étaient assimilés aux travailleurs cotisants ; puis un arrêté royal du 30 mars 1982 a rompu avec cette assimilation. A mesure que le montant des allocations d’attente s’écartait à la baisse de celui des allocations de chômage, les conditions d’admission au bénéfice des premières ont été élargies, notamment quant à la condition d’âge.

L’arrêt examine ensuite la modification dont la constitutionnalité est questionnée en l’espèce depuis la modification de l’article 36 de l’arrêté royal organique par l’arrêté royal du 30 décembre 2014.

a) La cour dégage d’abord les principes concernant l’article 23 de la Constitution et l’obligation de standstill, en rappelant que le Constituant a voulu consacrer des droits fondamentaux qui, même s’ils n’étaient pas encore formellement intégrés dans la Constitution, déterminaient « déjà largement notre comportement juridique » et faisaient partie « des règles de vie communément admises ». Pour la cour, leur principale caractéristique, au regard des droits et libertés déjà consacrés par la Constitution, est qu’ils impliquent des obligations positives dans le chef des pouvoirs publics, qui doivent contribuer de manière active à la concrétisation du droit ou de la liberté en question (Révision du titre II de la Constitution, par l’insertion d’un article 24bis relatif aux droits économiques et sociaux, Développements, Doc. Parl., Sénat, S.E. 1992-1993, n° 100-2/3°, pp 2-3 ; voy. ég. I. HACHEZ, « Le principe de standstill dans le droit des droits fondamentaux : une irréversibilité relative » R.B.D.C., 2007, p. 69).

Elle ajoute, renvoyant à l’avis de l’Avocat général, que cette disposition doit inciter les pouvoirs publics à prendre des normes en vue de promouvoir le bien-être et l’épanouissement des citoyens (14e feuillet).

La volonté a été d’assurer un seuil de protection minimale et ces droits n’ont pas d’effet direct. Un recul du niveau de la protection reste possible pour autant qu’il soit justifié. L’arrêt cite des passages des travaux préparatoires de cet article 23 (15e et 16e feuillets).

Ainsi que le soulignent encore les conclusions de l’Avocat général, ce large pouvoir d’appréciation conféré au législateur a pour corollaire l’obligation pour ce législateur (et par extension également l’autorité réglementaire), d’une part, d’agir de façon raisonnable et mesurée et, d’autre part, de motiver et de documenter formellement son appréciation afin qu’un contrôle judiciaire de celle-ci soit possible (16e feuillet).

b) L’arrêt expose ensuite comment la cour du travail conçoit le contrôle du respect de cette obligation, rappelant le raisonnement dégagé de longue date par la doctrine et la jurisprudence ainsi que les règles relatives à la charge de la preuve. Il épingle l’arrêt de la Cour de cassation du 14 septembre 2020 (S.18.0012.F), qui a fait l’objet de plusieurs publications et commentaires (voir notamment sur www.terralaboris.be au verbo chômage/suppression dégressivité/allocations d’insertion/fin de droit)

Il convient donc de vérifier si M. V.I.F. appartient à une catégorie de personnes ayant subi un recul significatif, ce qui est le cas en l’espèce même s’il n’a pu être surpris par cette modification dans la réglementation.

Il faut ensuite vérifier si l’autorité réglementaire démontre (i) que ce recul est justifié par des motifs d’intérêt général et (ii) que la mesure litigieuse a un caractère approprié et nécessaire à la réalisation desdits motifs et à la proportionnalité.

Sur l’existence de motifs d’intérêt général, la cour du travail reprend encore les conclusions de l’Avocat général, qui a donné des exemples de motifs reconnus comme tels par la Cour constitutionnelle.

Elle reprend ensuite les motifs invoqués par l’ONEm étant :
• de réaliser des économies en vue d’assurer l’objectif budgétaire ;
• de favoriser l’insertion des jeunes sur le marché du travail en décourageant les éternels étudiants.

Ces motifs relèvent de l’intérêt général, l’arrêt citant en ce sens diverses décisions de cours du travail francophones ainsi qu’une décision en sens contraire de la 9e chambre de la Cour du travail de Mons.

Sur le caractère approprié et nécessaire à la réalisation des motifs et à la proportionnalité, la cour relève que l’auteur du projet n’a pas mis à profit la rédaction d’un Rapport au Roi pour justifier les mesures en projet au regard de l’obligation de standstill, comme le recommandait le Conseil d’Etat dans son avis n°56.907/1. Cela n’empêche pas les juridictions du travail de prendre en compte les éléments invoqués a posteriori mais le contrôle exercé par celles-ci sera nécessairement plus strict.

La cour conclut des éléments neufs que la mesure querellée était effectivement de nature à contribuer au premier objectif général invoqué, étant l’assainissement des finances publiques, et que l’ampleur de l’économie a fait l’objet d’une évaluation avant et après son adoption.

Par contre, elle considère que le caractère approprié de la mesure prise à l’égard de l’objectif d’encourager la participation des jeunes au marché du travail n’est, « même à ce stade », aucunement documenté par l’ONEm, précisant qu’il n’est même pas démontré « qu’elle ait fait l’objet d’un examen concret et sérieux au regard de l’objectif allégué d’insertion professionnelle des jeunes ».

Or, poursuit l’arrêt analysé, « à défaut pour la cour de pouvoir identifier le moindre élément précis et concret de justification de la mesure au regard en particulier de l’objectif allégué d’insertion des jeunes sur le marché du travail », il est concrètement impossible d’opérer un contrôle de proportionnalité, même marginal de la mesure.

En conséquence, la mesure litigieuse Dans un arrêt d
Dans la mesure où il n’était par ailleurs pas contesté que seule la condition d’âge faisait obstacle à l’admission de M. V.I.F., l’arrêt condamne l’ONEm à lui verser les allocations d’insertion à partir du 24 août 2019 à augmenter des intérêts.

Intérêt de la décision analysée

Cette décision présente un intérêt tant sur la question de la recevabilité de l’appel que sur son fondement.

Sur la recevabilité de l’appel

Pour vérifier la violation éventuelle de l’article 23 de la Constitution par une réglementation, le contrôle du juge s’opère par étapes (cfr en ce sens notamment J.F. NEVEN, « Les droits sociaux et l’article 23 de la Constitution : une jurisprudence sous tension », Pli Juridique, 2021, n°55, pp 32-40 et plus spécialement n°8 à 13), il faut vérifier l’existence d’un régression significative puis la justification de cette régression, ce qui repose sur trois exigences : (i) le recul doit être justifié par un ou plusieurs motifs d’intérêt général, (ii) la mesure régressive doit être nécessaire au regard de ce ou ces motifs tout en étant la voie la moins attentatoire au droit fondamental préjudicié et (iii) la mesure doit passer le test de proportionnalité au sens strict, qui consiste à comparer les préjudices pour les bénéficiaires du droit impacté avec les avantages escomptés par l’auteur de celle-ci.

Des décisions susceptibles de préjudicier au chômeur sont donc susceptibles d’être prises par le juge à ces différentes étapes et il est important de ne pas s’attacher à la qualification de ‘décision avant dire droit’.

Sur son fondement

La jurisprudence des Cours du travail de Liège (division Liège et Namur) et de Bruxelles (chambres francophones) sur la question a fait l’objet de commentaires précédents. Celle des tribunaux (Liège et Hainaut div. Tournai) est également accessible (voir notamment le site www.terralaboris.be ). Il manquait une décision de la Cour du travail de Mons et cet arrêt, minutieusement étayé avec de nombreuses références à l’avis conforme du Ministère public, vient combler cette lacune et permet de connaitre ainsi la position de cette juridiction (4e chambre) sur la délicate question du standstill appliquée à la matière.


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